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Full text of "En Sibérie"

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i 



DEC tt 1899 
THE SLAVIC COLLECTION 



I 



(CUh ot 1887.) 



Receivedlfc^^ 189^. 



I 



l^arbarl] Collese librarg 

GIFT OF 

Archibald Cary Coolidge, Ph.D. ^i 



f \ 



S-£cu-v— '36 <y..A 



JULES LEGRAS 



En Sibérie 



Ouvrage accompagné d'qne carte hors texte 
et de gravures, d'après des photographies de l'auteur 




) .' 



*^ 






Armand COlill & C'% Editeurs 

Paris, 5, rue de Mézières 



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"Â 






En Sibérie 



DU MÊME AUTEUR 



FORMAT GRAND IN-18 

> la Sprée, par ud Béotieo 

le. (Ouvrage couronné par CA 



FORMAT GRAND- m-8 

poète. {Ouvrage couronné pi 
Varcelin Gtiérin) 



à part, sur papier impérif 
. numérotés de En Sibérie, 
es sont mis en vente au prix 



- Imp. Padi. BRODAKD. — K 






® 



JULES LEGRAS 



En Sibérie 




Armand Colin et G^, Editeurs 

Paris, 5, rue de Mézières 

1899 



Tous droits réservés. 



3 
SEP 26 n 



■s 



,1 






A MON AMI 



HILARION GALAKTIONOVITGH KOROLENKO 



ET 



A TOUS CEUX QUI M ONT RENDU SI DOUX 



MES DEUX VOYAGES EN SlBERIE 



^.^^^^ h;^***^**^"^ i 




AVANT-PROPOS 



Ce livre n'a pas la prétention d'être autre chose 
qu'un journal de route en Sibérie. La monotonie, 
je le sais, en est grande; mais que pouvais-je faire 
pour corser mes impressions sans en dénaturer la 
franchise? J'ai -visité deux fois la Sibérie. Dans 
un premier voyage, entrepris à l'automne de 1896, 
j'ai suivi l'ancienne route de la Kama; j'ai pris à 
Perm le chemin de fer de l'Oural qui m'a permis 
de visiter sans fatigue Ekaterinbourg et Tioumen. 
De là, je suis parti en voiture pour Omsk, afin de 
trouver, chemin faisant, l'occasion de voir de près 
les villages des anciens colons sibériens. Arrivé à 
Omsk, j'ai pu entreprendre une excursion dans la 
plaine kirghize auprès des colons russes nouvelle- 
ment installés. Je suis alors revenu en France 
pour quelques mois. Certes, ce premier voyage en 
Asie m'a laissé de profondes impressions, et j'aurais 
pu en noter quelques-unes dans ces pages. Mais, 



'.>* 






a. 



^ 



AVANT-PROPOS IX 

prétendu à ce titre : il rappellera souvent ceux de 
MM. Boulangier, Cotteau et Meignan qui m'ont 
devancé en Sibérie. Toutefois, on remarquera, 
. entre ces voyageurs et moi, des différences nota- 
'bles dans le ton général, et jusque dans la peinture 
des mêmes villes et des mêmes contrées. La 
raison de ces divergences est simple : ces voya^ 
geurs avaient abordé la Sibérie sans préparation; 
pour ma part, au contraire, je connais dès long- 
temps la Russie d'Europe, ses coutumes, ses 
besoins, ses aspirations et sa langue. Je n'ai donc 
plus, comme eux, la faculté de m'extasier devant 
un samovar ou devant les zakouski d'un dîner 
russe : en revanche, je suis à même de causer 
avec une foule de gens simples qui ne savent pas 
le français et que, par suite, ces touristes eussent 
négligés. Aussi bien, la différence est-elle essen- 
tielle entre le but de ces voyageurs et celui que 
j'ai poursuivi. Ils sont venus ici pour se promener; 
je suis venu au contraire remplir une mission du 
ministère de l'Instruction publique et poursuivre 
une délicate enquête. 

L'histoire de cette enquête est assez curieuse, 
car, purement ethnographique au début, elle a 
bientôt pris un caractère social. Mon Idée primi- 
tive était d'étudier la pénétration réciproque des 
Russes et de quelques populations mahométanes 
qui vivent côte à côte avec eux dans la Sibérie 
occidentale. Mais, à la suite de ma première 



AVANT-PROPOS 

lonnu que ce n'était là qu'un cas 
rand problème, celui du peuple- 
sse. J'ai donc, dans mon second 
lout mes recherches sur ce mou- 
'émigration qu'a suscité le Trans- 
tion réciproque des anciens Sibé- 
voisîns mahomélanS, bouddhistes 
us, en effet, maintenant, qu'un 
: avec la construction du chemin 
ms se sont profondément modi- 
ue l'on a brusquement crevé la 
: l'Europe de l'Asie, c'est le flot 
rtui!bat«ur qu'il convient surtout 

i pas cette étude dans ces pag'cs 
I sont qu'une préface un peu 

Sur la question précise que j'ai 
bientôt publier un travail d'en- 
adressera pas, sans doute, à un 
ié que celui d'une relation de 
t ce carnet d'étapes préparera la 
ence. Outre la physionomie des 
, que je ne pourrais décrire dans 
îvère, on trouvera ici des détails 
■mprendre la difficulté que pré- 
e précise dans ce grand pays du 
bérie. Car, il faut le dire bien 

remuer des colères passées, au 
ilir nettement les positions, en 



fr 



!:<c 



AVANT-PROPOS XI 

Sibérie, dans certaines classes de la société, on 
ment, on ment avec délices, le plus souvent sans 
intérêt, par habitude, par désœuvrement, pour 
Tamour de Tart. Si je mets à part les amis qui 
m'ont fidèlement renseigné, je pourrais compter 
sur les doigts les hommes que je n'ai pas surpris 
çn flagrant délit de tromperie. Ah! l'ofifensant et 
inutile flot de mensonges! On ment derrière moi 
sans se douter qu'un miroir me trahit l'imposteur; 
on ment à côté de moi, sans se douter que j'ai 
l'ouïe fine et saisis les apartés; oif ment en ma 
présence, sans se douter que j'ai en mains la 
preuve écrite de la duplicité. Ils mentent avec 
naïveté, avec raffinement, ou avec cynisme, selon 
les cas; ils mentent avec une caresse des yeux et 
de la main. Certains m'enlèvent cette noble con- 
fiance qu'un homme de nos pays a dans un homme 
de son rang, et, quand ils me racontent un fait ou 
bien me citent un chiffre, ils me forcent à me dire : 
« Dan3 quelle mesure cet homme dénature-t-il la 
vérité 1 » On comprendra dès lor» la difficulté -de 
toutes recherches précises et la prudence que l'on 
doit montrer ici dans ses jugements et dans ses- 
conclusions... 

La forme dispersée d'un journal de route cha^ 
grinera quelques lecteurs; on regrettera peut-être 
que, devenu par mes études, familier avec la 
Sibérie, je n'aie pas cherché dans ces pages à en 
donner une image nettement et brièvement résu- 



orie au smenen, et 
dans les faits. Ne 
Sibérien est ud être 
est développé libre- 
ifamant du servage, 
religieuse? C'est, je" 
çue que j'ai pour la 
expérience m'a bien 
près fausse. Nulle 
e constant du Sibé- 
me découvrir d'élé- 
que spécial. A part 
tant guère de diffé- 
3nts correspondants 
guère rencontré ici 
, plus brutaux, plus 
morale et à la relî- 
issance physique de 
sont la plupart des 
i ces paresseux, les 
route, et ces arro- 
je la conquête pro- 
iur chacune de ses 
ssées. Or ces carac- 
liqués par la iitti- 
u fond de la laïga 
ration perpétuelle, 
s impurs qui ont 






AVANT-PROPOS XIII 

troublé la Russie d'Europe, assassins, voleurs, 
vagabonds, filous, — ces tristes caractères que 
manifeste une grande partie de la population sibé- 
rienne, n'ont rien d'essentiel, d'original ni de fixe. 
Lorsque le Gouvernement russe comprendra que 
pour régénérer ces hommes, il ne suffit pas de 
leur bâtir des églises, mais qu'il faut cesser de 
leur envoyer tous les criminels dont l'Europe ne 
veut plus, nul doute alors que l'ancienne popula- 
tion sibérienne, d'ailleurs bientôt noyée dans le flot 
des émigrauts, ne vienne à s'amender. Ses vices 
actuels ne doivent donc pas nous arrêter; ils sont 
trop flottants, trop fortuits pour servir de base à 
une étude du caractère sibérien. 

En outre, la Sibérie, lorsqu'on la pénèfre, appa- 
raît si diverse, qu'il serait téméraire d'appliquer à 
toutes ses provinces une même formule. Entre les 
forêts noyées du gouvei:nement de Tobolsk, et la 
steppe kirghize presque privée d'eau potable; entre 
les districts fertiles de Barnaoul et de Minousinsk, 
et les terres médiocres du district de Tomsk; entre 
les grasses vallées* occupées par les Bouriates, et 
les plaines marécageuses du bassin de l'Amour, les 
différences sont si profondes, que la vie et le carac- 
tère des habitants que l'on y rencontre ne peuvent 
guère présenter de traits communs. Par suite, 
essayer de les grouper dans un bref tableau, c'est 
se condamner- à négliger leurs traits vraiment dis- 
tinctifs pour ne retenir que ce qu'il y a de plus 






et la grossièreté. Yoilà 
tde parler de la Sibérie 
;, et de caractériser les 
par exemple, caracté- 
Danoia. 

stinguer dans ce livre 
re la première et la 
ins faire attention aux 
es, souvent arbitraires, 

séparer la Sibérie en 
cisbaïkalienne , et la 
à& première partie, la 
sent, est précisément 
îteppe ou forêt, et où 

se rapprochent le plus 
18 la Hussie d'Europe, 
1 portent le plus volon- 
ilus aisément des hori- 
eur village natal. C'est 
ne suis senti le plus à 
un caractère purement 
quel je le poursuivais 
ige d"un milieu russe 

irliange. Sans compter 
inhospitalière Trans- 

iélle de l'exploitation 
amélioration durable, 

9 offre des caractères 



AVANT-PROPOS XV 

nouveaux. La nature du sol, le régime des eaux, 
la faune et la flore présentent des différences 
essentielles avec là Russie. Ces plaines, inondées 
périodiquement à la fin de Tété, ne sont plus des 
terres à seigle, mais des terres à maïs; ces pâtu- 
rages plantureux ne sont plus accessibles à des 
milliers de bêtes à cornes, car* les troupeaux y 
sont régulièrement fauchés par des épizooties. De 
plus, la grande route qui traverse la contrée, 
c'est-à-dire le fleuve lui-même, suit la frontière 
chinoise. Dès lors, la colonisation ne présente plus 
seulement ici un caractère social et agricole, mais 
en outre un caractèrp politique. C'est qu'en eflet, 
pour faire face à la Chine, il faut à la Russie -des 

■m - . 

hommes en ces parages, non pas seulement des 
soldats comme ceux qu'elle accumule à Vladi- 
vostok , mais aussi des agriculteurs , gardiens 
inconscients de la frontière contre l'invasion 
jaune. Voilà pourquoi, dans cette seconde Sibérie, 
si différente de l'Europe, presque tout est organisé 
par les soins du Gouvernement, désireux d'y créer, 
fût-ce artificiellement, un courant d'immigration. 
En deçà du Baïkal, les colons travaillent pour 
eux-mêmes et par eux-mêmes; au delà du rempart 
de la Transbaïkaliç, ils sont presque exclusive- 
ment dirigés par le Gouvernement. On ne saurait 
donc s'étonner que cette seconde partie, moins 
accessible à mes habitudes et à mes goûts, m'ait 
moins séduit que la première, et que j'aie parlé 



5 tendresse de la Cisbaïkalie, où j'ai 
)sque partout cet horizon de plaines, 
i, ces bouleaux et ces trembles, que 
yeux en écrivant ces lignes dans un 
lé au cœur même de la Russie, 
lorsque je me recueille et reviens par 
;ette immense terre de Sibérie, j'oublie 
ans et ces critiques. Ce pays n'est pas 
B l'on peut comprendre par un seul 
aison, car la raison y est trop souvent 
'est pas avec nos préventions d'Occi- 
invienl de l'aborder. 11 faut, oubliant 
i-pensée, se laisser glisser durant des 
t des semaines, au courant lent de ses 
ères paresseuses, n'observant sur leurs 
I décor que celui de l'immuable forêt 
it laisser son regard errer nonchalam- 
î steppes neigeuses que le soleil cou- 
rtes roses; il faut se réjouir naïvement 
lie, de l'adorable ûoraison que le prin- 
ne follement, en prodigue, aux replis 
us de la terre vierge, ces fleurs multi- 
irea, ces grands lis jaunes, ces orchi- 
ques, ces églantines qui viennent s'épa- 
lu bord du cbemin, comme un sourire 
ni passent; — et, lorsqu'on aura joui 
de toutes ces splendeurs, lorsqu'on 
es revers, aussi, ces fleuves énormes 
s, ces forêts envahissantes et indes- 



AVANT-PROPOS XVII 

tructibles, ces fleurs qui ont toutes les grâces, mais 
qui n'ont point de parfum, on se sentira pris alors 
d'une tendresse pour le colosse que l'on aura senti 
triste jusqu'en ses séductions. On sera mûr alors 
pour l'étudier, car, pour approcher les déshérités, 
il faut leur apporter un peu d'amour. Eh bien, 
j'aime de cette tendresse grave l'informe Sibérie : 
puisse cet aveu servir d'excuse aux naïvetés de ce 
carnet de roule. 

PétroTskoyé, aiir la Zoucha, 6/IS oclobhe 1S98. 



rji.\ oIBERIE 



Tcbéliabinsk. 

LES ÉMIGBAKTS. — LE CHEMIN DE FER. — OMSK, — BARNAOUL 

/ 7 mars. — Après six jours de lent voyage depuis 
Moscou, je suis arrivé ce matin à Tcbéliabinsk, la sla- 
Uon frontière entre la Russie et la Sibérie, la porte 
par laquelle le grand chemin de fer pénèlre en Asie. 
La gare est petite, beaucoup trop petite, comme la 
plupart de celles de cette phénoménale ligne nou- 
velle; en celte saison, elle ne peut contenir tout le 
monde, car le volume de chaque voyageur est doublé 
pard'énormespelisses.Sauf cet inconvénient, inconnu 
en Russie, rien ne vous annonce que vous avez quitté 
l'Europe. Le train qui vous a atnené traîne depuis six 
jours, en même temps que vous, quelques dizaines 
de voyageurs que vous avez vus descendre à chaque 
buffet important, et avec qui, pcut-Ctre, vous avez 
fait déjà vaguement connaissance ; il traîne également 
Tes journaux que vous avez achetés il y a une semaine, 
au départ de Moscou. Vous assistez donc, à Tchélia- 



Lion de fourn 

déballage d( 
ans toutes le 
iidrait du noi 
mais c'est ei 
i l'oreille; lo 
nal ici qu'à I 
imara.On cil 
mes d'où ém 

des inoncea 

coins; on s' 
snlanée du til 

du télégrap 
is aurez fait t 
, de sacs et d 
» place. En S 
un pour soi.. 

d'un garçon 
léjcuner : la 
morceau de 
ôtelelle, en russe, 
le poursuit depuis 
'à Vladivostok (et 

prends un bateau 
i toutes les stations, 
3ua les paquebots, 

avec des petits os 

à la crème. Les 

ceux qui ne coû- 

d'haleine en voi- 
né des colossales 
te au restaurant, 
es et pâtés garnis 






î^^iJ^-^r^: 



TCHÉLIABINSK 3 

qui possèdent les plus grandes quajités nutritives, 

tout en n'exigeant que le moindre effort des mâ- 

' choires... Oh! la cuisine passive du restaurant russe! 

^que donnerais-je pour un bifteck français assurant 

l'activité des molaires ! 

La ville n'est qu'à une lieue de la gare; c'est une 
promenade en ce pays. Des traîneaux sont là, se 
détachant tout noirs sur le fond de neige du paysage 
éblouissant; en un clin d'œil, l'unr d'eux m'enlève 
avec mes deux valises, mon fusil et mon appareil 
photographique. J'ai roulé autour de moi la pelisse 
de mouton qui recouvre mon grand pardessus ouaté, 
et aussitôt le trotteur velu s'est élancé. Après une 
semaine passée dans un wagon surchauffé, c'est une 
joie sans égale que de glisser à tt)ute vitesse dans l'air 
pur. Il fait une trentaine de degrés au-dessous de 
zéro, mais pas un souffle de vent. La respiration, 
instantanément congelée, se dépose en givre blanc 
sur la fourrure de mon col relevé; mais j'ai bien 
chaud derrière cet abri, et, seul», mes yeux perçoi- 
vent le vivifiant picotement du froid. 

Tchéliabinsk est enfouie dans une dépression que 
l'on découvre après avoir dépassé un bois de bou- 
leaux, et l'aspect en est charmant, dans ce décor de 
neige, d'où émergent les dômes bariolés des églises. 
Grâce à l'influence du chemin de fer, là petite ville 
possède déjà des hôtels, et je m'installe dans le plus 
propre, où l'on m'offre une petite chambre 'meublée à 
l'allemande, avec une pointe de confort : une vraie 
couchette de lit en fer (sans draps, bien entendu : 
chacun, ici, voyage avec sa literie), un guéridon, des 
fleurs artificielles dans des vases, et deux ou trois 
chaises recouvertes de velours. Que nous sommes 



EN SIBÉRIE 

limenîaires auberges que nous 
i cinq ou six ans à peine, les voyi 
En revanche, il ne faut guère ce 
e des domestiques; vous ne trou 
: chez eux que paresse et gross: 
s incommodités qui pèsent le pli 

pays neuf. 

ques années, Tchéhahinsk n'élaît c 
ade : la construction du chemin 
me importance qui croît de jour er 
aie ignorée, placée d'ailleurs en c 
: voie du transit, elle est devenue 
ie ligne d'un énorme ruban ferré, 

en Sihérie et tout ce qui en soi 
ation chez elle : les voyageurs 
Lrain, les marchandises pour atf 
xpédition. Aussi, les encombremt 
tuels : à l'heure présente, le chargi 
•00 wagons est entassé sous des ha 
irdenl la voie; il faudra plusieurs 
■ un pareil stock, et précisémei 
Voies de communication vient d'à 
T en personne aux moyens de débl 
solution de ce problème n'est pas 
ligne de Sibérie ne fonctionne e 
anière provisoire, on pourrait, at 
ilérer sans difficulté le transpoi 
1 : il suffirait d'ajouter à cet efl 
train supplémentaire par jour. M( 
! n'est pas en Sibérie, mais en Et 
as arrêts : à partir de Tchéliabin 

même encombrement s'est reproduite 



CHÉLIABINSK 5 

lest se ralentit sur la li|i;ne de 
cette ligne est, en effet, au tra- 
lupée à chaque instant par des 
3 partie du voyage, qui offre au 
jolis coups d'œil que je sache 
brt les ingénieurs. Les pentes y 
!9 courbes et les striions rares : 
printemps, le dégel ; à l'automne, 
gâls. 11 est, par suite, impossible 
lins ou d'augmenter le nombre 
composent. La ligne de Sibérie 
l'office d'un entonnoir dont la 
vers la Russie : elle entasse les 
!s-ci ne s'écoulent que lentement 
lie elles sont destinées. 
é, c'est-à-dire d'Europe en Asie, 
larchandises, mais une certaine 
irs, que le retard menace. Que 
! Ce sont des paquets de hail- 
des choses : je veux parler des 
rants russes qui prennent leur 
e Invasion et retournent cultiver 
les Peuples. Tchéliabinsk est leur 
. C'est là que pour la première 
ours, on s'occupe d'eux sérieu- 
ler, les nourrir, les chauffer, les 
r leurs passeports. Remarquez 
I colonisation de l'Asie par des 
au début, le plus fort argument 
r justifier la construction du 
m; les émigrants sont les seuls 
Sibérie puisse compter d'une 
t les seuls qui ne la quitteront 



remplies, les seuls 
ludire, y sèmeront 1; 
à qui l'entrée de la 
armalités. C'est que 
Tayé des proporU< 
suvemenl des [layst 
! deux ou trois ce 
é constituer un péi 
il a craint que le p 
f élever, et que les 
Ichiki, à demi ruin 
ombre de puissanct 
ous les meurl-de-fa 
es à vil prix s'en -ail 
a donc décidé que 1 
is permissions dâmt 
lissions que l'on " 
r causer des colon: 
m voyage. 



é du point, d'émign 
:e Arkhipof; c'est à 
s avoir fait sa conna 
re poivl qu'il admi 
e â la fois doux et 
1er quelques minul 

e k ses difficiles fc — 

charité et de dévouement, 
iuquel d'autres ne résistent 
ins, n'ont ni abattu son cou- 



;•* 



TCHÉLIABINSK 7 

rage ni endurci son regard. Secondé par .sa femme, 
infatigable autant que lui, il incarne avec elle, au 
seuil de la Sibérie rude et égoïste, ce qu'il y a de meil- 
leur dans notre civilisation : la charité active. Dans 
cette Russie apathique et résignée. Tune des qualités 
les plus touchantes qu'il m'ait été donné de rencon- 
trer, c'est le dévouement aux humbles. Chaque fois 
que j'ai vu s'abattre sur ce pays quelque fléau, famine, 
épidémie, tourments et misère de l'émigration, j'ai 
constaté qu'il faisait lever comme une moisson ^e 
modestes sacrifices personnels. Ce qu'il y a de hâtif et 
de rudimentaire encore dans l'organisation sociale de 
la Russie fait que les caractères s'y révèlent plus net- 
tement : les occasions y sont nombreuses, sans doute, 
d'être indigne sans mesure; mais, en revanche, elles y 
sont fréquentes de se donner tout entier à une œuvre 
que Ton croit bonne et à laquelle, bien plus que chez 
nous, on a conscience d'imprimer quelque chose de 
soi-même. Certes, je connais assez la Russie pour 
n'être pas aveugle, sur ses défauts ; mais cette émi- 
nente qualité que je signale est un des plus puissants 
attraits que présente pour moi l'étude de sa vie sociale. 
Les fonctions de commissaire d'émigration sont mal 
définies, comme la plupart de celles qui, en Russie, 
ne portent pas un caractère purement bureaucra- 
tique : c'est ce qui en fait le charme. Ce service a 
quelque chose de plus intime que tous les autres; 
j'oserai même dire qu'il a quelque chose de sacré. 
Lorsque, ep effet, on agit dans un état social bien 
établi, il semble qu'on porte moins la responsabilité 
du bien et du mal que l'on y crée'. Au contraire, l'homme 
qui se trouve, dans une société encore incertaine, 
placé en face de plusieurs milliers d'émigrants, a 



EN SIBÉRIk: 

ge d'âmes. Ils s'adressent à 
les, ignorants : c'est de lui > 
ielleraent el moralement. Ci 
I entreprend par là de créer 
de la place qu'il leitr assigne 
e leur famille : s'il parvient 
I favorable, c'est peut-être le 
dire le bonheur modeste, qu'i 
:ontraire il les inslalle dans uni 
nne ni à leurs aptitudes, ni i 
les condamnera par là mê 
: misère au champ natal, ou 1 
1 proie à l'hostilité des homii 
s l'immense pays, qui déjà \ 
, et s'en défendre. Quelle com 
'ice, quelles difficultés multi 
ussi, qui veulent être prises en 
part ordonne la loi, faite pa 
lu courant des détails de l'en 
L des considérations fmancièi 
1 part s'étalent les préjugés, ] 
et l'imprévoyance des nou' 
ies qualités de pure abnégati 
jien peu, en ce poste, s'en 
dépourvus. 



•ation de Tchéliabinsk occupe ur 
; grandes constructions en poutres 
lées parmi les bouleaux blancs, sui 
des dortoirs, des réfectoires, des 



LES ÉMIGRANTS 9 

infirmeries, des cuisines, une salle de bains. Plu- 
sieurs heures se passent à examiner en détail ces ins- 
tallations, à questionner de-ci de-là les émigrants 
rencontrés, et à observer le va-et-vienl des sollici- 
teurs que reçoit le commissaire. En cette saison, Térai- 
gration proprement dite n'a pas encore commencé : 
on n'attend guère le premier lot de colons que dans 
une quinzaine, lorsque le dégel se sera affirmé en 
Russie. Les paysans qui, à cette heure, sont campés à 
Tchéliabinsk, sont des retardataires de Tété dernier, 
ou bien des retournants^ à qui le premier essai a déplu. 
Cependant quelques dortoirs sont pleins. Figurez-vous 
une grande salle oblongue, autour de laquelle court, 
à m. 80 du sol, une espèce de table légèrement 
inclinée, large d'au moins deux mètres. Cette table 
(nary) sert à la fois de siège et de lit aux locataires de 
la pièce. L'installation n'a rien d'original, c'est celle 
qui est adoptée dans les corps de garde, dans les 
asiles de nuit et dans les prisons. Seulement, ici, l'en- 
combrement est considérable, et surtout paraît tel à 
cause des innombrables bagages étalés pêle-mêle sur 
la planche à côté de leurs propriétaires. Au dehors, 
le froid est très vif, malgré le grand soleil; aussi, dès 
qu'on ouvre la porte du dortoir, s'en échappe-t-il, 
comme d'une étuve, un nuage de vapeur. La pièce est 
sombre ; la chaleur y est suffocante, et l'air extrême- 
ment pénible à respirer. On distingue, dressés, assis 
ou étendus sur les nary, des corps à demi nus, dans 
un pêle-mêle lamentable. Les enfants sont, pour la 
plupart, vêtus seulement d'une chemisette qui leur 
tombe aux genoux; les hommes portent un pantalon 
et une chemise-blouse, sur laquelle ils endossent, 
pour sortir, la lourde pelisse en peau de mouton ; les 



EN SIBÉRIE 

! soDt vêtues d'une chemise 
Les paysans russes' adorent 
nte comme celle qui règne i( 
frenl chaudement; mais, dai 
nettraient volonlier^ tout nu: 
nd silence se fait, interroni] 
iflements, des accès de toux 
de nouveau-nés. Les homm 
. regardent curieusement; qu 
entes, elles interrompent à 
e. Sur la table fraternelle où 
ent côte à côte, gisent d'indes' 
Ions. De toute cette vie amoi 
lisère se dégage une odeur 
■end à la gorge. 
t, patiemment, nous continu 
il pas mon intention d'ent 
techniques sur l'émigration; 
ins quelques semaines, sur ci 
croisent à celte heure un 
Tés, l'animation sera sans fi 
qui viennent en Sibérie par cl 
le se présenter à Tchéliabinçk : l'an dernier, ils 
203000... Yous faites-vous une idée de l'a 
le présente une telle armée de miséreux, < 
a souffrance, de toutes les maladies qiTel 
ivec elle, et de tans les dangers auxquels Te; 
la fatigue et le dénûment?... 



1/ mars. — J'ai repris le train, le train lent ( 
. Tout le monde sait le confort que préseï 






LES ÉMIGRANTS- Il 

tent les wagons russes : or, les wagons sibériens sont 
meilleurs encore. Non seulement vous y trouvez les 
commodités ordinaires des trains à couloirs, mais 
encore vous y avez droit à une couchette pour passer 
la nuit : ne doit-on pas, en effet, quelques égards 
aux malheureux qui s'enferment durant huit à dix 
jours dans la machine roulante * ! En outre, le train 
sibérien présente une physionomie à part; Sans doute, 
vous ne trouverez guère d'agrément dans la première 
classe, encombrée par les employés de toute sorte, 
ingénieurs, contrôleurs, chefs de train, par tous ceux, 
en un mot, qui, circulant gratuitement, ont une cas- 
quette suffisamment galonnée pour ne pas craindre 
une semonce d'un inspecteur imprévu, — dans cette 
première classe où vous n'êtes jamais à l'abri d'une 
irruption d'employés sans gêne, fumant, causant 
bruyamment, malgré vos protestations, et «'inquié- 
tant peu de troubler la dixième nuit d'un malheureux 
voyageur, pourvu qu'ils parviennent gaîment à la 
station où les appelle leur service. Mais, en deuxième 
classe, et, si j'en puis juger, en troisième et en qua- 
trième, la vie est tout autre : il y règne cette cordia- 
lité à laquelle les Russes n'échappent guère, s'ils n'ont 
pas sur la tête la casquette ornée de la petite plaque 
du tchinovnik. Me voici donc en deuxième classe. A 
peine casés, on se questionne : « D'où venez-vous, où 
allez-vous? » On sait que l'on vivra côte à côte pluT 
sieurs jours de suite- il faut bien faire connaissance. 
Alors on prend ses aises, on s'installe. Le wagon est 



1. Depuis le printemps de 1898, il existe un train de luxe qui 
va de Moscou à Tomsk en six jours au lieu de douze. Le succès 
en a été si rapide que, de bimensuel, il est devenu bihebdo- 
madaire. 



BN SIBERIE 

)oxes (jui donnent directement sur un cou- 
, et dont les cloisons ne s'élèvent pas jus- 
)nd ; il ne présente donc pas une' série de 
cnts, mais une sorte de grande salle avec 
En un clin d'cell, il prend l'aspect d'une 
l'hôtel. Aux patères pendent les pelisses et 
sous les banquettes errent des chaussures 
ottes, pantoufles, caoutchoucs; sur les 
luprès des fenêtres, se montrent des bou- 
livres, des boîtes de bonbons, une théière, 
à thé dans leurs soucoupes, du sucre dans 
toile; sur les banquettes, voici des sacs de 
surtout des oreillers — les indispensables 
nsde tout Russe qui se déplace. Bientôt on 
s menues friandises dont on s'est muni au 
Quelles de gruyère, ronds de saucisson, 
isons fumés, bonbons, etc.; de mains en 
«nt les journaux, vieux de huit jours, que 
en quittant la capitale; le thé circule, les 
s'allument..., on cause. 
mmes au grand complet, dans le train lent 
, et dans mon boxe sont installés, outre 
îavril Pétrovitch et moi, deux tout jeunes 
gronome et un feldscker {officier de santé). 
rovitch est un homme de quarante ans, 
s et fort, brun comme un Bordelais et 
ime un Sibérien, bien qu'il soit Russe. De 
uiète un peu par cet étalage de puissance 
is il suffit de voir sourire ses tout petits 
jour comprendre sa bonté et deviner son 
e. Appelé, par les fonctions que lui confie 
s entreprise privée, à parcourir sans cesse 
, il est un des hommes qui, à l'heure 



■• t 



LES ÉMIGRANTS 13 

actuelle, en connaissent le mieux la moitié occiden- 
tale, au point de vue social et économique. Il y pos- 
sède dans tous les coins des. connaissances, amis 
simples et relations d'affaires, et comme il est un 
homme extrêmement cultivé, et déplus, indépendant, 
il n'est personne qui ne compte avec lui. Nous avons 
fait jadis connaissance en Russie, durant « Tannée de 
la faim », et, à l'automne dernier, nous nous sommes 
inopinément retrouvés sur la Kama, à bord d'un 
même bateau. Cette fois-ci, nous nous sommes, à 
quinze cents lieues de distance, donné rendez-vous à 
Tchéliabinsk, et nous faisons route ensemble. 

Le feldscher est tout jeune, gai comlné un pinson, 
mais peu bavard : il rit sans cesse, mais ne raconte 
guère : il écoute, dort ou boit du thé. L'agronome, 
au contraire, qui sort à peine d'une école spéciale, 
prend à la conversation une part active. C'est une 
grande figure maigre, pâle, blonde, un peu maladive : 
il y a quelque chose dé hollandais dans son abord 
flegmatique, et de triste dans son regard, quand il 
songe. Il s'en va dans la Sibérie méridionale occuper 
un poste de confiance, et j'éprouve une véritable sen- 
sation de joie à constater le naïf enthousiasme qu'il y 
apporte. Nature toute droite, sans détours, il entend 
mal les roueries du fonctionnarisme; tchinovnik d'une 
génération qui vaut cent fois l'ancienne, il tient beau- 
coup plus à l'esprit qu'à la lettre, c'est-à-dire que, au 
lieu de n'être qu'un gratte-papier, il se montrera 
homme de cœur. Son métier, qui doit le mettre en 
contact perpétuel avec les paysans et les nouveaux 
colons, lui apparaît comme une œuvre à laquelle 
on doit se dévouer, et non comme une fonction de 
bureau à remplir mécaniquement, chaque jour^ de 



14 ' EN SIBÉRIE 

telle à lelle heure. Je le vois tire, au lieu des romaos 
r, des livres spéciaux sur l'histoire 
de sa colonisation. C'est un sérieux 
Le, auquel bien vite s'allache la sym- 
ans doute plus d'une fois dans ces 
d'esquisser des profils de coquins 
ne pourrai même pas noter au pas- 
que j'aurai frôlés, ou même à qui, 
is, j'aurai donné la maiu : il m'est 
de rencontrer, au seuil de ce voyage, 
oute probité sociale... 
iable peut-on bien se dire dans un 

es conversations y sont fort variées, 
«, tout au moins, car, en première, 
plupart du temps, la même banalité 
nous. En deuxième classe, on s'ob- 
Bst plus franc et plus peuple. Certes, 
sots ne manquent point, et l'on n'y 
s qu'ailleurs aux faiseurs de calem- 
iteurs de bons mots. Mais, en géné- 
raiment : on commente quelque fait 
1 discute sur quelqu'une des grandes 
issionnent la Sibérie : émigration, 
roics fluviales, etc. Ces discussions 
ctère d'autant plus animé que la plu- 
it«urs sont des gens qui ne connais- 
laissent peu le pays, mais y parvien- 
une batterie d'idées préconçues au ■ 
de ces grandes questions. Aussi bien, 
lits sont-ils fort amateurs de « par- 
théoriques. . 
dant, vous avez la bonne fortune de 



.^"l' 



LES ÉMIGRANTS 15 

mettre la main sur un homme qui connaît réellement 
un sujet : c'est un voyageur, un ex-déporté, un 
entrepreneur, un ingénieur ou un marchand. Vous 
Técoutez ravi, et vos voisins viennent, çà et là, pour 
TeBtendre, faire cercle à l'entrée de votre boxe. Mais, 
bientôt, vous vous apercevez qu'il convient de n ac- 
cepter qu'avec réserve les renseignements et les chif- 
fres qu'il vous communique. En Russie, et surtout en 
Sibérie, un homme, fût-il des plus honorables, a sou- 
vent des raisons qu'il croit bonnes pour dissimuler au 
moins une partie de sa pensée, et garder pour soi, 
tout en amusant la galerie, l'observation réelle, le fait 
précis dont il a connaissance. Il y a, dans ce pays, des 
virtuoses du mensonge, et ils sont parfois d'autant 
plus déconcertants que rien ne fait supposer qu'on 
puisse avoir è^ se défier d'eux. Le mensonge qui, dans 
l'Occident, n'est guère qu'une arme de défense, assez 
rarement employée, et à contre-cœur, joue ici un tel 
rôle que l'on songe parfois à la proximité de la Chine. 
J'éprouve moi-même, au cours des enquêtes les plus 
sérieuses et les moins compromettantes, une très 
grande difficulté à obtenir la vérité. Dans ce pays si 
neuf encore, bien peu de gens semblent capables de 
comprendre qu'un étranger puisse s'intéresser à ce qui 
les intéresse, sans avoir lui-même l'intention de leur 
jouer quelque méchant tour. Il est difficile de trouver 
ailleurs qu'en Sibérie autant de cachotterie envelop- 
pée de plus de bavardage et d'amabilité. Le marchand 
vous trompe sur les prix moyens que vous voulez 
noter, l'entrepreneur sur le genre de vie de ses ou- 
vriers, liisinier sur sa fabrication, l'armateur fluvial 
sur la nature des transports qu'il efîeclue; les fonc- 
tionnaires enfin, quand ils ne sont pas des amis ou 



iqu' 
es I 
;i, < 

toute franchise, éprouve- 
d'élonnement; ce sont de 
rche, et si, par bonheur, 
mbre respectable en profil 
par une explication préà- 
■e mérite de leur vertu, 
ar là que les conversations 
lées qu'elles soient en ce 
ju'on s'y arrête. Connais- 
reverront jamais, les voya- 
ns que chez nous à gas- 

au touriste naïf qui note 
lis de la sorte! Une grande 

Russes ont relevées dans 

pays, viennent de ce que 
ment foi aux confidences 
Ajoutez que, souvent, ces 
!s en français, et qu'à Ter- 

se mêle souvent l'erreur 
!ns. Quelques jours après 
ussie, il y a sept ans, un 
: dit, afin de me mettre au 
r sortir nous mettons tou- 
rne. )) Grâce au ciel, je n'ai 
ce fait extraordinaire, et, 
ceignes, j'ai compris que, 



LA NEIGE 17 

oi du monde, mon ami s'était 
na, en russe, signifiant caout- 



irs romans et un paquet de jour- 
■g el Omsk, et surloul durant la 
;t de la plaine sibérienne, je me 
ion visuelle la plus continue et 
;ate que j'aie jamais éprouvée : 
je n'aurais pas regardé la neige. Dix jours de glisse- 
ment doux el lent entre des forêts et des .steppes où 
la neige immaculée s'étalait, m'ont donné des impres- 
sions plus variées peut-être que celles de tout un hiver 
passé en Russie. Mais, comment en noter le fugitif 
reflet? Que puîs-je faire, sinon énumérer les détails 
de mes visions, avec l'amère conscience que, tout le 
charme s'en évapore? 

Au lieu de la haie qui court chez nous le long des 
rails, les Russes dressent une palissade à claire-voie 
formée de claies mobiles que l'on accote les unes aux 
autres durant l'hiver. Cette palissade est destinée à 
proléger quelque peu la voie contre les amoncelle- 
ments de neige qu'y balayent les terribles ouragans 
de la steppe. Je ne sais trop jusqu'à quel point cette 
protection est efficace par les gros temps ; du moins, 
à l'ordinaire, la neige, entraînée par le remous de 
vent que provoque la claire-voie, s'accumule sur les 
bas côtés. Elle forme ainsi, à quelque distance des 
rails, une sorte d'énorme bourrelet blanc, dont le bord 
supérieur semble s'affaisser sur lui-même, à la façon 
d'une vague qui déferle : c'est comme un retroussis 



BN SiBÉHlE 

(igée en plein m 
!c une curieuse 
ime compare les 
^es d'avril qui or 
ussi ctiangeante 
èdent à sa sui 
:hcs, qu'à la su 
, sous le soleil n 
laissent guère U 
le myriades de d 
cristal étoile y i 

glissons chaque 
lans un infatigal: 

de feu. Vers di 
ies s'éteignent, i 
ne nouvelle in cl 
1 nouveau reflet, 
tout, le matin, 
îure que le jour 
'ieux quis'accusi 
■peur du train, i 
L du ciel s'en tr 
t un suprême éi 
e perd, et que 1 
its, fine estompe 
itrôme de l'hori: 
à l'heure, toute 
arbuste, oiseau, 
undue où l'œil et 

coup le couchî 
ieur rose peu à 
3che, s'affirme j 
^à et là par des 



LA NEIGE 19 

d'acier, et, par d'infinies ondulations, s'allonge jus- 
qu'au bord assombri de l'horizon. Un dernier rayon 
du soleil oblique colore tout à coup d'un jaune d'or 
éclatant quelques surfaces banales, palissade ou mai- 
sonnette en bois, qui se détachent un instant en 
pleine vigueur; puis l'astre s'éteint. L'ombre, alors, 
bleuit et s'accuse, la neige prend des tons mats, et 
la lueur rose qui la couvrait semble se réfugier en 
écharpe au bord du ciel froid dont, longtemps encore, 
elle illumine le crépuscule... Ah ! l'admirable neige, la 
tendre amie! Oublierai-je jamais les jouissances que 
m'a procurées chaque jour sa contemplation!... 

La steppe immaculée ne s'anime pas seulement par 
les lueurs changeantes qui frissonnent à sa surface : 
les traces qu'on y découvre, révèlent en outre à un 
regard attentif la vie de ses habitants. En Russie, les 
traces entrevues le long de la voie ne témoignaient 
guère que des monotones allées et venues des rive- 
rains et des ouvriers ; mais, avec l'Oural et la plaine 
sibérienne, l'animation semble redoubler le long de la 
voie ferrée. La neige bavarde me raconte à présent, 
avec d'impayables détails, la vie intime de la forêt. 
Voici des passes tranquilles, prudentes, toutes droites, 
de loups qui sont allés sans bruit, flairant çà et là les 
buissons, et qu'on devine, de temps à autre, arrêtés, 
l'œil flamboyant, l'oreille au guet et le museau tendu 
au vent. Plus loin, ce sont des renards chafouins, 
pressés, légers, fourrés partout; puis des oiseaux 
trotte-menu, aux ongles en étoile; puis des bestioles 
que je ne devine pas, mille petits riens craintifs qui 
ont couru bien vite d'un buisson à un autre, et qui 
s'y sont tapis, tremblant encore d'un si long voyage. 
Puis enfin, ce sont les lièvres, les innombrables et 



EN SIBÉRIE 

de cette forêt et de cett« plaine; sans 
ices se dessinent, croisant la voie ou 
:6té d'elle, parfois si nombreuses 
se un sentier dans la neige, mais. In 
istmctes et plaisamment variées : 
i8, en promenade, à petits bonds bien 
achés les un» des autres, avec une 
)ur prêter l'oreille ou ronger un bout 

joueurs, dont souvent les gambades 
ni se suivre, longtemps parallèles, 
i une causerie sous la lune; enfin 
'uyanl avec des feintes, des retours 
rmes où les griffes ont, au passage, 
ùte neigeuse. C'est toute la vie noc- 
Irées que je trouve inscrite ici, et je 
nme d'un livre à gravures noncha- 



itre, au bout d'une heure et demie ou 
ie glissement cahoté, le train siffle et 
rçoit alors, au milieu du désert plat, 

maisonnettes en bois avec des toits 
it les gares, véritables joujoux de 
5s tous les 40 ou 50 kilomètres sur la 
loin des villages, d'ailleurs invisibles, 

correspondent. Comme elles sont 
t des haltes sérieuses : vingt, trente 
uarts d'heure même, suivant l'humeur 
I et du chef de gare. Toutes n'ont pas 
, dans les plus humbles, on peut tou- 



r 



EN WAGON 21 

jours trouver du thé et de la vodka (eau-de-vie 
. blanche); c'est tout ce qu'il faut pour satisfaire à 
tous les goûts. La plupart des .voyageurs descendent 
à chaque arrêt : il ne reste guère dans les comparti- 
ments que ceux qui dorment, ou ceux qui ont accepté 
la charge de veiller sur les bagages. En Sibérie, en 
effet, les vols sont incessants, en chemin de fer 
comme ailleurs : à l'un de mes compagnons de route 
on a volé ses bottes, à l'autre ses caoutchoucs; à 
moi, on m'a volé une toque d'astracan ; mais j'ai fait 
de si bruyantes recherches dans l'autre moitié de 
mon wagon mixte, affectée à la troisième classe, que, 
bientôt, comme par hasard, ma toque s'est retrouvée 
au buffet, où je n'avais pas mis les pieds. 

Les gares sont si petites que les' voyageurs ont 
peine à s'y loger tous. C'est une bataille auprès du 
comptoir pour avoir un verre de thé ou de vodka ; à 
la table commune, vous avez grand peine- à vous 
, loger, vous et votre pelisse, pour dévorer le chtchi 
(soupe aux choux aigres), la « côtelette » de viande 
hachée, ou le quartier d'oie aux choux sucrés, qu'un 
garçon arrogant et graisseux dépose devant vous. Le 
plus souvent, c'est une cuisine infâme, malpropre en 
outre, et relativement chère. Une portion de chtchi 
où nage un morceau de bouilli coûte environ de 
1 fr. 25 à 1 fr. 50; une portion d'oie ou une côtelette 
de hachis, de 1 fr. 75 à 2 francs; or, dans ce pays, 
une oie vivante vaut de fr. 40 à 1 franc, et la livre 
de bœuf de fr. 20 à fr. 30. On se désaltère surtout 
avec de là bière locale; celle de Kourgane, par exem- 
ple, est très agréable, et vaut fr.- 60 la boute'ille. Les 
gens avisés laissent rarement échapper un buffet 
sérieux sans y prendre quelque chose : ici une soupe. 



EN SIBÉRIE 

j, une soupe et un rôli, et, le soir, 
r, une soupe ou un rfllil 
onc lesté, mangeant vite, des deux 
is causer, presque sans toucher au 
ilors de la bière ou du Ihé, et, bien 
)ur aller visiter vos bagages. Coup 
; : grâce au ciel, ils sont tous là I 
romenade de long en large est 
i train immobile sous le grand 
avec les Innombrables tuyaux des 
est surmonté. On cause, on fume, 
isiènie coup de cloche et le dernier 

î troisième et de quatrième classe 
re, à leur buffet spécial, que de la 
bouillante versée dans une théière 
ils savourent le contenu au cours 
lit, du train aux buffets, générale- 
tc ou quarante mètres de la voie, 
istant, un affairement curieux de 
it sortent, porteurs d'ustensiles de 
simplement emmitouflés dans des 
art des voyageurs sont des Russes; 
u second jour, les Kirghizes font 
i ont déjà, en ces parages, pris leur 
ne nouvelle. Durant les premiers 
it, de temps à autre, se mettre en 
petits chevaux infatigables, lutter 
train. Ils n'avaient pas de peine, 
porter; mais la machine, pour être 
1 atteignait pas moins le but loin- 
n'eussent fait eux-mêmes. Ils ont 
naintenant ils prennent place bra- 



EN WAGON 23 

vement en troisième classe. Ils sont là, vêtus de houp- 
pelandes graisseuses fourrées de mouton, chaussés 
de grosses bottes rouges, et coiffés de capelines à 
fleurs. Ils sont là, paisibles, causant peu, assis, leurs 
courtes jambes écartées, et ne quittant pas leurs 
pelisses, malgré la chaleur du wagon. Leurs visages 
larges, bronzés et comme tannés, aux yeux obliques 
et aux pommettes saillantes, reluisent; curieusement 
leurs regards errent d'un objet à l'autre. Que se passe- 
t-il dans leur cerveau? Ils savent bien que ce train 
commode, qu'ils ne dédaignent plus, transportera 
bientôt des milliers de colons qui viendront s'établir 
sur leur steppe natale, libre hier, aujourd'hui déjà 
parsemée d'échiquiers de terre où leurs troupeaux 
n*ont plus le droit de paître. Ce train, c'est le boule- 
versement de leurs habitudes séculaires; bientôt, 
peut-être, c'en sera fait de leur libre vie nomade : les 
moujiks russes, patients et féconds, auront vite fait 
de les serrer sur ce territoire qui leur appartenait et 
qu'on leur ravit. Sur l'horizon sans fin de cette plaine 
où, hier encore, les tombeaux de leurs ancêtres étaient 
les seuls points de repère du voyageur, vont s'élever 
bientôt des isbas grisâtres, puis, de place en place, 
des églises blanches et vertes. Songent-ils à tout 
cela, ces bons Kirghizes bronzés? Non, peut-être, en 
résignés musulmans ! Voici qu'à l'avant-dernière sta- 
tion je rencontre inopinément le vieux Kotchembaye 
qui, à l'automne dernier, durant une nuit glacée, m'a 
offert l'hospitalité sous sa yourte de feutre, et m'a 
régalé de mouton bouilli; sa main énorme étreint la 
mienne avec une véritable expression de joie. C'est 
donc qu'il n'a pas de rancune contre l'envahisseur, 
avec lequel, bien sûr, il me confond? Car, comment 



EN SIBÉRIE 

-il pu deviner que je plains du fond di 
e ses fils, les beaux et libres gârs qut 

va courber?... 

long arrêt, puis une traversée Je 
le 800 mètres, sur l'irtyche glacé, parei 
à une énorme chaussée blanche; des 
, une invasion de porteurs en tablier 
loncent enfin que j'ai atteint la premï 
>n voyage. Je suis à Omsk, la capil. 



eu l'heureuse fortune de ne pas saisir 
'Omsk en son aspect classique : lors 
i que j'y ai faites, à l'automne naissai 
lit de grandes rafales de vent glacé, 
l'hiver, le froid y tenait eraprisonnéf 
i fait un légendaire cloaque. Je n'y ai 
la pire incommodité dont on s'y plaint 
t, et je risque d'être pour elle un pei 
juoi! dois-je m'excuser si, captivé pa 
(, par les bonnes causeries qu'on m'y 
lutour du samovar, et par la vue de 
des plus jolis visages que j'aie rencc 
e, j'ai conservé de cette- capitale en i 
npression affectueuse et souriante? 
léc au croisement de deux grandes v( 

îles, le Transsibérien qui l'unit à l'E ,,., _. 

he qui la relie avec la Chine, Omsk est loin 
sans importance, et son avenir est gros de pro- 
s. Elle est déjà le centre administratif d'oil se 



OMSK .25 

gouverne une immense province qui touche à TOural 
et va rejoindre le Turkestan. Elle est la résidence 
de Tun des trois vice-rois de la Sibérie, le Gouverneur 
général de la Steppe, et elle possède en outre un Gou- 
verneur et tout un cortège de fonctionnaires militaires 
et civils. Elle offre un milieu beaucoup plus cultivé 
que celui de la plupart des villes sibériennes, et, 
comme les grosses fortunes sont loin d'y donner le 
ton comme c'est le cas dans FEst, la. société instruite,' 
Vintelliguensiay comme disent les Russes, y forme un 
noyau solide qui organise en partie la vie publique. 
Certes, une ville administrative est une ville d'intri- 
gues et de potins : OmsR connaît ces deux maux; 
mais, en revanche, elle est trop près de l'Europe pour 
vivre exclusivement de ses petits intérêts locaux, 
comme pour s'oublier sans rémords dans les cartes 
et Talcool. Elle est un centre où l'on cause et où Ton 
discute, où quelques-uns croient encore au progrès, 
et où l'on prend à cœur la plupart des innombrable^ 
sociétés qui se sont formées pour combler diverses 
lacunes dans le service de l'administration locale. 
Omsk n'est plus qu'à une semaine de Pétersbourg, 
et pourtant, elle est située sur la lisière d'un immense 
pays neuf qui s'ouvre à peine et où se porte le flot de 
l'émigration : les fonctionnaires qu'on y envoie ont 
à guider l'armée des colons et à défendre les intérêts 
de la population kirghize dont, peu à peu, on envahit 
la steppe natale. L'ouvrage ne fait donc pas défaut, 
.et l'on peut s'y consacrer ici avec d'autant plus 
d'ardeur qu'on se sait asse? près, somme toute, de la 
capitale qui récompense les efforts. 



1 

I 

«1 

« 

i 



En Russie, les gares sont toujours, parraisoi 
nomie, fort éloignées des villes qu'elles desserv 
Sibérie, oii les mêmes raisons ne valaient p 
intrigues locales ont souvent introduit la même 
modîté. Omsk est à une bonne lieue de sa gai 
lieue de terrains vagues oii la moindre pluie é 
marécage, où le moindre vent souffle en tem] 
où la tombée de la nuit oblige les prudents à si 
d'un revolver. L'administration du Transsibéi 
pu, dit-on, s'entendre avec la Ville au sujet < 
rains. Il y alà des terres qui appartiennent au 
ques ; or, en Sibérie, partout où l'on rencon 
Cosaques, on est à peu près sûr de se trouver 
d'une rapacité sans bornes et d'une inlrans 
haineuse. Les Cosaques sont les premiers coloi 
Sibérie; on les y voit installés sur toutes les f ri 
provisoires que la conquête a successivemeni 
dées; ils occupent encore tous les avant-post€ 
ont charge de les défendre. L'État leur ass 
revanche, des avantages nombreux, en partici 
jouissance perpétuelle de quelques-unes des me 
terres. Fiers de leur situation exceptionnelle, '. 
sans cosaques en abusent volontiers, et je ne s 
sonne en Sibérie, qui soit plus qu'eux constam 
solidement détesté du public. Maisj'aurail'occ: 
revenir sur ce sujet. Je ne retiens pourl'inst 
ceci : les Cosaques propriétaires de la t 
d'Omsk ne purent s'entendre avec les ing 
chargés de construire le chemin de fer. Grâi 
divisions, non seulement le Transsibérien eut 



OMSK 27 

loin de la ville, mais (et cela est infiniment plus grave) 
le grand pont sur lequel il traverse Tlrtyche fut cons- 
truit pour son usage strictement exclusif. On n'ac- 
corda pas même une passerelle aux piétons, et, après 
comme avant, la population dut continuer à traverser 
le fleuve sur un lent et incommode bac à remorque... 
Il faut, pour comprendre ces choses-là, avoir quelque 
expérience de la Russie. 

Omsk n'est pas, je l'avoue, une ville très brillante. 
Les voyageurs maussades l'appellent un grand vil- 
lage, parce qu'elle n'offre guère d'édifices publics, et 
surtout parce que les trottoirs n'y sont qu'une excep- 
tion — ou un souvenir. Mais, je le répète, je ne l'ai 
visitée qu'en deux saisons où une bonne chambre 
chaude semble préférable à la plus belle architecture, 
et où la gelée, le meilleur agent voyer de la Russie, 
rendait les rues aussi sèches que l'est notre macadam : 
je n'y ai donc pas souffert de ce qui choque presque 
toujours les touristes d'été. Aussi bien n'ai-je pas 
l'intention de donner de la ville une description en 
règle : je préfère transcrire ici, sans arrangement 
subtil, une partie des notes que j'y ai prises durant 
mon dernier séjour. 

A peine arrivé, reposé, réconforté, je pars au 
matin, pour aller faire une visite à mon ami Ivan 
Kravtsof. Il demeure tout au bout de la ville, près 
de la forteresse, et c'est une joie que de glisser une 
demi-heure, dans un petit traîneau joujou, par les 
rues ouatées d'une neige jaunâtre, sous un grand 
soleil d'hiver qui met des teintes roses au bord du 
ciel bleu. Mon cocher m'a reconnu, et nous bavar- 
dons. Il vit ici depuis une vingtaine d'années, exilé 
par son village; sa femme, usant de son droit, est 



restée au pays et s'est remariée. U raconte 
sans grande émotion. Nous somm'es, ne 
pas, en pleine Sibérie, et, sauf les fonctioi 
n'est pas ici beaucoup de gens qui soient 
leur plein gré. Vous ne failes pas dix mètn 
rue sans vous heurter à quelque exilé — i 
exporté, comme dit avec un sourire triste ui 
amies russes. Mon cocher, qui se jure in 
sans doute jadis Volé des chevaux en P 
patron de mon hôtel est un Polonais ex 
trente-cinq ans; le médecin auquel s'esl 
Gavril Pétrovitch indisposé a été mêlé, me 
des troubles, universitaires; et cette dame 
j'ai longuement causé, dan^ le train, de l'a' 
Domique de la Sibérie, a passé dix ans aux e 
l'Asie, prés du détroit de Behring, dans 
terrible lieu de déportation que possède I 
r.usse, à Sredné Kolymsk. Mon cocher est 
droit commun; les trois autres sont ce qu'o 
des politiques. Ni les uns ni les autres n' 
faire allusion à leur exil ni à en conter les pi 
les premiers, parce que cet exil est la' puni 
crime; les autres, je pense, par dénanci 
dédain. Les exilés politiques sont, natur 
les seuls que l'on rencontre régulièremen 
bonne société. N'allez pas croire, en effei 
fait d'êti-e exilé politique constitue une 
soit, dans les grandes villes, un obstacle 
tîons. Seules, les menaces d'un policier 
peuvent, dans des coins perdus, détourner u 
lation villageoise de ces hommes qu'elle vi 
probes, pauvres et bons. Dans les villes, on i 
rien de semblable, et plus d'un des exilés pc 



OMSK 29 

de libéralisme arrive à y jouer un rôle important. De 
grands personnages, peu suspects de partialité, m'ont 
avoué que le pays devait beaucoup à leur activité. 
Forcés de vivre dans des centres à demi barbares, 
ils y ont introduit quelque chose de la civilisation 
d'Occident. Ils sont devenus hôteliers, horlogers, 
médecins, comptables, entrepreneurs, etc. Un certain 
nombre d'entré eux ont d'abord passé par le bagne, 
les autres par un exil pire encore, peut-être, dans 
des hameaux perdus. Peu à peu, ils ont obtenu- 
l'autorisation de se rapprocher des villes, et, mainte- 
nant, ils y utilisent de leur mieux les débris de leur 
vie gâchée. Ici, je le répète, rien, sinon, pour la plu- 
part, leur intégrité et leur admirable droiture d'esprit 
et de. cœur, ne les distingue du reste de la population 
cultivée. Loin de les montrer au doigt et.de les fuir, 
chacun les apprécie, et ceux qui en ont le moyen leur 
donnent de l'emploi. Qu'on n'attende donc pas que 
je les détache du groupe social auquel ils se sont 
associés, et que j'interrompe à chaque instant mon 
récit pour dire : « X., avec qui je viens de dîner, a 
subi cinq ans de réclusion cellulaire, dix ans de bagne 
et vingt ans d'exil à cause d'une lettre inconsidérée 
écrite à Tâge de dix-huit ans. Y., qui m'a délivré des 
cachets de quinine, a fait des études météorologiques 
à Verkhoyansk, le pôle du froid, et c'est lui qui a 
enregistré la plus basse température connue sur notre 
globe : — 68** centigrades : on l'avait soupçonné, à 
l'École de pharmacie, d'avoir la tête un peu chaude... » 
Non, je ne suis pas venu en Sibérie pour étudier des 
cas exceptionnels ni pour m'occuper de questions 
pénitentiaires et d'exils à sensation. Seulement, je ne 
dois pas oublier que la société sibérienne contient un 



EN SIBÉRIE 

sidérable de ces exilés; tel c 
uissc dans ces pages est d( 
Bureux. Je ne les cherche p 
: mais, je tiens à le dire bic 
figures douteuses ou méci 
à et là sous ma plume n'ap] 

e d'embrasser mon ami Ivb 
ver dans la paix de son hou 
lante jeune femme préside 
certaines Russes! Nous ave 
tomne dernier, une expéd 
lize pour y examiner des ii 
is avons dormi côte à côte 
as surchauffées; nous avons 
ol par un froid de — 10° da 
el ouvert; nous avons parla 
IX anciens comme aux nouvf 
le steppe; — depuis lors, : 
ne fais-je pas de difficulté 
s demi-journées entières à 

à étudier des plans de 
f est ingénieur. C'est u 
lis une âme délicatement s 
actions consistent à faire d 
artésiens pour fournir d'eau 

colons. Cette énorme Sit 
uilibre : elle possède en cer 

larges de plusieurs kilon 
Dses baignant dans des m. 
le ici, elle n'a pas d'eau, ou i 
i de l'eau salée. 11 faut sou 
quatre ou cinq s 



r 



OMSK 31 

une couche d'eau potable. Alors, il faut creuser le 
puits, relayer, le couvrir et le protéger; après quoi, 
les colons pourront venir. Mais ce travail, si simple 
en apparence, est singulièrement pénible, quand il se 
poursuit à la fois sur divers points du désert herbeux, 
et se complique d'un hiver de sept mois. Parfois, le 
puits terminé, Teau tout à coup se transforme : elle 
devient amère ou salée — et tout le travail est à recom- 
mencer, à grands frais, avec mille fatigues. Si les 
colons déjà sont installés, leurs troupeaux dépérissent 
et meurent, quand l'eau potable n'est pas restituée à 
temps. 

Conçoit-on l'importance d'une fonction comme 
celle de mon ami, et se représente-t-on bien la somme 
de souffrances désespérées et sans issue que ferait 
naître parmi les émigrés la moindre négligence de sa 
part, ou la mauvaise volonté des hommes placés sous 
ses ordres? En ces parages, un fonctionnaire moyen 
a souvent plus d'importance que chez nous un 
ministre. C'est qu'il agit, sans l'interposition de 
rouages adoucissants, sur toute une foule de pauvres 
diables qui, à la lettre, dépendent de toutes ses déci- 
sions. Ainsi, par exemple, André Stankévitch, un 
autre de mes amis d'Omsk, occupe un poste où, de 
même que M. Kravtsof, il a entre les mains le sort de 
plusieurs milliers de familles. 

M. Stankévitch, bien que tout jeune encore, est fort 
connu dans toute la Sibérie occidentale : il est ami 
et disciple de M. Arkhipof que j'ai rencontré à Tché- 
liabinsk; tous deux sont comme les grands maîtres 
de la colonisation dans cette partie de l'Asie russe. ! 

Toutefois, bien que travaillant dans le même sens, ils j 

diffèrent beaucoup et paraissent se compléter l'un i 



[ 



32 EN SIBÉRIE 

l'autre. Chose rare, ces deux Ichinovnih sont 
et il semble qu'on ait précisément C( 
n d'eux le poste qui convenait le mîeuj 
des. M. Arkhipcf, secondé infatiga blême 
imc, est bien l'homme qu'il fallait pour s' 
er contact avec l'armée ignorante et mie 
nigrants : il a cette profonde et caressant 
[ue l'on retrouve souvent chez les Russe; 
S moyenne : on la lit dans son regard, < 
lent ni par un geste, ni par une parole d'i 
t. Deux fois, il a été atteint du typhus coi 
les baraquements des colons; ses amis ont 
u fiévreusement sa guérison; mais nul ne s'est 
h de son mal, ni de ce que, à peine debout, il en 
blié .l'avertissement. Il semble que de certaines 
)S on accepte le dévouement comme un don 
u et qui ne surprend pas. M, Stankévitch, qui 
lussi bien que son ami, peut-être, mourir à la 
est cependant un tout autre homme. L'un 
aralt comme une espèce de fraternel avocat 
protecteur des émigrants; l'autre, plutAl comme 
ninislrateur et un répartisseur des colons, 
ime la plupart des meilleurs fonctionnaires de 
lérie, M. Stankévitch est jeune : il appartient 
e eux à cette génération née de 1860 à ISIO, 
mble avoir sur la vie et sur la Russie des idées 
lautes que n'en ont eu ses aînés. Il est venu 
1891 attiré par la grande famine et l'occasion 
r sa peine. Depuis lors, il a fait connaissance 
avec le pays, et il a su y acquérir, dans un 
rayon, une véritable autorité. Ses fonctions con- 
; à répartir entre l'Oural et l'Yénisséye les émi- 
1 qui ont passé la porte de Tchéliabinsk. Ce n'est 



Une isha, avei: de la viande qui sèche à l'air (p. 49) 



^J 



Les blanchisseuses de Tomsk (p. 119) 



If^ 



OMSR 38 

guère qu'en Russie que l'on voit confier pareille beso^ . 
gne à un seul homme; c'est là un système hardi qui 
assure, du moins, une grande unité aux multiple^ 
détails de cette lourde besogne. M. Stankévitch est 
sans cesse en route pour surveiller les divers « points 
d'émigration » placés sous son contrôle : ces points 
sont échelonnés sur 2 000 kilomètres, c'est tout dire! 
Il lui faut donner des instructions à ses collabora- 
teurs, songera la préparation des territoires, à Teau^ 
au bois, au blé surtout; s'improviser arpenteur ^ 
architecte, agronome, pourvoyeur; s'eotendre avec 
les Gouverneurs et pétitionner auprès du ministre» 
C'est une grosse responsabilité et un travail terrible^ 
mais il s'en tire à merveille : une intelligence souple 
et éclairée, des vues hardies et des connaissances pré- 
cises, voilà ses armes : c'est un homme du bon coin... 
22 mars, — Quelqu'un m'a entraîné ce matin au 
musée. J'y ai trouvé des choses curieuses^ des collec- 
tions ethnographiques locales d'un haut intérêt, des 
ustensiles de paysans et de sauvages-, des poissons^ 
des oiseaux, des bêtes. J'y ai noté aussi une curiosité 
que je signale aux touristes. C'est le modèle d'un^ 
voiture imaginée jadis par un Gouverneur pour le 
transport des condamnés politiques. On sait que ces 
pauvres gens sont en général d'allures très douces; 
chez eux la langue seule est dangereuse, ^- et le cer- 
veau. Or, que peut-on faire pour les rendre inoflensifB 
durant les six, huit ou dix mois que dure leur trans- 
fert jusqu'au lieu de relégation? Leur mettre les fers 
aux pieds? La mesure est bonne à tout hasard, maife 
.elle n'est pas suffisante. Songez, en effet, au mal qufe 
peut causer, au traverser des villages sibériens, un 
étudiant coupable de libéralisme. Il arrive' là avec Ip 

EN 9IBICRIK. 3 



« parti " de galériens; tous sont hâves, pouss 
alTamés, harassés : quel danger pour l'État, si 
tueux Sibériens pouvaient distinguer, au mil 
assassins, des voleurs et des faussaires, un 1 
■visage tout jeune et très las! Voilà poun 
général imagina sa voilure : c'est une espèce d' 
et lourd coupé. L'intérieur est divisé en deux 
au moyen d'une cloison perpendiculaire au s 
cocher. Sur un banc fixé à cette cloison, p 
place, de chaque côté, deux ou trois prieonn: 
portière est munie d'un judas de couvent : les 
reus criminels pourront du moins respirer. L 
darmes qui les gardent prennent place en arrii 
voiture sur un siège couvert, placé comme c 
cocher d'un cab. Ils commandent ainsi la p 
jouissent des gatlés de la route, fument et survt 
Je me hôte d'ajouter que cette trouvaille d'un 
nation malade n'a jamais éveillé que le sourire 
et le mépris des autres : la fameuse voiture n't 
été adoptée. Le Gouvernement russe, en effet, ne lui- 
ture pas spécialement les condamnés politiques qu'il 
expédie en Sibérie, et même, à l'heure actuelle, il les 
transporte, quand il le peut, par chemin de fer, avec 
autant d'égards que les galériens. 

24 mars. — Chaque matin, nous avons encore de 
— 18° à — 2o° centigrades... mais on m'assure que 
l'hiver est fini! Pendant le jour, la température 
remonte de 10 à 15 degrés, pour s'abaisser de nou- 
veau au coucher du soleil. Le ciel n'a pas un nuage : 
le soleil, le ciel bleu et rose, sont le décor habituel des 
jours d'hiver dans les pays froids. Pour moi, je ne 
in 'en lasse point et j'admire chaque jour avec la même 
joie les adorables dégradations du ciel au crépuscule. 



r 



OMSK 35 

Si l'on veut se faire une idée de la population 
d'Omsk, il n'est guère utile d'errer par les rues 
droites ; il suffît de passer, de temps à autre, une heure 
sur le pont de l'Orne, qui unit les deux moitiés de la 
petite ville. Je ne manque jamais d'y flâner, quand je 
suis libre durant l'après-midi. D'ailleurs je n'y suis pas 
.seul : dans les niches qui s'y trouvent ménagées, des 
flâneurs, ou bâilleurs, comme on les nomme ici, sont 
installés à toute heure, la toque cachant les oreilles, 
et le col levé cachant la toque. Tous ceux qui ont 
affaire en ville sont obligés de traverser le pont, et 
comme, par ordre de police, les chevaux doivent n'y 
marcher qu'au pas, vous avez tout loisir d'examiner 
les passants. Les traîneaux de maître et les traîneaux- 
fiacres se succèdent, et ceux qui les occupent sont 
si bien emmitouflés qu'on ne voit plus rien de leur 
visage. Partout débordent les fourrures, et, dans la 
barbe des hommes, au moindre vent, pendent des 
glaçons. Voici des Kirghizes qui passent lentement, 
s'en retournant à la steppe où les attend la hutte 
d'hiver en terre glaise. Ils sont debout sur de gros- 
siers traîneaux, ou bien à cheval. Leur vêtement est 
une courte pelisse en mouton, leur chaussure, une 
paire de hautes bottes en cuir rouge fourrées de 
mouton blanc. Sur la tête, ils portent leur tradi- 
tionnelle capeline, fourrée, elle aussi, de mouton 
blanc, et recouverte à l'extérieur d'une indienne blan- 
châtre à fleurs : au fond de cette capeline claire, 
leurs visages bronzés et leurs yeux blancs ont un air 
que l'on croirait sinistre, si l'on ne savait la mansué- 
tude de ces bons nomades. Quelques-uns conduisent 
les chameaux velus qui avancent lentement, à pas 
omptés, sur la neige silencieuse, faisant tinter une 



clochetle à leur cou, et tirant sans e 

qui, derrière leurs grandes pattes 

guindées, semble un joujou. Voici 

sans; ce sont de nouveaux colons él 

la ville. Beaucoup d'Allemands soi 

fort reconnaissables, car le type s'e 

eux absolument pur depuis leur ai 

qui date de plus d'un siècle. On les 

blement au passage, sous la défroq 

paysan russe : pas une seule fois je n 

la question : « Sind Sie ein Deutscht 

des soldats qui déOlent à pas pres) 

fait le nez tout rouge, et leurs oreiHi 

par le àacblyk, une espèce de capuch< 

pointu comme un bonnet carnavale 

large circule un sergent de ville, sç 

sautoir, l'air paisible, endormi, un p» 

pont, des patineurs prennent leurs é 

aperçoit un cadre tout blanc de neige et de bâtiments 

blancs, et sur tout cela s'étend un ciel radieux dont 

le froid semble adoucir et voiler délicatement l'azur... 

Le journal d'Omsk s'appelle Slepnoye Kratje * : 
c'est le nom russe de la province de la Steppe. A 
mon sens, ce journal est l'un des deux meilleurs de 
la Sibérie. En ce pays, c'est une entreprise singuliè- 
rement complexe et risquée que de fonder une feuille 
publique. Pour la lancer, il faut toute une série d'au- 
torisations; pour la rédiger, il en faut plus en< 



I. - Éles-vous Allemandî . 

■l'entenle pnCrc larëiiaction et l'éditeur. Le journal il il même n 
qui Ta remplaci^e, me dit-on, n'a plus rien de commun avec e 



r 



I .' 



OMSK 3~ 

non seulement, en effet, les journaux sibériens sont 
soumis aux conditions générales de la censure russe, 
qui sont loin d'être tendres, mais encore ils sont 
assujettis à une censure locale généralement exercée 
par le Gouverneur ou par un de ses employés. C'est 
un terrible étau. Pas un article, pas un entrefilet qui 
ne soient lus et corrigés par le censeur : les nouvelles 
les plus innocentes pavent être supprimées, s'il 
l'ordonne; -or, contre ses décisions, il n'est point de 
recours. Passe encore lorsque le censeur est un 
homme intelligent, fidèle à ses principes, conséquent 
dans ses suppressions; chargé d'empêcher certaines 
tendances de se faire jour, il efface tout ce qui lui 
semble incliner dans le sens interdit. Les journa- 
listes alors se tiennent sur leurs gardes ; ils n'effleu- 
rent qu'avec prudence les sujets épineux et traitent 
les autres avec plus de franchise. Malheureusement, 
un tel censeur est bien rare en Sibérie. D'ordinaire, 
de minces employés déchargent de ce soin le Gouver- 
neur ou le Vice-gouverneur : alors, les suppressions 
à l'encre rouge sont purement arbitraires. J'en sais 
un, par exemple, qui met son point. d'honneur à ne 
pas rendre un seul article sans l'annoter : il émonde 
jusqu'aux entrefilets. J'ai vu de mes yeux, dans une 
ville que je ne veux pas nommer, la note suivante 
exciter sa défiance : « Notre régiment s'est rendu 
au champ de tir; les résultats du tir ont été assez 
bons. » Le digne tchinovnik avait biffé le mot : assez/ 
Le même n'aA^ait pu admettre la phrase suivante : 
« Au bruit de son gazouillis (il s'agissait d'une dame 
qui parkit en w^agon), je m'assoupis. » Il effaça le 
mot gazouillis pour le remplacer par le mot paroles 1 
Un autre avait supprimé le mot peuple toutes les fois 



3H EN SIBERIE 

qu'il se présentait au cours d'un nrlicli 
insfilulion populaire! 11 est dirncile de 
plus de sottise ou d'hypocrisie. Remarquez, 
que si l'article aussi odieusement mutilé 
pas, l'abstention du journal est considér 
séditieuse. Si, enfin, dans un ou plusieu 
acceptés et paraphés par celte minutieus 
un journal a exprimé une série d'idées ( 
isolément, sont innocentes, mais, réunies,' 
dangereuses (la dynamite n'est-elle pas foi 
ments inexplosifs !), le journal est châtié pe 
tère. II reçoit ce qu'on appelle un .. averti! 
or, le troisième avertissement est un ordi 
pression. Oh ! les boulTons exemples que l't 
citer de cette comédie pseudo-politique, 
elle amuse un observateur impartial! 
s'étonner, après cela, que la presse sibérie 
subsister; elle subsiste, pourtant, mais, qui 
bonnêle, son existence est une perpétuelU 
Outre les secs télégrammes de l'Age 
seules nouvelles promptes de l'extérieur qu 
eji Sibérie, noire journal, le Slepiioye Kra\ 
sur tous les événements d'importance, < 
qu'il emprunte aux journaux russes ou 
Sur la guerre turco-grecque, par exen 
avons, au bout d'une quinzaine, des rensi 
circonstanciés, Mais, il faut l'avouer, à me 
pénètre plus avant au cœur de l'Asie, l'i] 
le monde civilisé diminue : il est si loin, 
La chronique locale prend dès lors, de vi 
une importance croissante. L'originalité d 
Kraye est de comprendre cette rubrique au 
et d'y faire entrer des articles et des rens4 



OMSK 39 

précis sur divers points de la province, beaucoup plus 
que sur les potins d'Omsk. Ses correspondants sont, 
en général, parmi les mieux informés de Sibérie, et je 
suis sûr que l'autorilé supérieure leur doit la décou- 
verte de plus d'un abus. Enfin, un feuilleton y est 
consacré à des questions de littérature ou de politique 
générale i c'est un curieux reflet des préoccupations 
qui agitent le monde cultivé de Moscou et de Saint* 
Pétersbourg : on y reconnaît bien vite que Tinfluence 
<les capitales n'est pas encore éteinte ici, et que nous 
ne sommes qu'au seuil de la Sibérie. Au fur et à 
mesure de l'éloignement, nous verrons cette influence 
décroître, puis s'éteindre. 

...Sans compter mon ami Gavril Pétrovitch, qui est 
tombé malade, et que nous soignons de notre mieux 
dans sa chambre d'hôtel, je connais intimement, depuis 
mon dernier voyage ici, trois hommes que je vois 
chaque jour, soit l'un, soit l'autre, entre deux courses, 
à dîner, ou au chevet du malade. Ils m'inspirent tous 
trois une vive sympathie. Le premier s'appelle 
Alexandre Pavlovitch : il est ingénieur. C'est un. 
homme de haute taille, marchant, sans se plier, d'un 
pas glissé toujours rapide et brusque ; il a de longs 
cheveux rejetés en arrière, et son visage est encadré 
d'une barbe longue. C'est un honnête visage russe, 
sans rien de frappant; mais, dans ses yeux où brille 
tant de douceur, on voit passer, de temps à autre, un 
fugitif voile de tristesse, et aux coins de sa bouche 
qui révèle tant de bonté, se marque, par instants, un 
pli amer. On sent que cet homme a plus souffert qu'il 
ne veut paraître, et que la douceur de tout son être, 
après avoir été impulsive, a dû devenir volontaire, 
comme une sorte de réaction voulue contre des senti- 



40 EN SI6ÉHIE 

ments de colèrq ou de vengeance qui 1' 
instant troublée. Les Russes ont souvent a 
caractère quelque chose qui nous échappe et parfois 
nous déconcerte : chez Alexandre Pavlovilch,je crois 
deviner ce fond mystérieux; nous n'en avons jamais 
parlé, mais je crois sentir, à la façon dont il me serre 
la main, qu'il me sait gré de ne pas m'être arrêté au 
masqu.e de douceur satisfaite dont il s'est couvert. 

Le second, que-ses amis appellent l'Enfant, est tout 
petit, tout frêle, avec une voix douce, une voix de- 
femme, presque. Très silencieux, très timide, mais 
toujours à l'œuvre; un homme sûr, précis et bon. Le 
dernier, enfin, de passage seulement à Omsk, est une 
étrange figure : des cheveux blonds demi-longs, en 
broussaille ; unebarbe blonde, rude et rare; dans cet 
encadrement, deux yeux très bleus, singulièrement 
rapprochés, des yeux restés très jeunes, et qui rient, 
de temps à autre, d'un rire charmant, en quelque 
sorte intérieur, qui les plisse d'une façon bizarre : au- 
dessus de ces yeux, enfin, une ligne droite de sour- 
cils retroussée aux angles extérieurs, démesurément, 
comme une mousiache de Méphisto. 

Outre ces trois amis, cinq ou six autres jeunes 
hommes de trente à trente-cinq ans, quelques-uns 
mariés, font partie du cercle, et, dans ce grand vil- 
lage où l'on voisine si aisément, où, pour un peu, on 
irait, comme les bonnes femmes de chez nous, à la 
veillée avec une lanterne, nous sommes toujours en 
nombreuse compagnie. C'est là que je me repose de 
mes visites officielles, de mes enquêtes. Nous causons 
beaucoup; nous transformons dans nos discussions 
l'informe Sibérie : nous abordons mêlne l'Europe. 
Nous sommes rarement d'accord en politique, car, à 



OMSK 41 

m 

ces Russes un peu portés à Tabstraction et au dédain 
des nuances, mais libéraux (comme tous les Russes 
qui savent lire), j'explique parfois le jeu de nos insti- • 
lutions avec une pointe de scepticisme. Je me sOis 
attiré un soir de vertes remontrances pour un mot 
plutôt dur dont j'avais caractérisé les quatre cin- 
quièmes jde notre Chambre des Députés. Mes inter- 
locuteurs comprennent mal la situation d'un député 
engagé quatre ans d'avance sur des guestions impor- 
tantes, par ses promesses électorales. De plus, eux 
qui, pauvres, travaillant pour vivre, s'intéressent 
pourtant à cent questions diverses, ils croient que 
j'exagère quand je parle de l'ignorance qui distingue 
la plupart de nos représentants. IJs concluent en 
disant que^e suis un échantillon (épuré, je l'espèrel) 
de cette « abominable bourgeoisie qui paralyse l'effort 
de la France ». Pour eux, d'ailleurs, le mot « bour- 
geois » a un sens beaucoup plus large que pour 
nous, et dans un journal qu'ils reçoivent, j'ai lu, par 
exemple, avec stupeur, un article constatant « la 
dégénérescence de cette bourgeoisie française qui 
encourage Tart inutile et vain des décadents! »... 

Ce soir, Alexandre Pavlovitch m'a proposé d'aller 
souper chez un jeune officier de sa connaissance : je 
dois goûter là un plat exotique. 11 fait nuit noire, et 
seule la réverbération de la neige nous indique la 
direction des rues, des rues sombres où, çà et là, un 
traîneau passe avec un grésillement. Nous atteignons 
enfin la maison où T. est installé avec son ordonnance. 
Nous entrons sans cérémonie dans la cour, nous tra- 
versons des corridors très compliqués, nous enjambons 
des pas de porte : nous voilà dans la salle à manger, 
une grande pièce toute nue, meublée seulement d'une 



EN SIBERIE 

juelques chaises, d'un pelit b 
nique.' On me montre le joujoi 
us dit-on, va bientôt nous rejoi 

Son dolman déboutonné, If 
haleur, il arrive de la cuisine, f 
ns une serviette, une casseroh 

le merveilleux plat exotiqu< 
lince, grêle, avec un long cou 
X et cpnliants, où le succès 
3 flamme : c'est une âpparitioi 
ant on y Irouve de candeur et 
olique vient, en droite ligne, 

hommes très bruns, au nez 
nguement là-bas, quelque par 
ane ; cela s'appelle un kaoua^ 
taux de mouton, de pommes 
uils et servis dans de la grais 
e plat est positivement délici 
lors — ti," centigrades, et qua 
avec deux ou trois petits vei 
rdak et un pilaf d'agneau, 
ilgré ces ingestions de chose 
on est fort animée. T. me : 
e la vie de garnison sur les 
ans des postes isolés où l'on 
ogis convenable, ni occupalic 
iiste sur cette terrible situatioi 
evoir triple paye, et ne pouvoi 
.. Voilà une soirée un peu sa 
eu asiatique, tout au moins : e 
assez lard dans la nuit, par 
lie et très précise sur Maupass 
tst bien là ce qui déroute m 



r^ 



OMSK 43 

trouvent tout naturel, avec leur flexibilité slave, que 
Ton puisse à la fois confectionner un kaouardak et 
disserter sur Maupassant. C'est là le moins, pensent- 
ils, qu'on puisse exiger d'un homme moyen, et ils 
croient que je plaisante quand je leur affirme que, 
chez nous., dans le monde politique surtout, les deux 
choses sont fort distinctes, et que la cuisine et la 
rhétorique suffisent, séparément, à illustrer un 
homme. 

Nous causons souvent de politique sociale : c'est 
une question que les Russes de toutes les classes et 
de tous les partis abordent volontiers : ce peuple 
n a-t-il pas, entre tous, le communisme dans le sang? 
Ce qui me frappe, chez quatre ou cinq de ces 
hommes, c'est, d'une part, la conformité de leur vie 
sociale avec leurs théories, et d'autre part, je n'ose 
pas dire le danger, mais du moins l'embarras de cette 
conformité même. Socialement, ce sont des hommes 
parfaitement vertueux, trop vertueux, peut-être : ils 
dédaignent l'argent et les honneurs, vivent de fort 
peu, d'ailleurs sans compter, et partagent fraternel- 
lement. Ils n'agissent pas ainsi au nom d'une théorie 
morale ou d'une loi religieuse, mais en vertu d'un 
instinct. Un médecin qui est là, par exemple, sou- 
tient — et tous sont d'accord avec lui — que ni lui 
ni ses confrères ne devraient avoir le droit de se faire 
payer leurs visites, fût-ce par les riches. Il estime que 
l'exercice de la médecine devrait être une fonction 
plus ou moins modestement rétribuée par l'État, 
comme l'est l'enseignement, par exemple. Dans une 
pareille hypothèse, on conçoit en effet que les méde- 
cins ne seraient point absorbés par la clientèle au 
point de devenir étrangers à la vie publique. Tous 



EN SIBÉRIE 

mes sont d'une anxieuse i 
d'enlre eux des exemples 
bornés d'ambition, indilTé 
cent, orientés vers le bien 
té universelle, ils ont pou 
il : ils n'ont pas assez co 
is et des nuances de la vie 
traits, et, par suite, trop < 
:une contrainte à mener Is 
concevant aucun orgueil 
tnjent à juger avec sévérili 
lent pas. Le monde est, | 
iplement composé de pui 
dent pas, ce semble, la fo 
é, qui est l'indulgence aci 
ces gens qui préfèrent i 
je d'en améliorer par dét 
ne dédaigne ni mon traitei 
je leur parais un homme i 
^ableinent, mais pas en ce 
nd je vois des hommes si ^ 
e moi, pour m'estimer con 
)Ie être la négation môme ( 
r-aller de l'individu, son 
masse impersonnelle. E 
sut-être, au point de vue i 
s beaucoup meilleurs que : 
irs. — Chaussé de boit 
que sur les oreilles, j'a 
promenade solitaire. D'à 
glacé : le fleuve est tout 
ge que les théories lentes 
X qui le traversent ont l'a 



F 



OMSK 45 

rive, d'un chapelet de grains noirs. Au loin, le pont 
qui coupe Tinfini horizon blanc semble un frêle 
treillage, un jouet. Des ouvriers, à grands coups de 
pic, entament la glace épaisse d'un mètre et demi, et 
en détachent de gros quartiers, dont les reflets de 
cassure sont bleus. Par un long détour, j'ai gagné 
les quartiers pauvres de la banlieue, et, dans la paix 
du crépuscule qui fait tout roses les toits enneigés, 
je suis arrivé à une petite place où se dressent une • 
vingtaine de moulins à vent gros comme le poing; 
sur le ciel qui s'assombrit, les croix de leurs ailes 
grises immobiles se dressent dans un bizarre pèle- 
mêle. En face de moi est un cimetière planté de bou- 
leaux blancs, d'où émerge, charmante, une église en 
briques rouges, avec des toits verts, cinq croix d'or 
étincelantes, et de capricieux rehauts de neige à la 
moindre saillie des corniches... Et, dans ce coiuj 
voici une isba pauvre, toute menue, enfoncée à demi 
dans le sol, où ses deux minuscules fenêtres viennent 
juste affleurer. Extérieurement, les volets de bois sont 
calés, à ras de terre, par d'invraisemblables galets 
d'argol aggloméré, que des chameaux indifférants ont 
semés là, et dont la gelée a fait des pierres. 

^9 inars, — Alexandre Pavlovitch a offert, en 
l'honneur de mon départ, un dîner fin, dans sa maison 
basse, au coin de la grande rue blanche. Pour moi, 
il a tenu à dévaster son potager : son potager est 
constitué par quelques têtes d'oignons poussées dans 
les caisses des plantes vertes qui font partie indis- 
pensable d'un mobilier russe. Quelques oignons verts 
ont été cueillis, et on les a hachés menu pour les 
mêler au hareng qui ouvre notre repas. Le potage est 
fait avec des têtes d'esturgeons gelés ; il est excel- 



iù EN SIBKRIE 

lent; puis, voici du bouilli de cheval, un des m< 
favoris de nos voisins les Kirghizes, qui tuent 
poulain comme nous tuons un veau. Celte viande 
cheval jeune et sain est réellement succulente, et 
graisse jaune qui l'entoure est un régal. On s< 
ensuite une oie rôtie, sur un plat de sarrasin. Au di 
sert, du lait caillé et des gâteaux secs... Mais, à 
bonne humeur, à l'entrain qui assaisonnent ce fest; 
se mêle, de mon côté, une tristesse. Je pars ce si 
pour Barnaoul. Gavril Pétrovilch est hors de dangi 
et laissant mon ami achever ici sa convalescence, 
me hâte vers l'Altaï avant que le dégel ait rendu 1 
routes impraticables. 

30 mars. — Après une longue nuit de caholemer 
doux dans le train, me voici, au lever du soleil, pî 
venu à la rive gauche de l'Obi, oii je vais prend 
des chevaux pour gagner Barnaoul. Dans la peti 
gare (elles sont déjà toutes trop petites, en Sibérii 
la cohue est brutale : chacun tient à se restaur 
avant d'aller, de l'autre côté du fleuve gelé, prend 
le train qui mène vers l'est. Pour moi, j'ai bient 
trouvé un cocher pour me conduire au premier rel 
de poste, dans un traîneau de paysan, simple cais 
en bois et en nattes, où je m'allonge pêle-mêle av 
mes bagages. Nous partons dans le matin radieu 
Je ne me lasse pas d'admirer les effets de lumiè 
dans ce pays : ceux qui n'ont Jamais vu un lever i 
soleil sur la steppe neigeuse ne sauraient comprend 
un tel enthousiasme, qui se fige dans les mo 
rebelles. Dans ces contrées où le ciel reste pi 
presque aussi longtemps que sous les tropiques, ma 
prend des teintes adoucies et fondues, la lumière i 
diffuse infiniment sur toutes choses. Nous ne coi 



W"'^ 



EN TRAINEAU 47 

naissons pas ici d'ombres violentes; nous n'avons 
que des nuances et des transparences. En outre, la 
gaze de vapeurs qui enserre le ciel bleu emprunte 
aux diverses inclinaisons du soleil des colorations 
qui sont si tendres que l'œil ne peut s'en détacher. 
C'est donc une joie sans égale que de glisser, chau- 
dement vêtu, par les chemins glacés qui luisent 
comme des miroirs blancs. Bientôt, nous atteignons 
le fleuve, et nous voilà lancés au grand trot sur la 
glace. L'Obi est énorme à cet endroit : il a, selon les 
places, de 1200 à 1800 mètres de large; mais, couvert 
d'une croûte de neige, il ne se distingue de la plaine 
que par les caprices de ses rives brodées d'un feston 
noir de forêts. Une piste serpente sur le fleuve, évi- 
tant les blocs de glace, qui, par endroits, se sont 
superposés en muraille cyclopéenne ; sur cette piste, 
lentement, au pas, glissent les traîneaux des paysans 
qui transportent des marchandises vers le sud de la 
Sibérie. Ils s'en vont par files de cinquante, soixante, 
cent traîneaux, tout noirs de loin, sur la neige 
blanche; ils s'en vont, d'une allure résignée, suivant 
tous les méandres de la piste qu'ils obstruent, et ce 
long chapelet noir semblerait à peine vivant, si les 
chevaux, tous ensemble, à chaque pas, comme pour 
s'aider, ne faisaient .un hochement de tête. Quand 
nous atteignons l'une de ces files, mon cocher hèle 
les conducteurs d'arrière-garde, qui sommeillent ou 
rêvent dans leur pelisse, et, de groupe en groupe, le 
cri se propage : « Arrête! » La file, enfin, s'est 
arrêtée. Si la piste est large, et si les cochers sont 
complaisants, on nous fait, sur le côté, un passage. 
Mais, le plus souvent, mes chevaux sont obligés 
d'entrer dans la neige non frayée, où ils s'enfoncent 



48 . EN HBÉniE 

jusqu'au poitrail. Ce sont alors des jurons sana fin, 
et mon cocher, un jeune paysan de mine sympa- 
velle dans son paletot fourré, se retourne 
ater de rire, chaque fois qu'il a lancé à 
)rge quelqu'une de ces affreuses injures 
es : il nous a vengés, pense-t-il, du retard 
[1 de neige. Deux fois, mon traîneau culbute 
ts plaques de photographie, grand Dieul 
t cela n'est qu'un hors-d'œuvre ; j'en verrai 
très, sans doute I 

tnier relai, a Berzka, je quitte la glace du 
je loue un traîneau pour toute l'excursion, 
nonuoient que ce traîneau : une caisse en bois, 
lent lourde et solide, posée sur deux patins, 
erte à moitié par une capote rigide. N'ayant 
lin, désormais, de déménager à chaque sta- 
l'installe confortablement. D'abord, tout au 
H caisse, un lit de foin (il n'y a pas de sièges, 
véhicules sibériens); sur ce foin, deux cou- 
Je Buis vêtu d'un pardessus ouaté recouvert 
d'une pelisse en peau de mouton ; aux pîeds^ 
es de bas de laine et deux paires de pimy cau- 
1, sorte de bottes souples en poil de chèvre 
la fois imperméables et chaudes. Une fois 
plutôt à demi couché, je me couvre jusqu'au 
1 un plaid en laine, à^une couverture en 
et d'une toile imperméable sur laquelle je 
tablier. Mes bagages, calés à mes côtés, 
ennent. Dans cet équipage, je puis bien 
les — 20o au — 25" centigrades que j'aurai 
lent cette nuit; j'irais même jusqu'à — 30" ou 
^'s. au delà, je devrais échanger ma pelisse 
"» contre une dakka, faite d'une peau de 



EN TRAINEAU 49 

renne et d'une fourrure, adossées cuir à cuir. J'évite 
heureusement ce surcroît de dépenses et d'embarras : 
ne me répèle-t-on pas, depuis huit jours, que Thiver 
est bien fini ! 

Les intervalles des stations varient de 25 à 40 kilo- 
mètres; mais, aux relais, tandis qu'on attelle, je sors 
rarement de mon traîneau, me contentant d'un verre 
de lait et d'un morceau de pain noir qu'on m'y 
apporte. Vers deux heures, cependant, j'ai fait halte 
dans un grand bourg, et commandé un samovar et 
des œufs. Une vieille maman, indolente et grasse, 
tient la maison de poste : elle a près d'elle en ce 
moment une de ses filles et un garçon de quinze ans 
secoué de fièvre. Je donne à ce pauvre diable quel- 
ques doses de quinine, et me mets en devoir de con- 
fectionner des œufs brouillés. . La jeune fille qui 
m'aide à cette opération est d'une laideur toute sibé- 
rienne, mais elle a de bons yeux doux et francs, et rit 
à pleine gorge. Je casse les œufs, j'y mêle un peu de 
lait, et je bats : c'est un événement, et tous, jusqu'au 
cocher, me regardent faire. La jeune paysanne se 
charge de surveiller la cuisson : « Veux-tu goûter? lui 
dis-je, quand tout est prêt. — Oh non! c'est jour de 
jeûne, nous ne pouvons pas manger d*œufsl » — et 
de rire... 

Toute la journée et toute la nuit, je glisse au grand 
trot, parfois au grand galop de ma troïka. Le paysage^ 
tout plat, n'offre de charme que grâce aux jeux de la 
lumière î tantôt une coulée de rayons d'or, tantôt une 
vision rapide, au crépuscule, de bouleaux frêles et 
comme vaporeux se détachant sur la ganse lilas qui 
encercle le bord du ciel. Au dernier relai, il faisait 
nuit encore, et après avoir payé mes chevaux, je 

EN SIBÉRIE; ^ 



EN SIBKIIIi: 

)rmi. Quand je m'éveillai 
lis de nouveau sur la gla< 

rejoint, entre des bouqi 
ivre; puis, tout à coup, à 

maritime se détacha en i 
mes si capricieusement < 
ibres ^i harmonieux sur 
, que ce l'ut un sentime 

saisit, à cette infixable j 

i les gorges au delà desi 
centaines de traîneaux soi 
se étroite; la montée est l 
ge y a fondu, on est contr 
terre gelée. Les chevau 
i détendent sous les sifllt 
adres, les coups, el, dani 
pittoresque, au prix de 
eaux se hissent peu à pe 
e toute civilisation, et l'i 
;es dénudées, tous les hivi 
le ciel fin, peineront, dur 
orieux petils chevaux rou 
2st une petite ville bat! 
Ile est loule en bois) sur c 
l'est pas de celles qui, p 
înl l'étranger. J'y suis 
Iques rcnseignemenls gé 
taï, dont elle est le centre 
st impossible, cette annéf 
L'Altaï est le nom d'une c 
me une partie de la frontii 
(tension, on désigne du i 



BARNAOUL 51 

province que limite cette chaîne, c est-à-dire la plus 
importante des Terres du Cabinet, On appelle, en 
Sibérie : Terres du Cabinet les territoires qui font 
partie du domaine personnel de- FEmpereur. Le Tsar 
est, en effet, Tun des deux propriétaires qui se par- 
tagent la Sibérie; Tautrè propriétaire, cest l'État 
russe. A d'infimes exceptions près, ces deux puissances 
possèdent l'immense territoire de l'Asie russe. On 
croira sans peine que les Tsars se sont réservé la 
meilleure portion. C'est à peu près comme si deux 
hommes se partageaient la France, de telle sorte que 
l'un eût toute la terre labourée et toutes les forêts, 
tandis que l'autre, modestement, se contenterait des 
vignobles. Les « grands crus », c'est-à-dire les bons 
coins delà Sibérie, s'appellent Terres du Cabinet. Le 
Tsar tout seul les administre et en touche les revenus ; 
il est vrai qu'il est, dit-on, déchargé de ce dernier 
soin par un certain nombre de tchinovniks chamarrés 
d'or, qui mènent grand train à ses frais. Cetle pro- 
priété privée du souverain est placée sous le contrôle 
de fonctionnaires spéciaux qui, bien que représen- 
tants d'une personne privée, sont néanmoins consi- 
dérés comme fonctionnaires de l'Etat, qui les paye et 
les pensionne. C'est un piquant imbroglio. 

Toute cetle province de l'Altaï présente pour la 
Sibérie une importance considérable : extrêmement 
fertile, jouissant d'un climat plus doux et surtout 
plus régulier que celui des gouvernements septentrio- 
naux, elle est moins sujette aux écarts de récolte. 
Elle peut donc, dans une certaine mesure, régulariser 
les prix du blé dans le reste de la Sibérie, ou même, 
parfois, y prévenir des famines partielles. Elle est 
desservie par un fleuve immense l'Obi; aussi le trans- 



ji ES SIBERIE 

port du grain depuis Barnaoul jusqu'à h 
(point où le Transsibérien franchit l'Obi 
Tomsk, est-il d'un prix exirêmement fait 
le grain n'est pas le seul produit que U 
l'Altaï puisse expédier dans le reste de 
sans même compter les minéraux et le 
terre, il faut y joindre, par exemple, la 
sel. On comprend que je ne pouvais 
pareille province du cercle de mes in 
dont le but était précisément de délermii 
modiScations économiques et sociales c 
contemporaine. Pour cette fois, tout au m 
pas le temps d'explorer le pays en déta 
recueillir des renseignements, des livres, 
confidences auprès des gens qui, à Barn 
nistrent ou le voient administrer. Hélas! 
a été bien courte! A peine avais-je prl 
d'une chambre dans l'auberge du lieu, 
température s'était élevée au-dessus de z 
ville haute, la neige et la glace fonda 
torrents d'eau boueuse bondissaient si 
dans la ville basse, toutes les dépressio 
des étangs noirâtres. Le dégel, la terriblt 
des Russes, était à nos portos. On design 
le laps de temps qui s'écoule entre le m( 
neige fondue ne livre plus passage aux ( 
celui où la terre, d'abord liquéfiée par le ] 
repris assez de consistance pour suppori 
d'une voiture. Durant cette période, 
Vous êtes vous sert de prison ; il serai 
que téméraire de tenter de circuler au 
vraie /lazpoulilza. Or, l'arrêt forcé peut t 
jours ou trois semaines : j'eusse été au < 



r 

I BARNAOUL «i^ 

perdre tout ce temps à Barnaoul — en pareille saison. 
Cependant, en dépit de mes anxiétés, j*ai trouvé en 
Sibérie peu de villes où je me sois senti aussi à Taise 
qu'à Barnaoul. Comme Omsk, c'est un centre admi- 
nistratif, et Ton y trouve réunie une nombreuse 
société de gens cultivés qui se fréquentent les uns les 
: autres. C'est là- un des plus sérieux avantages de la 

petite- ville, et il n'est pas un coin de Sibérie où 1'/??- 
telliguensia m'ait paru plus unie et, partant, plus puis- 
sante qu'ici. Agronomes, chimistes, forestiers, ingé- 
nieurs, médecins, statisticiens, fonctionnaires de 
l'Etat ou du Cabinet^ ils se réunissent sans éclat pour 
discuter ou pour agir, c'est-à-dire pour fonder et 
entretenir quelque modeste établissement d'utilité 
publique : une école, un ouvroir, une infirmerie, une 
bibliothèque, un musée. Oh! les bonnes matinées 
sérieuses et pleines que j'ai passées chez Serge Iva- 
novitch C... Oh I les soirées douces, familiales, occu- 
pées à écouter les observations pénétrantes et parse- 
mées d'humour de Nicolas Dmitrévitch Z... et de 
quelques-uns des hôtes qu'il réunit en mon honneur 
autour du samovar! Un courant de sympathie s'établit 
tout de suite entre ces hommes et moi, et je voudrais 
que, si jamais ils lisent ces lignes, ils se persuadent 
que j'ai emporté de leur groupe autre chose que la 
fugitive reconnaissance d'un touriste pressé. Sur les 
événements d'Europe, ils me questionnent avec pas- 
sion; mais ils me renseignent aussi, sans se lasser, 
sur les événements locaux, sur l'immigration arrêtée 
provisoirement, sur la question si difficile en Sibérie 
des engrais efficaces, sur la nature de la terre et sur 
la production du blé, sur les lectures populaires, sur 
l'assistance médicale, sur le régime des forêts, sur 



L&iur. 



•T -r. 



54 EN SIBÉRIE 

les mines d'argent, les gisements de fer et de houille 
qui viennent d'être cédés par le Cabinet à une grande 
compagnie — bref, sur toutes les questions vitales 
de cette riche province. On me conte aussi l'histoire 
du dernier recensement. Je savais déjà qu'en Russie, 
il avait causé des désordres graves, et que, près de 
Kazan, un employé avait été tué par la foiile. Dans 
la steppe sibérienne, il avait aussi provoqué une effer- 
vescence dont j'avais appris les détails à Omsk : sur 
les feuilles de recensement distribuées aux Kirghizes 
et traduites dans leur langue, on avait oublié de 
retrancher la question relative au service militaire. 
Les Nomades, qui sont exempts^ de ce service, ont 
cru à une atteinte portée à leurs droits déjà lésés par 
la défende qui leur a été faite d'aller cette année à la . 
Mecque, par crainte de la peste : on a dû leur distri- 
buer de nouvelles feuilles explicatives. Dans l'ATtaï, 
les plus sérieuses difficultés ont été causées par la 
présence d'un fort contingent de Vieux Croyant*^. 
Cette secte n'admet pas le ministère des prêtres : elle 
a ici dès partisans parmi des populations rurales que 
l'on cite comme des modèles de tempérance et d'acti- 
vité : mais, naturellement, les popes orthodoxes né 
cessent de les persécuter. Le recensement leur en a 
fourni un nouveau moyen. Les Vieux Croyants se 
marient légalement sans prêtres, par une simple 
déclaration à la police. Les popes en ont profité 
pour traiter, sur les feuilles de recensement, leurs 
femmes de concubines, et leurs enfants d'enfants illé- 
gitimes. 11 en est résulté des plaintes, des démarches 
officielles... N'a-t-on pas, dans ces simples indications, 
une idée singulière de cet enchevêtrement de races 
et de religions que présente la Sibérie, et de ce qu'il 




BARNAOUL 55 

faut au Gouvernement russe de tact et dé flexibilité 
îpour faire avancer du même pas cette masse confuse? 

Hélas! il me faut me hâter. Chaque jour, le dégel 
devient plus menaçant; les cochers ne répondent 
plus de me tirer d'ici avant la réfeçfion des routes, 
si je m'attarde auprès de mes hôtes si ehers. Nicolas 
Dmitrévitch ne me laisse plus perdre une minute : il 
me conduit de Tun à l'autre, fiévreusement. Puis, il 
m'annexe : c'est dans sa famille, dans son home si 
cordial que je dois prendre mes repas. Les personnes 
que je n'ai pu atteindre encore viennent me trouver 
là, et me donnent des brochures, des livres, des chif- 
fres, des renseignements sur les objets de leur com- 
pétence. C'est un travail accablant, mais il m'est faci- 
lité par l'obligeance la plus affectueuse et la moins 
banale. En quatre jours, ici, j'ai recueilli autant de 
notes et de renseignements statistiques que dans 
telle autre ville en trois semaines. Par exemple, je 
n'ai pas eu le temps de les vérifier ; mais mes hôtes 
veillaient sur moi et ne laissaient point passer d'affir- 
mation douteuse. Si je sais quelques petites choses 
justes sur l'Altaï, c'est à Nicolas Dmitrévitch et à Serge 
Ivanovitch que je le dois : ils ont fait le travail, je' 
l'ai cueilli seulement. 

Ces quatre jours charmants de hâte, de courses 
dans l'eau boueuse, d'interviews, de visites d'établis- 
i5ements, de causeries enjouées ou sérieuses^ de dis- 
cussions douces dans un cercle ami, ces quatre jours 
sont passés. J'ai serré des mains, j'ai embrassé des 
barbes, je pars. Il est sept heures du soir ; j'espère 
que la gelée va bientôt durcir la route. Les domesti- 
ques m'ont bordé dans mon traîneau, où j'4touffe 



S6 Elt SIBÉHIR 

maintenant, et cinq fortR chevaux, au lieu de lr< 
sont attelés : le cocher espère, de cette façon 
Bortirde la ville en me traînant sur la terre nue, 11 
fait un soir superbe, avec des transparences de cré- 
puscule que nos contrées ne connaissent pas : au ciel, 
une planète, je ne sais laquelle, brille, si grosse, si 
lumineuse, si proche, semble-t-il, qu'un frisson me 
saisit à la contempler. Je repasse par les gorges nues, 
solitaires à cette heure sombre, j'atteins les bouquets 
de sautes, dépouillés de leur givre vaporeux, puis la 
glace du fleuve, sur laquelle, déjà, un demi-pied d'eau 
miroite; enfin, au premier relai, au bout de trois 
heures, je respire : désormais, m'aasure-t-on, j'aurai 
de la neige en quantité suffisante pour continuer ma 
route. Je m'endors, réveillé de temps à autre par les 
cochers qu'il faut payer; je m'endors, rompu de 
fatigue, et sans me soucier des dangers légendaires 
de la forél sibérienne. 

5 aeril. — Je m'éveille complètement à l'aurore, 
reposé, rafraîchi, et, dans cet état de bien-être phy- 
sique, je savoure l'effet de neige le plus merveilleux 
qu'il m'ait jamais été donné de contempler. C'est une 
joie inexprimable des yeux que ces clartés tendres, 
ces couleurs simples et fondues, ce rose, ce bleu et 
ce blanc, atténués, semble-t-il, par le froid, et par on 
ne sait quelle buée indécise qui flotte à l'horizon. Puis, 
le soleil paraît, et alors, c'est une émotion à chaque 
brin d'herbe. Tout là-bas, de grands bouleaux clair- 
semés ont leurs moindres ramilles gantées de givre, 
et semblent d'énormes bouquets blancs dans des étuis 
bruns. Un peu plus loin, ils m'apparaissent, je ne sais 
pourquoi, comme une foule de gigantesques commu- 
niantes qui marchent, toutes un peu penchées on 



•^vr- 



-' ■%vr.-'% ■ te 



BARNAOUL 57 

avant, vers les splendeurs roses de l'horizon. Et les 
grandes herbes folles que nous frôlons sont blanches 
aussi, et les [)erdrix blanches qui, près de nous, sans 
s'effaroucher, restent immobiles au bord de la route, 
semblent avoir, également, ré vêtu une livrée et jouir 
comme moi de celte paix blanche ensoleillée. Mais, 
par exemple, tout objet vivant paraît noir sur cette 
neige : des hommes que nous croisons ont la barbe 
engivrée, et, dans ce collier blanc, leur visage prend 
un air cocasse : on dirait des pantins noirs avec des 
taches roses, des bonshommes artificiels jovialement 
peinturlurés pour faire contraste... Le soleil m'a laissé 
longuement jouir de ces merveilles simples qu'il con- 
templait, lui aussi, le curieux; puis, il les a fondues, 
et mon rêve s'est évanoui. Je ne crois pas oublier 
jamais l'indicible émotion de ce lever du jour. Il m'a 
payé de bien des heures tristes, et j'y ai vu comme un 
symbolique retour à la nature, après les faussetés 
poussiéreuses de notre Occident affairé... 

Mon retour s'effectue par les mêmes villages que 
l'aller, et, comme, vers la fin, je suis moins pressé, 
sûr désormais de me tirer d'affaire grâce au froid 
plus vif, je m'arrête volontiers pour causer dans les 
ishds. Je retrouve ^n passant la jeune paysanne à qui 
j'ai montré comment on fait des œufs brouillés : cette 
fois, elle les prépare toute seule, en riant de tout son 
cœur : — « Comment t'appelles-tu? lui dis-je. — 
Zénovia. Et toi ? reprend-elle — louli ! » Me voilà 
introduit dans la famille où tout le monde me tutoie, 
depuis la maman jusqu'à son fils aîné, un géant, un 
type magnifique et souriant de moujik sibérien. Je 
trouve, en somme, bon visage à tous les relais, et cette 
rapide excursion confirme la bonne opinion que j'ai 



r.8 ' EN SIBÉHIE 

conservée des paysans sibériens après un séjour far 
l'automne dernier datis le gouvernement de Tobols 
La suite du voyage me devait montrer que c'était 
un jugement bien téméraire! 

a avril. — Je suis arrivé celte nuit au village 
Krivochokovo, où la voie ferrée croise justement 
robi, et, comme le train trihebdomadaire ne part 
qu'après-demain, j'ai tout un jour pour flâner. Je 
vais d'abord examiner le pont. 

Le pont de l'Obi est le troisième grand pont du 
Transsibérien : le premier est celui de Kourgane, sur 
la Tobole, le second celui d'Omsk^sur l'irtyche. Celui 
de Krivochokovo est achevé, et l'on y termine les 
derniers préparatifs pour accueillir le comité de 
réception qui arrive dans dfeux jours. C'est un pont de 
belle allure : il mesure 1d5 mètres. Toutefois, pour se 
rendre compte de l'importance du travail, il faut 
l'examiner en détail : j'ai d'abord fait en voitufe 
le tour des piles, sur la glace; puis, j'ai dû, pour . 
en apprécier- la longueur, en conipagnie du très 
aimable ingénieur, M. V. Lenk, parcourir, en pelisse, 
par un tourbillon de neige, les lao mètres de tra- 
verses, sur lesquelles on n'avait pas encore achevé de 
poser la passerelle des piétons, et ^ui laissaient voir, 
dans leurs intervalles, comme au fond d'un abîme, la 
glace du fleuve. C'est un fort beau pont, et il a prouvé 
à l'essai, deux jours après ma visite, une résistance 
supérieure à toutes les prévisions. 

J'avais une lettre pour un notable du lieu : je suis 
allé le voir, et j'ai trouvé auprès de lui et de sa femme 
la classique hospitalité sibérienne. C'est chez lui que 
j'ai goûté pour la première fois de ces excellentes 
pommes gelées dont parle un voyageur français, et 



KRIVOCHOKOVO 59 

dont, jusqu'ici, les Sibériens à qui j'en avais parlé, 
avaient ri comme d'une invention -de touriste. Je cite 
le fait, d'abord parce que peu de gens savent combien 
les pommes gelées sont délicates, puis aussi, pour 
souligner un travers fréquent chez les Russes, en 
Europe comme en Asie : celui de donner avec un air 
d'autorité des renseignements sur des faits qu'ils 
ignorent. Rarement ils conviennent de leur ignorance, 
si excusable qu'elle soit. On avait ri de cette <i inven- 
tion » des pommes gelées, chaque fois que j'en avais 
parlé : cependatft, ces pommes se consomment bel et 
bien, et j'en ai goûté. Or, si, au lieu d'un mince petit 
fait, il s'agit d'une affaire d'importance, on comprend 
aisément combien on peut être induit en erreur par le 
travers d'affirmation que je signale : jointe cette pro- 
pension aux erreurs volontaires qui est ici d'autant 
plus accusée, je crois, que l'on s'élève davantage dans 
la société, il contribue à rendre l'étude des choses 
russes beaucoup plus délicate et compliquée que ne 
le croient bien des touristes. 

Grâce à l'hospitalité si cordiale dont je fus l'objet, 
grâce à une conversation animée et pleine, je passai 
chez mes hôtes une journée captivante. Ils m'avaient 
retenu jusque vers dix heures du soir en me répé- 
tant : « Mais, qui vous presse? » et j'allais décidé- 
ment prendre congé, lorsque j'entendis la maîtresse 
de la maison dire tout bas à son mari : « Faut-il faire 
atteler? » Le mari répondit : « NonI » A ce mot, un 
frisson me passa. Sans doute, cet hôte si prévenant 
qui, le matin, m'avait fait -renvoyer le cocher que je 
voulais garder toute la journée, ne se doutait pas 
de ce que signifiait ce refus, car, s'il s'en était douté, 
il m'aurait dit simplement : « Voici un sofa, couchez 



60 EN SIBÉRIE 

ici. » Il ne réfléchit pas, assurément, mais je réfléchis 
à sa place, et j'éprouvai quelque chose qui dut res- 
sembler à ce que ressentit P.-L. Courier, lorsqu'il 
entendit le terrible : « Faut-il les tuer tous deux ! » 
Ma situation était grave, mais que faire? Au bout de 
quelques minutes, je me levai sans affectation pour 
prendre congé, et, ayant demandé où je pourrais 
trouver un cocher, je reçus pour réponse qu'il n'y en 
avait plus à cette heure; je sortis. La tourmente de 
neige s'était apaisée, et le dégel, qu'elle avait inter- 
rompu un instant, recommençait. Que faire? Krivo- 
chokovo est un village dont la position est si admi- 
rable que, depuis l'ouverture des travaux du chemin 
de fer, sa population a passé, en trois ans, de 600 à 
11 500 âmes; malheureusement, ces âmes constituent 
un véritable ramassis de l'écume sibérienne. Le vil- 
lage ne possède encore ni rues, ni éclairage, ni 
police : il passe pour un coupe-gorge où les hon- 
nêtes gens s'enferment à la nuit close. Je n'avais ni 
canne ni revolver, et je portais sur moi une grosse 
somme d'argent; en outre, ma pelisse en peau de 
mouton embarrassait ma marche. Enfin, j'ignorais la 
position exacte de mon auberge, située là-bas^ à 
deux kilomètres, dans un taillis non défriché. Des 
chiens, tout d'abord, se jetèrent sur moi : je les 
écartai et partis devant moi, au jugé, la neige ayant 
effacé toute trace de la route. Oh! quel flux de pen- 
sées! indignation, colère contre mon hôte, regret de 
ma légèreté, résolutions pour l'avenir — si je me 
tirais de là, — puis la peUr, et, enfin, la résignation 
au pire. 11 faisait une nuit noire, sinistre. Dans 
l'informe agglomération du bourg, il n'y avait pas 
même de rangées régulières de maisons sur lesquelles 



KRIVOCHOKOVO 6 1 

je pusse me guider, à défaut de rues. Je me souve- 
nais d'avoir traversé en voiture un ravin dont le fond 
était plein d eau. Comment y passer maintenant? Je 
Tavais atteint et me tenais, hésitant, tâtonnant, sur 
le bord de la pente, lorsque j'entendis un : « Qui va 
là? » C'était le gardien d'un tas de bois qui me hélait. 
Il ni'aida à passer à pied sec, et, me cassant une 
grosse branche en guise de canne, il me dit : « Tu 
as tort, bârine, de te promener comme ça sans ton 
revolver. Le lieu n'est pas sûr. Que Dieu te protège I » 
Faut-il détailler mes angoisses, mes tâtonnements, 
mes faux pas? J'hésitais dans l'obscurité, trébuchant 
contre des mottes, m'enfonçant dans des ornières 
profondes où la glece se rompait, étouffant dans ma 
pelisse que j'étais obligé de tenir fermée avec une 
main, car elle ne se boutonnait pas. Impossible de 
m'approcher des maisons près desquelles, çà et là, 
un gardien agitait ses castagnettes : des chiens 
accouraient dès que je paraissais à leur portée. 
J'appelai une ou deux fois : pas de réponse! Crai- 
gnant d'attirer par ces cris l'attention d'un malfai- 
teur, je préférai me taire. — Tout à coup, je me 
trouvai dans un taillis, mais, loin de l'auberge. Je 
revins sur mes pas, à tâtons. Un gardien claquait 
ses planchettes. Malgré les chiens, et à tout hasard, 
je le hélai longtemps. Au bout de plusieurs appels, 
il m'entendit. D'abord, il parlementa prudemment à 
distance, puis, persuadé sans doute de la pureté de 
mes intentions, il s'approcha. Je le décidai avec peine 
à m'accompagner. Chemin faisant, il m'apprit que, 
l'avant-veille, une femme, logée à mon hôtel, étant 
partie de bonne heure pour prendre le train, avait 
été assassinée à cinq cents mètres de là ; et il ajouta t 



62 EN SIBÉRIE 

« Vous êtes bien imprudent, vous! » — Enfin, 
j'aperçus l'auberge. Gn fut long à s'éveiller, à 
m'ouvrir : on m'ouvrit pourtant; j'arrivai dans ma 
chambre trempé de sueur, tremblant de fièvre et de 
fatigue, et je tombai là, sans force, ayant conscience 
d'avoir passé une heure et demie dpnt le souvenir 
serait long à s'effacer. — Quant à mon hôte si 
aimable, dont l'hospitalité aurait pu me coûter la vie, 
il ne saura jamais, sans doute, cette aventure... 

Le surlendemain, après vingt-jquatre heures de 
cahotement dans un train lent, j'étaîis à Tomsk. 



II 



Tomsk. 

Tomsk ne se trouve pas sur la ligne du Transsibé- 
rien ; les ingénieurs chargés du tracé ont joué à la 
plus grande ville de Sibérie le vilain tour de ne lui 
accorder qu'un embranchement : — « C'est faute de 
s'entendre », disent les mauvaises langues! — Cet 
embranchement n'a que 65 kilomètres; mais, comme 
on passe une nuit à les franchir, on a le temps de les 
savourer. J'arrive de grand matin dans une gare 
minuscule, située, bien entendu, au milieu des 
champs-, à quelques verstes de la cité. Des cochers 
sont là, qui se disputent à grands cris les voyageurs : 
un traîneau me reçoit, et nous dévalons cahin-caha 
dans la direction de la rivière. Mon ami Gavril Pétro- 
vitch, chez qui je dois descendre, demeure tout là- 
bas : il faut, pour atteindre sa coquette maison de 
bois, traverser la ville endormie. M'y voici enfin ; je 
confie mes bagages à son domestique, et je m'en 
vais, pour attendre son réveil, flâner dans les envi- 
rons. La rivière, la Tome, s'étale largement sous une 
croûte de neige : sur la berge, des hommes et des 






64 EN SIBÉRIE 

femmes attellent des chevaux à des poutres équar- 
ries, et, dans le silence du matin froid, leurs éclats 
de voix sont étranges. Me voici, un peu plus loin, 
sur une petite place commerçante dont tout un côté 
est bordé par des étals de bouchers. Plusieurs bou- 
tiques sont ouvertes déjà, et je jette, en passant, 
un coup d'œil dans leurs profondeurs. Ce sont des 
salles noires, d'une révoltante malpropreté; le long 
des murs, des cadavres de bœufs et de veaux déca- 
pités, raidis par la gelée, se dressent sur le train de 
derrière, accotés les uns aux autres dans une posi- 
tion à la fois comiquevet lamentable : les bouchers, 
chaudement vêtus, et gantés de grosse laine, saisis- 
sent de temps à autre un bœuf gelé, et le laissent 
tomber sur le sol; alors, les jambes écartées-, la tête 
penchée, le'regard attentif, ils découpent des mor- 
ceaux de viande par de grands coups de leur hache 
acérée. Au dehors, on aperçoit devant chaque bou^ 
tique d'énormes balances de bois, hautes de 2 m. 50; 
ce sont les balances obligées du marchand de gros en 
Sibérie. Devant les portes, enfin, dans des corbeilles 
où les chiens errants fourrent le nez sans cérémonie, 
des tripes et des pieds gelés s'étalent ; tout cela est 
racorni par la gelée, noirâtre, répugnant. 

Gavril Pétrovitch est debout quand je rentre : il 
m'installe chez lui avec cette bonhomie charmante 
qui est le signe de l'hospitalité russe : a Voici votre 
chambre, louH Antonovitch, voici utie clef! » Rien de 
plus, pas une phrase. Mais ce silence même veut 
dire : « Vous n'êtes pas chez moi, vous êtes chez 
vous ; je ne me gênerai pas pour vous ; ne vous gênez 
pas pour moi. » Cette impression est délicieuse : 
avoir un mtérieur, un véritable intérieur, auprès 



TOMSK 65 

d'un vieil ami, dans cette ville* lointaine, au centre 
presque de l'Asie. 

Déjà, durant la journée; le dégel commence à s*an* 
noncer : la lutte est indécise encore, au milieu de la 
boue glissante, entre les voitures à roues et les traî- 
neaux. Vers la fin de l'après-midi, j'ai escaladé la 
pente raide contre laquelle s'appuie la rue Million- 
naya ; c'est une montée pénible, dans la glace fon- 
dante, parmi les immondices de toute sorte et de 
toute odeur que le dégel, peu à peu, découvre. Du 
sommet de ce rebord, on domine une partie de la 
ville, et le coup d'oeil dont on jouit est séduisant, 
bien que le crépuscule s'annonce par un ciel sombre, 
un vent glacial de tempête, et de la neige rare. 
Devant moi, la. ligne énorme, toute blanche, de la 
rivière insaisissable en ses limites ; puis, sur l'horizon 
une barre mystérieuse et triste de forêts saupoudrées 
de neige. De tous côtés, s'étalent des toits plats, verts 
ou gris, des maisons grises, sans rien de bien spé- 
cial, sinon ce mélancolique agrément que présentent 
toutes les villes russes, vues d'un peu loin. Tout près 
de moi, une égliser, avec des murs rosés et des cou- 
poles sobrement verdâtres, se détache gaîment de 
toute cette grisaille, 

La ville a bon air, malgré la saleté partout épandue 
et les immondices que la neige souillée ne peut déjà 
plus dissimuler. Les grandes rues sont sillonnées de 
fils électriques que relient les uns aux autres des fils 
perpendiculaires retenus au moyen d'anneaux en por- 
celaine; les fils cuivrés du téléphone, en réseau 
serré, pendent çà et là, si bas, qu'on les toucherait.de 
la main. Quelques grandes maisons de brique rouge, 
une grosse cathédrale blanche avec un dôme bleu 

EN SIBÉRIE. 5 



V .,-*-jv» - '.-sy:: 



66 EN SIBÉRIE 

de ciel, un marché très animé, une circulation très 
dense, à certaines heures, voilà ce qui me frappe 
d-abord; or, tout cela est signe de prospérité. Tomsk 
est en eflet un centre important, bien pluîs vivant 
qu'Irkoulsk, l'ancienne capitale, à peu près détrônée 
aujourd'hui; seulement, ici, c'est encore l'esprit 
positif des marchands qui domine. On espère beau- 
coup, pour civiliser et policer la ville, de l'Université 
naissante, et du noyau considérable de fonction- 
naires qu'a attirés ici l'ouverture du chemin de fer; 
Mais il faut compter d'une part avec la grossièreté 
native des mœurs et des goûts sibériens, d'autre part, 
avec les inquiétudes de l'autorité, peu soucieuse de 
voir se développer au grand jour, si près de la fron- 
tière russe, un foyer de libéralisme. Tomsk souffre 
tout ensemble de cette lutte que j'indique entre les 
éléments intellectuels, officiels et commerçants qui 
se disputent la conduite des affaires, — et de la situa- 
tion difficile que lui fait sa position géographique. 
Elle se trouve en effet à 50 kilomètres de son vrai 
fleuve, rObi, — et à la même distance du Transsibé- 
rien; la Tome, qui l'arrose, n'est qu'un affluent du 
grand fleuve, et la voie ferrée qui la dessert n'est 
qu'un embranchement de la grande ligne. Peu favo- 
risée de la nature, et n'étant, de plus, ni franchement 
marchande, ni franchement intellectuelle, la cité 
souffre beaucoup de cette situation ambiguë. C'est à 
démêler les éléments si divers qui la composent, que 
je compte employer les semaines qui vont s'écouler 
jusqu'au moment de la débâcle des fleuves. 

...Pour commencer le récit de mes impressions, il 
n'est que trop juste de remercier le général Assinkrit 
Assinkritovit'ch Lomatchevski, Gouverneur de Tomsk, 



TOMSK g 7 

du cordial accueil qu'il m'a ménagé. Dépouillant 
volontiers avec moi cette morgue officielle dont quel- 
ques-uns de ses collègues croient devoir s'entourer, 
il m'a fréquemment reçu à son foyer avec infiniment 
de -gaîté et de simplicité. Ce sont des procédés que 
l'on n'oublie pas ; j'en garde au Général et à M- Loma- 
tchevski une vive reconnaissance. 

9 avril — La température attiédie transforme la 
chaussée. La neige superficielle, qui était réduite à 
une sorte de poussière grise, a disparu, laissant aper- 
cevoir un feutrage jaunâtre, serré, épais de plusieurs 
centimètres, et composé de tout ce que, durant sept 
mois, des milliers et des milliers de chevaux ont laissé 
tomber sur leur route. Sous ce feutrage, une boue 
glacée s'est constituée; voici que la chaleur mobilise 
cette boue; de toutes parts, dans la crasse de la rue, 
glissent des ruisselets et gargouillent des cascatelles. 
L'invraisemblable saleté est presque gaie, sous ce 
souffle printanier ; les enluminures des enseignes et 
des rares églises me semblent vraiment jolies, sous 
ce chaud soleil. Quand je suis rentré, les deux enfants 
du portier, qui jouaient dans la boue de la cour, ont 
interrompu leur intéressante besogne ; le petit garçon, 
qui a bien quatre ans, et dont la mine est si drôlei 
sous sa casquette trop grande, ma dit : « Oncle^ 
tiens, nous avons fait un canal! » — et de rire! Eux 
aussi, ces bambins crasseux et déguenillés, ils sentent 
la joie du printemps. 

J'ai reçu la visite d'un professeur de l'Université 
un chirurgien : des yeux bleus, myopes, à fleur de 
tête, un air hollandais; on doit avoir à Sumatra, 
cette indolence et cette lassitude poHe. Nous avons 
causé de l'organisation chirurgicale des Universités 



Ç8 EN SIBÉRIE 

en Allemagne : elle est, me dit mon visiteur, vraiment 
de premier ordre : « A vrai dire, il faut payer pour 
tout; mais, pour de l'argent, on peut se procurer 
toutes les commodités; chez vous, au contraire, 
ajoute-t-il, tout est ouvert gratuitement, mais on n'a 
pas l'installation pratique que vous offrent les Uni- 
versités allemandes : les Français sont trop prati- 
ciens, trop artistes, et trop peu professeurs. » — Cela 
n'est pas si mal observé! J'apprécie d'ailleurs autant 
qu'il convient ce collègue qui, à la veille des- vacances 
de Pâques, m'annonce qu'il part de Tomsk pour 
Berlin, et va renoncer à faire ici ses leçons d'été pour 
s'assouplir là-bas la main par l'anatomie du cadavre; 
cela me semble si rare et si précieux, cette régression 
passagère d'un artiste vers ce qui est la base même 
de son art, ce désir qu'éprouve un chirurgien de se 
remettre, en guise de repos, à refaire en quelque sorte 
ses gammes ! 

10 avril, — Ce matin, par 12° de froid, j'ai vu un 
vélocipédisie se prélasser sur sa machine dans la rue 
principale; il n'avait pas l'air d'exécuter un tour de 
force : il se promenait lentement à cause des aspé- 
rités de la boue gelée : il jouissait du beau temps I 

J'ai fait, dès mon arrivée, une visite au personnage 
le plus important de Tomsk après le Gouverneur, au 
Recteur*, Son Excellence V. M. Florinski*. Il a sous 
ses ordres la moitié occidentale de la Sibérie ; son 
académie est grande comme bien des fois la France ; 

1. J'appelle recteur le Popélchitiel okrouga. Je prie mes lec- 
teurs russes de croire que je sais mon frafnçais et que je ne 
confonds pas un Recteur avec le Hector russe, chef des quatre 
facultés. 

2. M. Florinski a pris sa retraite quelques mois après mon 
passage, et a été remplacé par l'ancien Rectçr^ M. Soiidakof, 



TOMSK 69 

mais, en revanche, elle n'est guère peuplée. Le rec- 
teur est un homme qui a passé la soixantaine ; son 
regard, un peu lassé, est d'une rare pénétration/ On 
dit couramiment, en Sibérie, que Vasili Markovitjch 
est un des plus intelligents parmi les grands person- 
nages de l'Asie russe : on a raison. Mais, en revanche, 
ses tendances autoritaires lui ont créé bien des résis- 

m 

lances et bien des ennemis. Je n'ai pas, témoin 
impartial, à intervenir dans les querelles qui par- 
tagent la ville de Tomsk; mais je puis bien constater 
que le recteur est un des combattants les plus 
acharnés de ces luttes politiques, sourdes ou avouées. 
Malheur à qui lui déplaît, car il a la main longue et 
lourde; sous lui, personne ne bronche, ni les pro- 
fesseurs de la Faculté de médecine (qui constitue à 
elle seule l'Université de Tomsk*), ni les étudiants, 
qui sont menés militairement,* et dont lé vêtement, la 
coiffure, les sorties, les réunions, le mariage même, 
sont soumis à une sévère réglementation : quant aux 
lycéens, garçons et filles, ils sont paisibles comme 
des communiants ^. 11 règne partout, dans le monde 
enseignant et étudiant, une crainte sourde qu'on n'ose 
ise confier qu'à l'oreille. Comme le recteur sort très 
peu, n'apparaissant qu'à de rares intervalles, au grand 
trot de ses magnifiques chevaux blancs, la retraite 
relative où il se complaît lui fait attribuer par le 
public le caractère d'une divinité qui foudroie der- 
rière un nuage. A-t-on quelque difficulté adminis- 
trative, encourt-on quelque reproche d'un supérieur : 

1. La Faculté de droit, rendue nécessaire par la réforme 
judiciaire en Sibérie, n'a. été ouverte qu'au mois d'octobre 1898. 

2. n leur est, par exemple, interdit d'aller- au théâtre en 
semaine, fût-ce avec leurs parents! Et ils sont tous externes! 



70 EN SIBÉRIE 

« Bon! se dit-on, j'ai déplu à Vasili Markovitchl... » 
Tel est, ou à peu près, Thomme que se représente 
toute la Sibérie, ^- car M. Florinski est un des per- 
sonnages les plus connus du monde officiel russe. — 
Il m'est apparu, à moi, un peu différent de ce por- 
trait, au cours des fréquentes visites que nous avons 
échangées, et des longues conversations dont il m'a 
honoré. D'abord, ce terrible chef du corps enseignant 
est un parfait galant homme; puis, c'est un savant, 
avec qui causer est une vraie joie. Il est probable 
que, sur bien des questions que nous avons eu la 
discrétion de ne pas aborder, nous ne serions pas 
tout à fait du même avis, mais je ne puis me sou- 
venir sans un vif plaisir des conversations que nous 
avons eues sur la Sibérie, sur l'histoire de Tomsk, sur 
l'archéologie locale, sur des questions de méthode 
en histoire et en critique. C'est avec le recteur que, 
dans ce voyage d'un caractère surtout pratique, j'ai 
passé quelques-unes des heures les plus intellec- 
tuelles de mon long séjour à Tomsk. Point d'enjoue- 
ment, on le croira sans peine, peu de fioritures et de 
penchant aux digressions a'necdotiques, mais, quelle 
vision nette et quelle souplesse dans cet esprit! Sans 
effort, il passe d'une discussion pratique sur le prix 
des briques, par exemple, à une suite de réflexions 
originales sur la marche de la migration des peuples 
en Sibérie, ou à la discussion d'une trouvaille archéo- 
logique et des déductions qu'impose au savant le 
dernier kourgane é ventre. Quand on se promène à 
travers le Musée qu'il a installé dans deux salles de 
l'Université où il loge, quand on examine, sous sa 
bienveillante conduite, des aiguilles de Tâge de 
bronze, ou bien des ornements ostiaks qui lui per- 




K V 



TOMSK 71 

mettent de supposer que rAmérique.du Nord â été 
peuplée par une migration asiatique passée par le 
détroit de Behring, on a peine â se représenter alors 
que ce même savant fera peut-être punir demain un 
étudiant aperçu sans sa casquette d'uniforme. 

M. Florinski est médecin; il fut autrefois, à l'Uni- 
versité de Kazan, professeur de clinique obstétricale : 
mais il se consacre exclusivement, depuis bien des 
années, à Tadministratioii et à rarchéologiè. D'une 
santé débile, il ne recule pourtant pas devant des 
tournées en iarentass par les villes et villages de son 
académie; il fait ainsi chaque année des milliers de 
kilomètres, recueillant dés pierres et des souvenirs 
préhistoriques, distribuant des exhortations et sur- 
tout des ordres. En Russie, le rôle d'un recteur ne se 
borne pas à réglementer ou à contenir les enseigne- 
ments secondaire et supérieur : les principaux efforts 
de ce fonctionnaire doivent porter sur l'enseignement 
primaire. Qu'on le veuille ou non, l'instituteur est 
plus important, au point de vue politique, que le pro- 
fesseur de Faculté, et le Gouvernement i'iisse, tout 
comme le nôtre, s'efforce de modeler les écoles à son 
image. Seulement, en Russie comme en Sibérie, la 
question est plus compliquée que chez nous. En 
France, le préfet et le recteur ne s'occupent pas de 
savoir si l'on enseignera : ils examinent seulement 
dans quel esprit on enseignera. En Sibérie^ les deux 
problèmes se posent successivement; avant d'exa- 
miner la direction qu'il convient d'imprimer aux insti- 
tuteurs, il faut, là-bas, résoudre la question suivante : 
convient-il d'encourager le mouvement d'instruction 
primaire, d'augmenter le nombre des écoles et d'en 
étendre le programme? Chez nous, de quelque 



-Sf" 



72 EN SIBÉRIE 

nuance que soit le ministère, et par suite, le préfet, 
on n*empôchera pas que tous les petits Français 
n'apprennent à lire et à écrire ; en Sibérie, selon que 
le recteur suivra telle ou telle politique, il y aura plus 
ou moins d'enfants instruits des éléments. On voit 
toute l'importance d'un tel poste. Or, le Gouverne- 
ment russe a bien compris que multiplier le nombre 
des écoles, c'était déposer dans le peuple des germes 
nombreux de libéralisme, c'était, par suite, se préparer 
des ennemis. Toutefois, ne pouvant songer. à tenir de 
force tout un peuple dans l'ignorance, il a eu l'habi- 
leté de prendre la direction du mouvement qu'il ne 
pouvait entraver. A cet effet, il a cherché à mettre les 
écoles aux mains des ecclésiastiques, les popes 
n'étant jamais suspects de libéralisme. Mais, en face 
de ces écoles religieuses, auxquelles le procureur du 
Saint-Synode, M. Pobiédonostsef, a donné une si puis- 
sante imjpulsion, il existe d'autres écoles, en général 
beaucoup mieux organisées, qui sont subventionnées 
par les conseils généraux ou les particuliers. Ces écoles 
non ecclésiastiques sont de beaucoup les plus floris- 
santes et les plus aimées du public, mais elles portent 
souvent ombrage aux autorités; on ne pourrait les 
supprimer : on leur fait une guerre sourde, et c'est 
de cette lutte que se compose toute l'histoire ^de 
l'instruction primaire en Russie depuis une dizaine 
d'années. Le rôle du recteur consiste donc surtout, 

w 

ici tout au moins, à soutenir les unes et à contenir 
les autres. Or, en Sibérie, ce rôle est délicat, car, si, 
d'une part, l'autorité est plus armée encore qu'elle 
ne l'est en Russie, l'opposition, de son côté, est moins 
coercible, car ceux qui vivent en Sibérie ne craignent 
plus d'y être expédiés. 




• TOxMSK 73 

Ces explications permettront, je Tespère, de com- 
prendre le caractère principal des fonctfons exercées 
à Tomsk par M. Florinski, et, en même temps, la 
tendance de ce qu*on appelle là-bas la Société d'ins- 
truction primaire. 

Dans le monde russe tout entier, les écoles sont sou- 
vent créées par initiative privée. Je sais, par exemple, 
une jeune fille qui a ouvert en Russie, par son seul 
dévouement, une trentaine d'écoles de village. En 
Sibérie, où les centres habités sont séparés par de 
longues distances, et où il faut lutter contre l'apathie 
d'une population qui vit grassement dans sa séculaire 
ignorance, les particuliers qui s'intéressent à l'ins- 
truction primaire se sont, dans les principales villes, 
constitués en sociétés. Ces sociétés, reconnues par 
l'État, ont pour but d'instruire le peuple par tous les 
moyens légaux, écoles, primaires, écoles d'adultes, 
écoles du dimanche, représentation^ populaires, créa- 
tions de bibliothèques, lectures populaires, confé- 
rences, etc. Il semble donc qu'elles facilitent au rec- 
teur la parti'e la plus ardue de sa tâche. Ce serait 
exagérer, toutefois, que prétendre qu'il règne tou- 
jours entre eux une parfaite harmonie : je soupçonne 
que si les sociétés et le chef de l'académie sont 
d'accord sur le but : nécessité inéluctable de donner 
au peuple quelques miettes de savoir, ils ne s'en- 
tendent peut-être pas aussi bien sur le moyen 
d'atteindre ce but... 

J'ai, en ma qualité de membre. du corps enseignant, 
pris grand intérêt au fonctionnement de cette géné- 
reuse société d'instruction primaire à Tomsk. Sans 
me mêler à des questions qui ne me regardaient 
point, j'ai assisté à plusieurs des séances plénières. 



-"">*/ 



74 EN SIBÉRIE 

En voici une, par exemple. Dans- une grande' salle 
transformée en théâtre, sont réunies trois cents per- 
sonnes environ. C'est dimanche, mais on n'est pas 
spécialement endimanché : tous sont vêtus simple- 
ment et proprement. On me montre des savants, des 
professeurs; dès ingénieurs, des fonctionnaires, des 
marchands, des paysans, des étudiants : les classes 
les plus diverses de la société sont représentées ici : 
çà et là, un joli visage de jeune fille se retourne, et 
c'est un repos pour l'œil, entre toutes ces barbes. 
Devant une petite table, trois messieurs, qui forment 
le bureau, sont assis, et, à tour de rôle, prennent la 
parole. On ne saurait se figurer le sérieux de tous les 
assistants, la conscience avec laquelle ils écoutent 
les rapports du comité, la franchise avec laquelle ils 
avouent leurs moindres scrupules. On discute par 
exemple sur les moyens d'augmenter les ressources 
de la société : divers membres font des propositions. 
« A Pétersbourg, dit l'un, nos collègues réalisent de 
beaux bénéfices en vendant de vieux papiers et des 
chiffons. — A Pétersbourg, répond un voisin, papiers 
et chiiTons se vendent 100 francs la tonne; ici, on en 
tirerait à grand peine 18 francs! » Durant deux heures, 
on cause ainsi, sans prétention, avec une bonhomie 
convaincue. J'emporte de là l'impression de m'être 
trouvé en contact avec de braves gens encore gonflés 
d'illusions, mais si fortement décidés à leur mission 
de charité intellectuelle, que je me sens rougir un peu 
démon scepticisme de blasé. — « Que diable êtes-vous 
allé faire là? » me disait, en souriant, un haut fonc- 
tionnaire. — « Ohl tout simplement me mêler à de 
très honnêtes gens désintéressés, et me chauffer à leur 
si noble enthousiasme. » 



— « I • 



TOMSK 75 

... J'ai fait connaissance avec le Bureau des voies 
de conoimunications fluviales. L'ingénieur en chef, le 
baron B. A. Aminof, est le constructeur du canal de 
rObi à ITénisséye. Il me reçoit avec une accueillante 
bienveillance, et, à peine lui ai-je avoué mon désir 
d'explorer le fameux canal, qu'il meta ma disposition 
le bateau qui ravitaille là-bas les postes d'éclusiers, 
et qui doit partir aussitôt après la débâcle des glaces. 
J'aurai encore 500 kilomètres à parcourir en canot 
toungouze pour gagner la ville d'Yénisseisk ; mais, 
l'eau ne m'a jamais fait peur. Le baron Aminof parle 
peu du canal, puisque je le verrai : en revanche, il est 
inépuisable sur la question du réseau fluvial de la 
Sibérie occidentale, et me donne de précieux détails 
sur son exploration de l'Irtyche noir. Durant une 
heure, nous remuons des cartes et des chifl'res, nous 
discutons des tarifs, nous posons des rails, nous per- 
çons des seuils de montagne : l'union de la Sibérie 
avec l'Europe par eau est déjà faite quand nous nous 
quittons. Le « Baron » passe à bon droit pour un des 
plus éminents ingénieurs fluviaux de la Russie; 
malgré sa timidité, il fait une grande impression, que 
ne dément pas, je puis l'ajouter maintenant, l'examen 
de sa belle œuvre sibérienne. 

Me voici prenant le thé, ce soir, chez un autre fonc- 
tionnaire du même département, Piotre Mikhaïlo- 
vitch B. C'est un homme brun, un peu réservé, aux 
yeux très doux. Plusieurs ingénieurs et fonctionnaires 
sont là. Notre conversation prend tout de suite et sans 
peine le caractère technique que je désire partout lui 
imprimer. Il faut entendre avec quelle passion chacun 
ici s'occupe de ces problèmes si difficiles des moyens 
de communication, de colonisation et de culture. 



•I-qy- 



76 EN SIBÉRIE 

auxquels, chez.nous, les- spécialistes seuls prêteraient 
l'oreille. Naturellement, les hôtes ne manquent pas 
de jouer aux cartes ; j'en profite pour causer avec le 
fils de la maison, un enfant de sept ans, aux allures 
décidées, au teint de pêche, et aux lèvres si rouges 
qu'on les dirait peintes au carmin. Planté devant moi, 
dans ses bottes plissées, son pantalon n'oir bouffant 
et sa chemisette de soie bleue qu'il porte à la roisse, 
il pose sur moi, l'étranger, l'être nouveau et extraor- 
dinaire, ses regards interrogateurs : nous causons, et 
je lui donne cent détails sur notre genre de vie, à nous. 

— Alors, vous n'avez pas de poêles comme les 
nôtres? 

— Mais non ! 

— Et de la neige? 

— Chez nous, c'est une exception; d'ailleurs, elle 
fond tout de suite. 

— Alors, comment faitps-vous pour aller en traî- 
neau?... 

' A chaque réponse surprenante, il se retourne en 
riant vers sa mère qui est là, indifférente, elle, aussi, 
au jeu de cartes. C'est une femme brune, simple et 
réfléchie, d'une expression à la fois douce et décidée. 
Elle est originaire de L'extrême ^id de la Russie : les 
montagnes ont été l'horizon de son enfance. Elle 
souffre plus qu'elle ne l'avoue de son séjoijr dans ce 
pays rude, au climat extrême, dans cette Sibérie où 
le printemps n'a pas de grâce ni l'été de séduction, 
où l'on n'a pas de jardins, mais seulement, dans les 
bois, une soudaine et folle poussée de fleurs. L'amour 
des fleurs, des fruits et du plein air, voilà ce qui fera 
toujours la différence entre les habitants de l'extrême 
nord et nous autres, peuples gâtés de la nature. 



• TOMSK 77 

Nous causons de la société féminine de Tomsk. 
M™° B. la trouve peu ouverte, peu accueillante, 
elle n'y rencontre pas trace de l'expansion naturelle 
aux femmes russes ,du sud-est. Aussi ne fréquente- 
t-elle guère ici régulièrement que des femmes de fonc- 
tionnaires : entre elles, elles cultivent et choyent leurs 
tristesses d'exil volontaire. Et puis surtout, M"*'' B. 
se concentre sur sa famille : n'est-ce pas l'éternelle 
consolation ! A ce propos, nou.s parlons des Françaises, 
et, sur quelques exemples d'évaporées qu'elle a pu 
observer çà et là, nion interlocutrice les juge sévère- 
ment. Hélas! on ne juge nos mères, nos femmes, nos 
sœurs, que sur nos romans inconvenants (on ne lit pas 
les autres) > et sur quelques fâcheux exemplaires de nos 
compatriotes que la gêne ou quelque mauvais génie a 
transplantées là-bas, tout en leur faisant perdre leurs 
qualités natives. Qui donc * sympathiserait avec les 
Russes, si on ne les voyait qu'à Monte-Carlo? Qui 
donc aimerait les Françaises, si l'on ne connaissait 
pas celles qui restent autour de leur clocher? Ah I que 
les étrangers nous sont injustes! 

Je parlais de la France, l'autre soir, avec une jeune 
femme, russe elle aussi, et appartenant à la classe des 
petits employés. Joli visage, aux yeux brillants et 
comme noyés çà Qt là, intelligence moyenne, avec de 
la naïveté fraîche et quelque lecture. Elle m'interro- 
geait sur nos mœurs, sur nos goûts; et, tout en satis- 
faisant gaîment sa curiosité, je ne pouvais m'empêcher 
de trouver à part moi qu'une Française de sa classe 
sociale ne la vaudrait pas : la Française, qui croit 
toujours devoir s'observer et se retenir, comme si elle 
allait glisser, aurait certes moins d'abandon, et, en 
outre, dam^^ le souci qu'elle aurait de plaire, elle aurait 



»♦ 



3' 



78 EN SIBÉRIE • 

peine à dire autant de choses justes que cette Russe 
indifférente à Teffet qu'elle peut produire, et tout 
entière à la conversation. 

i f avril. — Le bibliothécaire de l'Université, Stépane 
Kirovitch Kouznetsof, est un savant doux, myope, 
pince-sans-rire, très sympathique, et toujours plein de 
prévenance. L'autre jour, il me faisait voir les trésors 
de la bibliothèque, dont le fonds principal vient du 
comte Strogonof et d'un prince Demidof. Tantôt, je 
déjeune chez lui, dans une intimité reposante et gaie. 
La conversation est charmante, autour de la table, et 
je m'y laisse entraîner comme à une conversation de 
France. Je mets notre hôte sur le sujet des fouilles 
archéologiques poursuivies par lui aux environs de 
Tomsk. 11 me montre des bibelots préhistoriques, et 
des photographies d'un intérêt puissant : me voilà 
emporté dans un autre monde ; mais, çà et là, une ma- 
lice lancée par notre hôte à l'adresse de quelque savant 
confrère, me ramène à la réalité. Stépane Kirovitch sait 
tout, positivement, mais il est surtout archéologue et 
ethnographe. Aussi, comme tous ceux qui ont une 
spécialité plutôt restreinte, est-il, malgré sa bonhomie, 
d'une humeur combative et intransigeante pour tout 
ce qui concerne la science. En voici un exemple. Il 
s'est occupé avec grand soin et avec une rare compé- 
tence de la race des Votiaks, qui vivent en Russie, 
dans le bassin de la Kama. Il est donc quahfîé pour 
parler de l'affaire fameuse de Moultane, dans laquelle 
un village votiak fut accusé faussement par quelques 
coquins russes, d'avoir pratiqué un sacrifice humain. 
Ce procès, qui passionna toute la Russie, fut embrouillé 
par un ethnographe qui prétendait étendre aux 
Votiaks les coutumes religieuses d'une peuplade voi- 



-Ij. V- 



TOMSK 79 

sine. M. Kouznetsof entra en lice, et, au point de vue 
scientifique, prit la défense des accusés. Je sais tout 
cela de longue date ; mais ce m'est un régal d'entendre 
le récit de ces discussions fait par le savant lui- * 
même. Il conte doucement, comme avec une ironie 
intérieure, et, autour de la table, une houle dTiilarité 
s'élève lorsqu'il nous fait le récit du défi qu'il a porté 
à son adversaire, le professeur Smirnof. L'idée d'un 
tournoi scientifique entre ces deux savants exaspérés 
est délicieuse; d'ailleurs, il n'y a pas eu de sang 
versé : le professeur Smirnof s'est dérobé, et Stépane 
Kirovitch triomphe modestement *. 

Les étudiants donnaient ce soir, au théâtre, un 
concert de charité au profit de l'enseignement pri- 
maire : j'y suis allé. Le théâtre de Tomsk appartient 
à un particulier qui l'a fait construire sur une belle 
place, après s'être, comme il convient, muni de toutes 
les autorisations nécessaires. Malheureusement, l'ar- 
chevêque s'aperçut un beau jour que, sans être direc- 
tement face à face, la cathédrale et le théâtre étaient 
en vue l'un de l'autre : était-il possible de tolérer une 
si démoniaque impiété? Un théâtre, à trois cents 
mètres d'une cathédrale I Voilez-vous la face, pieux 
Sibériens! Non, jamais pareil lieu de perdition ne 
serait supporté à côté d'un temple. Les Russes ne 
sont pas bigots ; les Sibériens le sont bien moins 
encore. Aussi la colère de l'archevêque provoquâ- 
t-elle en ville une douce gaîté. Néanmoins, un arche- 
vêque est un gros personnage : il fallut lui obéir. 
Jeter bas le théâtre eût été dur ; le prélat d'ailleurs 



4. Cf. la spirituelle préface de M. Paul Boyer à sa belle tra- 
duction des Eludes ethnographiques dn^'Smirnoî {Leroux^ iS2%). 



rvv"^* 



'^ 



^0 EN SIBERIE 

n'allait pas jusqu'à exiger pareil sacrifice. Le proprié- 
taire se contenta d'élever entre la cathédrale et le 
théâtre, pour les séparer nettement, une grande 
bâtisse. La religion serait ainsi respectée. Seulement; 
à quoi notre propriétaire (un riche marchand) pour* 
rait-il bien employer sa. grande bâtisse? Des maga- 
sins? — il s'en trouve en ville, et, d'ailleurs, la place 
n'est pas favorable. Des maisons d'habitation? — on 
est bien près des autorités. Si l'on en faisait un hôtel? 
L'hôtel fut autorisé, et comme il s'élève en bordure 
d'une belle place, il peut être assuré du succès. Je 
félicite sincèrement Monseigneur de sa victoire. Un 
hôtel n'est pas, <îertes, comme un théâtre, un lieu 
excommunié par les canons, mais, pour qui connaît 
les hôtels sibériens, il est extrêmement piquant de 
voir l'un d'eux s'élever en face d'une église, car ces 
auberges n'ont guère de scrupules, et donnent bien 
lieu, pour le moins, à l'exercice de quatre ou cinq 
des péchés capitaux. 

Tomsk a donc conservé son théâtre. La salle en 
est assez grande, toute blanche, meublée, en bas, de 
rangs de chaises dont le prix est d'autant plus élevé 
qu'on est assis plus près de la scène. L'éclairage élec- 
trique est médiocre, mais enfin, il fonctionne. Je res- 
sens, en plus grand et en moins intime, une impression 
analogue à<îelle que me fit, il y a quelques années, le 
théâtre d'Arkhangel : seulement, dans ce dernier, la 
lumière était fournie par une cinquantaine de bougies, 
et cela était si délicat, qu'on se sentait comme en 
famille. Le rideau du théâtre de Tomsk est peint de 
sujets qui sont allégoriques, je pense : au centre, se 
dresse une énorme femme, autour de laquelle volti- 
gent des anges. Ces anges sont si grands qu^ils ont 



TOMSK 81 

l'air de robustes adultes, et Tun d^eux, qui, avec Tinno-- 
cence d'un bébé, étale, tout au premier plan, de 
volumineuses chairs roses, est comique à en mourir. 

Les étudiants ouvrent le feu. Leur chef d'orchestre, 
très jeune, très sérieux, ganté de blanc, et sanglé 
dans son uniforme à liserés bleus, bat la mesure avec 
une conviction émue, un peu gêné, je pense, par la 
présence du Gouverneur. Après les étudiants, défilent 
tour à tour des artistes amateurs, appartenant à la 
meilleure société de la ville, et tout cet ensemble de 
bonnes volontés unies est vraiment agréable, à force 
d'être sans prétention. 

12 avril, — Je lis religieusement, chaque matin, les 
deux journaux locaux. Ils sont bien faits, un peu trop 
bien faits, même, pour mon goût, car je suis trop 
habitué à cette cuisine du journalisme, pour être 
flatté de la retrouver au centre de l'Asie. Ils ont des 
rédacteurs attitrés, des reporters même. Je ne retrouve 
pas, même dans le meilleur d'entre eux, autant de 
grâce sérieuse que dans le Stepnoije Kraye d'Omsk* 
Mais, comment être sévère pour une rédaction.qui m'a 
fait un si flatteur accueil, et qui m'a abreuvé de vin 
rouge, en m'accablaht de questions? Le Tomsky JAstok^ 
(la feuille de Tomsk) est intéressant, et bien informé^ 
en général, surtout des menus faits de la vie provin- 
ciale. Il est libéral avec prudence, et sait défendre à 
la fois les intérêts de la bonne cause politique et ceux 
de son propriétaire, le grand Hbraire Makouchîne. C'est 
une feuille d'avenir, et qui gagne de l'argent. L'autre 
journal est leSibirsky Viestnik {messager de Sibérie^)* 

1. Devenu depuis lors journal quotidien, sous le nom dd 
Sibirskaya jizne (La vie sibérienne). 

2. Supprimé par la censure, au mois de mai 1897. 

tSN giBiRiis. n 



82 EN SIBÉRIE 

•' L'autre jour, je lisais dans l'une de ces feuilles, 
Tentrefilet suivant : « Un jeune homme, appartenant 
à une administration publique, se permet de pour- 
suivre certaines jeunes filles en leur adressant des 
propos inconvenants. Le frfere d'une lycéenne ainsi 
importunée est venu nous raconter la chose. Nous 
prévenons, en conséquence, l'intéressé que, s'il recom- 
mence à harceler les femmes qu'il rencontre, nous 
imprimerons ici même son nom. » 

Souvent, aussi, j'ai lu des remarques du genre de 
celle-ci : « Nous prions l'agent de police de telle rue 
de jeter un coup d'œil dans la cour de la maison tel 
numéro : des tas de fumier s'y étalent, au mépris de 
tous les règlements, et sont une menace pour la santé* 
des voisins. » 

Et encore cette note bien typique : « Nous avons 
acheté du pain dans une boulangerie située dans 
telle rue; ce pain contenait des crottes de souris et 
d'autres immondices ; nous portons ce fait à la con- 
naissance de nos lecteurs. » 

Sans doute, à première vue, on peut trouver que 
ces procédés de presse provinciale manquent un peu 
de dignité; pourtant, cela n'est-il pas plus utile 
qu'une énumération des chiens écrasés? Si la presse 
se mettait résolument à signaler les abus, petits et 
grands, elle aurait un beau rôle. Malheureusement, la 
concurrence lui dicte la lâcheté. Mon premier mouve- 
ment a été de sourire de ces dénonciations mesquines; 
mais ensuite, je les ai trouvées plus crânes que les 
vilaines compromissions de nos journaux à nous, 
même ceux de l'opposition, devant tout ce qui porte 
un litre ou possède quelque influence. Peut-on sou- 
rire des journaux sibériens, quand on voit, en France, 



TOMSK 8:^ 

les compagnies de chemins de fer tenir en laisse nos 
milliers de feuilles publiques, et leur interdire toute 
critique à leur égard, par le seul don grincheux d'une 
douzaine de permis gratuits de circulation ! 

i S avril, — J'ai vu souvent, depuis mon arrivée, le 
commissaire de l'émigration, A. V. Dourof. C'est un 
homme paisible, affable, d'une franchise simple, et 
sur qui pèse une tristesse : il a rapporté récemment 
de ses visites aux baraquements des émigrants, des 
germes de fièvre scarlatine, et a communiqué la con- 
tagion à l'un de ses enfants, qui en est mort. Il faut 
voir à l'œuvre, en Sibérie, ces hommes qui surveillent, 
protègent et installent la troupe misérable des pay- 
sans chercheurs de pain; à Tchéliabinsk, à Omsk, à 
Tomsk, je retrouve chez eux, avec des nuances 
diverses, le même dévouement simple, dont le spec- 
tacle réconforte. La fatigue,^ les soucis, le contact 
de la njisère criante contre laquelle on ne peut rien, 
le danger des épidémies, enfin, pour eux et pour leur 
famille, rien ne les eflraye ni ne les détourne. 

Aussitôt après le lunch, Alexis Vasiliévitch est venu 
me prendre dans sa voiture, et, par des chemins 
abominables, risquant de verser vingt fois, nous 
sommes allés visiter le Point d'émigration, c'est-à-dire 
les baraquements qui servent do premier asile aux 
émigrants. La vallée de la Tome forme une dépression 
dans laquelle Tomsk est bâtie, escaladant çà et là le 
rebord de la falaise, quand celle-ci se rapproche du 
fleuve. Le Point est situé à cinq oti six kilomètres en 
aval de la ville, à l'endroit nieme où se trouve installé 
le port estival. Il faut savoir, en effet, que la rivière 
n est praticable aux paquebots que durant les grandes 
eaux printanières ; un mois après la débâcle, on ne 



84 EN SIBÉRIE 

s'embarque plus aux quais de la ville, mais là-bas, 
au port : une ville russe ou sibérienne serait, je le 
crois bien, un peu honteuse, si elle avait dans ses 
murs mêmes sa gare et son embarcadère fluvial! Une 
voie ferrée vient justement d'être construite pour 
relier le port à la gare du chemin de fer : comme la 
prairie où elle s'allonge est couverte lors des grandes 
eaux, on a établi un remblai dont on a protégé les 
revers par des amas de pierres que soutiennent des 
losanges de branches entrelacées : d'un jour à l'autre, 
on attend la débâcle, et, pourtant, tous les ouvriers 
travaillent ici mollement, sans conviction *. La gare, 
surélevée de plusieurs mètres, trône au milieu de cette 
bourgade de bois, entrepôts, comptoirs, baraque- 
ments, qui, dans quinze jours, va se trouver inondée. 
Je ne crois pas utile de relater ici, dans le détail, 
ma visite dans les chambres où quelques familles 
d'émigrants qui s'en retournent attendent la débâcle 
du fleuve et l'arrivée des paquebots; c'est toujours le 
même spectacle de misère en haillons et la même 
odeur spéciale de l'émigrant russe.. Ceux-ci, pour- 
tant, ont peut-être l'air encore plus affaissé que tous 
ceux que j'ai rencontrés jusqu'à présent; c'est que, 
s'en retournant, ils ont perdu jusqu'à cette ombre 
d'illusion qui, peut-être, soutenait un peu leurs frères* 
A rinfirmerie, quelques typhiques achèvent leur con- 
valescence. L'impression totale est lugubre. L'em- 
placement de ce Point est piteusement choisi, sans 
doute, mais, à moins de frais considérableSj on n'eût 
pu mieux faire. Bon gré, mal gré, il faut subir icij 



1. Dix jours après cette visite, l'inondation emportait plusieurs 
kilomètres de la nouvelle voie! 



TOMSK 85 

au printemps, Tassaut de la rivière, et l'on s^y résigne. 
Lorsque les eaux viennent à monter, on place le 
bétail sur des radeaux qui, peu à peu, s'élèvent avec 
le flot; les personnes valides s'installent sur les toits; 
quant aux malades, on les porte en barque à Tinfir- 
merie, où ils entrent par les fenêtres. Je ne verrai 
pas ce spectacle, car pour le voir, il faudrait s'enfermer 
ici durant plusieurs jours, et j'avoue n'en avoir aucune 
envie; mais la simple description que m'en fait un 
domesticiue, d'une voix paisible, me fait frissonner. 

i ô avril, -r— Il fait décidéuient chaud, et le dégel qui 
n'était qu'ébauché, s'accuse chaque jour davantage. 
La rue a si bien fondu qu'elle a pris l'aspect d'une 
rivière de boue couleur chocolat, où les pieds des 
chevaux s'enfoncent jusqu'au boulet, inclusivement. 
Les senteurs, qui- étaient d'abord individuelles, si je 
puis dire, à mesure que chaque unité odorante se 
dégageait de sa croûte de glace, se sont maintenant 
fondues, elles aussi, et, sans plus rien pouvoir affirmer 
sur la provenance de telle ou telle effluve, tout ce que 
l'on peut dire, est que cela sent bien mauvais. Dans 
la ville haute, bondissent les eaux printanières. Chose 
curieuse, bien que j'aie vu, il n'y a pas deux mois, le 
printemps à Nice, celui-ci me réjouit comme si je 
l'attendais depuis octobre. A sentir cette tiédeur, à 
voir enfin la terre pointer soiis la neige, à voir glisser 
ces eaux que je m'étais accoutumé déjà à croire 
emprisonnées, à entendre babiller toutes ces choses 
qui étaient mortes, je me sens pris d'une joie de con- 
valescent; c'est un épanouissement de tout mon 
être, et j'y puise le courage de supporter sans aigreur 
les ennuis de ce printemps horrible qui nous empri- 
sonne dans les maisons, tandis qu'il fait son œuvre. 



•%VL- 



86 EN SIBÉRIE 

A cette gaîté printanière s'ajoute Timpression char- 
mante d'une visite et d'un déjeuner chez le directeur 
du service des mines, Michel Alexandrovitch Chostak. 
Des manières distinguées et prenantes, une voix au 
timbre singulièrement caressant, un abandon de con- 
fiance que Ton trouve rarement dans un tel poste, 
un esprit lucide et très orné, voilà mon hôte. Certes, 
je ne puis rapporter ici toutes les conversations tech- 
niques vers lesquelles je dirige mes interlocuteurs 
si variés; il est évident que je ne vais pas voir un 
financier pour lui parler d'agriculture, ni un ingénieur 
des mines pour l'interroger sur Témigration, Mais, je 
puis bien rappeler, en passant, que peu de spécialistes 
m'ont paru aussi nets que M. Chostak, auquel je dois 
une bonne partie de ce que j'ai appris, durant mon 
long séjour à Tomsk, sur la Sibérie minière. D'ail- 
leurs, les ingénieurs, en général, sont beaucoup plus 
francs que les ichinovniks et les commerçants. L'édu- 
cation solide et pratique qu'ils ont reçue tend à leur 
donner un peu de cette naturelle horreur du men- 
songe inutile que tant de leurs compatriotes n'ont 
jamais. connue. Puis, les sujets qu'ils traitent ne .sont 
pas aussi glissants que les sujets politiques, com- 
merciaux ou administratifs. Il est, sans doute, aussi, 
parmi eux, des médiocres qui m'ont fait des contes 
bleus dont je ris encore, mais, à tout prendre, c'est 
dans le corps des ingénieurs que j'ai le plus constam- 
ment rencontré, en Sibérie, des hommes à l'esprit 
droit et cultivé, avec lesquels on pouvait s'entretenir 
de questions impersonnelles sans craindre de per- 
pétuelles affirmations mensongères. 

Michel Alexandrovitch m'a mis au courant de la 
question houillère dans la province de Tomsk. Il y a 



.^ 



TOMSK 8T 

tout près d'ici des gisements considérables de charbon 
de terre excellent, et mon hôte en emploie pour sa 
cuisine. 11 en a analysé devant moi un échantillon.. 
Comme il se propose justement d'aller examiner des. 
travaux de prospection exécutés à quelques kilo- 
mètres delà ligne magistf aie du Transsibérien, il m'a 
proposé de l'y accompagner. On ne refuse pas une 
telle aubaine. Une pareille excursion me séduit beau-; 
coup plus que la classique opération du laboratoire 
de fonte, où l'on voit verser dans un creuset le con-„ 
tenu d'un sachet de sable d'or, puis ensuite préci- 
piter dans l'eau qui; rugit uti jaune lingot d'or. Cette 
opération, que décrivent tous les touristes, se répète» 
la même à Ekaterinbourg, à Tomsk et à Irkoutsk, 
et, pour intéressante qu'elle soit, on s'en blase assez 
vite, quand l'or fondu ne vous appartient pas. 

/ 7 avril. ' — De grand m»tin, je suis en route par 
les rues où la boue a gelé en dures ornières, et, 
cahin-caha, mon fiacre sautille dans des flaques d'eau 
printanière, dont la glace se brise au passage. Lé train 
lent, surchauffé à la fois par des poêles et par le soleil 
déjà ardent, emploie sept ou huit heures pour fran- 
chir les 60 kilomètres qui séparent Tomsk de la station 
Tdiga., où son emibranchement se raccorde à la grande 
ligne. Cette gare, où l'on est obligé d'attendre, selon 
les cas, de 6 à 24 heures les trains de l'est ou de l'ouest, 
aurait dû être considérable, puisqu'elle dessert une 
des plus grandes villes de Sibérie : pourtant, dans le 
projet primitif, dans ce projet qui témoigne de l'igno- 
rance absolue où l'on était en Russie du développe- 
ment dont la Sibérie était capable, la pauvre gare de 
bifurcation était si étroite, qu'au bout d'un an, on a 
dû la reconstruire, et l'augmenter d'annexés. Elle e^t 



88 EN SIBÉRIE 

encore beaucoup trop petite, ridiculemenl trop petite, 
comme celles de tous les points importants du par- 
cours : on y étoutîe, on s'y écrase, et Ton ne sait où y 
trouver un coin pour passer les interminables heures 
de Tattente. Nous allons, après déjeuner, visiter le 
village de Taïga : c'est une des curiosités de la Sibérie 
moderne, c'est un village champignon, qui fait penser, 
de même que Krivochokovo, situé à 60 kilomètres à 
Toûest, aux centres d'exploitation que les États-Unis 
de l'ouest ont vu boomer en quelques mois. Il y a juste 
deux ans, il h'y avait absolument rien, à cette place, 
rien que la taiga, la forêt vierge inextricable, où les. 
coqs de bruyère roucoulaient paisiblement, et où 
paissaient les rennes sauvages. Un beau jour, une gare 
se construisit sur ce point; la population flottante, 
que la grande entreprise du Transsibérien traîne avec 
elle, flaira d'instinct l'importance de cette place, et 
s'y installa. Tout ce qui part vers Tomsk et tout ce 
qui en vient, passe nécessairement ici : la gare doit 
être, de toute nécessité, un entrepôt considérable de 
machines, de w^agons et de marchandises; il est évi- 
dent, dès lors, qu'il y a beaucoup à gagner autour 
des dépôts et autour des voyageurs. Les ouvriers se 
construisirent des cabanes à proximité de la station. 
Les cabaretiers ouvrirent des débits à l'usage de ces 
ouvriers; peu à peu, ils vinrent en nombre, les ishas 
s'ajoutèrent aux isbas^ les mauvais lieux aux mauvais 
lieux, les voleurs aux fainéants et aux ivrognes, si 
bien .que, au bout de quinze ou dix-huit mois, le 
bourg comprenait déjà 2 000 âmes. Il faut visiter cet 
amas de huttes pour èe rendre compte de ce que 
représente l'écume de la population sibérienne. 
Aucun plan, sinon celui de rester le plus près pos- 



r^ 



TOMSK 89 

sible de la gare, n'a présidé à la construction de ces 
abris en planches. Nous enjambons des amas d'im- 
mondices qui dégèlent, nous pataugeons dans des 
fumiers, nous glissoûs dans des courettes, nous nous 
heurtons à des impasses dont il nous faut sortir par 
escalade : bref, nous errons, pendant une heure, dans 
le plus affreux tohu-bohu de campements sordides et 
compliqués. Ce qui me frappe, c'est le nombre des 
cabarets : l'alcool est un ami dont l'homme du 
peuple, en Russie, ne sait jamais se séparer. Natu- 
rellement, il n'y a ici ni police, ni administration : le 
bourg n'existe officiellement que depuis le recense- 
ment de l'automne dernier, et, de Saint-Pétersbourg, 
on n'a pas encore donné l'ordre d'organiser cette 
fourmilière. En attendant, les vols, la débauche, voire 
les meurtres, vont leur train dans le bourg de Taiga, 
premier germe impur de la ville qui, dans un quart 
de siècle, peut-être, doit supplanter Tomsk. 

Nous nous réfugions chez le médecin de la station, 
un tout jeune homme, affable et hospitalier, qui met 
à ma disposition, une fois pour toutes, un lit, un 
samovar et des livres, pour quand il me plaira de 
revenir ici. 'Tandis que nous sommes occupés à 
causer hygiène locale, la porte s'ouvre, livrant pas- 
sage à un être assez extraordinaire. C'est un petit 
homme brun, frisé, alerte, étrange : tout est rond 
dans sa personne : son nez, un bon gros nez arrondi 
et rubicond, ses yeux, de bons gros yeux à fleur 
de tête, très doux et très bleus, son menton, sa 
bouche, sa tête. Ses mouvements sont rapides et 
décidés. Il est à l'aise dans une paddiovka fourrée, un 
•vêtement long, ajusté jusqu'à la ceinture, et terminé 
par une jupe très ample. Il traîne à la laisse un grand 






90 EN SIBÉRIE 

chien ostiak, aux oreilles droites, une bête sans 
pareille pour la chasse à Tours. Derrière lui, se montre 
son domestique, portant trois fusils et deux paires de 
raquettes à neige, longues de deux mètres, et formées 
d'un cadre en bois recouvert de peau de renne. 
Nicolas Serguiévitch, on s'en doute bien, est un 
chasseur. Ses occupations en ville sont assez élasti- 
ques pour lui permettre de passer dans la iaiga la 
majeure partie fle son temps. Voilà donc ^nfin le pre- 
mier chasseur sérieux sur qui je mette la main, cette 
année. A l'automne dernier, à Tioumen, un très 
aimable hôte m'avait convié à une battue aux lièvres; 
maiis, depuis ce massacre fort curieux, je-n'avai^-pas 
trouvé une seule occasion de brûler une cartouche ou 
même de parler chasse avec un homme compétent. 
Nicolas Serguiévitch semble comprendre mon impa- 
tience, et le voilà, lui qui, pourtant, n'est pas de 
nature très bavarde, nous contant cent histoires vraies 
ou vraisemblables. Il nous décrit le tok du coq de 
bruyère, le coq faisant la roue en gloussant, au milieu 
d'un cercle de poules attentives; il nous affirme qu'il 
avale de petites pierres brillantes pour s'alourdir, 
" et qu'il est si discret dans ses ébats arùoureux que 
nul œil humain n'en a jamais été témoin. Gomme 
plusieurs d'entre nous mettent en doute ces faits 
extraordinaires, Nicolas Serguiévitch se contente de 
sourire mystérieusement, et d'affirmer encore, par sur- 
croît, ceci que tout le monde peut en effet contrôler : 
le coq avale sa langue, durant la période de ses glous- 
sements printaniers. La véracité des histoires me 
préoccupe en somme assez peu, mais je m'intéresse 
vivement à ce type de chasseur sibérien, passionna 
pour la iaiga^ et dont tous les rêves viennent se 



TOMSK 9 1 

grouper autour de cette bonne vie libre et tueuse du 
bois triste... Noui^nous reverrons, je l'espère. 

Notre train arrive enfin, assez tard dans la soirée, 
et, vers minuit, nous débarquons à la station de 
Soudjenka, située à environ 80 kilomètres de.Tomsk, 
par la voie ferrée, à 50 kilomètres au plus, à vol d'oi- 
seau. Il nous a fallu 16 heures, y compris les arrêts, 
pour franchir cette distance ! Nous devons partir 
demain matin, au point du jour, et, en attendant, 
nous nous altongeons, mes deux compagnons et moi, 
sur des tables et sur des bancs, pour passer la nuit. 

18 avril. — Le jour vient enfin, avec une aurore 
pourpre au bord de l'horizon : la bande sanglante 
§'étale,* coupée çà et là par le fût d'un bouleau, et les 
teintes du matin frais sont délicieuses. Tout près de 
nous, à ce qu'il semble, un coq de bruyère gloussQ 
dans le silence de ce désert. Deux traîneaux attelés en 
tandem viennent nous chei'cher, et nous partons par 
le sentier neigeux, profitant de ce que la gelée noc- 
turne a raffermi la croûte glacée. Malheureusement, 
à mesure que nous avançons, le dégel s'accuse davan- 
tage; nous trouvons sur notre route des ruisseaux 
bondissants et des étendues de neige pourrie, dans 
laquelle les chevaux trébuchent, s'enfoncent parfois 
de travers, jusqu'au poitrail, au risque de se casser 
vingt fois les jambes. Nous arrivons enfin à la mine. 
Les travaux préparatoires sont commencés : de nom- 
breux sondages^ ont été exécutés, et déjà les bois 
sont prêts pour.étayer les galeries. La houille devient 
excellente à partir d'utie vingtaine de mètres, et la 
disposition des filons permet, paraît-il, une extraction 
prompte et peu coûteuse. L'aspect de ces baraque- 
ments, de ces puit& de sondage, de ces poteaux de 



.- -V. . ^--T ....... -, --. ...... _.._. ^j,^^^ 

92 EN SIBÉRIE 

mine, de ce travail civilisé au milieu d'un désert nei- 
geux, et au bord d'une tdiga sombre, a vraiment 
quelque chose d*impressionnant. De la force, de la 
chaleur, de la vie sortiront de là dans quelques 
mois; d'ici peu, sans doute, ce sol vierge sera 
retourné, et tout là-bas, au fond du trou, des hommes 
travailleront dans le noir*. 

Au retour, la route est pire encore qu'à l'aller : 
toutefois, nous parvenons à la station sans accident 
grave : notre traîneau a bien versé; mais, par 
miracle, nous n'avons même pas endommagé un 
panier d'œufs que nous avions achetés au village. 
Nouvelle attente du train montant. Puis, arrivés à 
Taïga, attente plus longue encore du train de Tomsk. 
Par bonheur, vers 4 heures de l'après-midi, nous 
voyons entrer au buffet le directeur de l'exploitation 
de la section centrale du Transsibérien, F. M. Valouief. 
M. Chostak me présente, et nous sommes invités à 
prendre pkce dans le train spécial qui rentre à la 
ville. Ce n'est qu'en Sibérie que l'on voit monter dans 
un wagon-salon des hommes accoutrés comme nous 
le sommes en ce moment; l'indulgence est grande, 
en ce pays, et M. Valouief ne nous tient pas rigueur 
de nos bottes imperméables et de nos pelisses de 
mouton. Grâce à sa délicate prévenance, nous sommes 
à Tomsk à 10 heures du soir, au lieu de n'y parvenir 
qu'à 7 heures le lendemain matin. Je me trouvai là, 
pour la première fois en Sibérie, en contact avec un 

1. Un an après mon passage, il s'élevait déjà à cet endroit une 
cité ouvrière et une usine d'extraction. Un hardi capitaliste 
russe, M. Michelson, a conclu un traité qui lui assure la four- 
niture des sections occidentale et centrale du Transsibérien, où 
l'on chauffe désormais à la houille, alors qu'en Russie, on 
chauffe encore presque partout au bois. 



TOMSK 03 

personnage officiel qui pouvait quelque chose pour 
me faciliter le voyage : je puis dire maintenant que, 
depuis le jour où M. Valouief m'a ramené à Tomsk 
dans son train spécial, jusqu'à celui où M. Khorvat, 
directeur de la ligne d'Oussouri, non content de 
m'amener à Vladivostok dans son wagon, m'envoyait 
encore son coupé pour me prendre à la gare, je n'ai 
pas cessé d'être l'objet des prévenances des ingé- 
nieurs et des grands personnages rencontrés. 

i 9 avril, — En revenant ce soir d'une visite pleine 
et instructive au jeune ingénieur qui accompagnait à 
Soudjenka le Directeur des mines, je repassais dans 
mon esprit les renseignements si nets qu'il m'avait 
donnés sur divers points de législation minière. 
Comme il est originaire des provinces baltiques, je 
ne pouvais ni'empêcher d'admirer les qualités de pré- 
cision, d'ordonnance et de sérieux que lui confèrent 
ses origines allemandes. Fonctionnaire très apprécié 
à Tomsk, parfaitement intègre, il faisait, de plus, 
preuve tout à l'heure, devant moi, d'une telle netteté 
de méthode dans l'exposition et la discussion de plu- 
sieurs problèmes délicats, que je me trouvais reporté 
en pleine Europe centrale, dans ce foyer d'études 
méthodiques que les hasards du voyage m'ont fait 
un peu oublier. Il y a quelques jours, précisément, 
un ingénieur russe se dérobait aux questions que je 
lui posais sur les règlements relatifs à l'entretien des 
ouvriers des mines d'or; mon présent interlocuteur, 
au contraire, sans s^étonner, comme l'autre, de me 
voir m'intéresser à une question qui échappe à ma 
compétence officielle^ se lève, prend une brochure, 
et me met les règlements entre les mains : quelle 
différence, entre 6e bavard russe qui semait de jolis 



94 - EN SIBÉRIE 

mensonges, et cet Allemand sérieux qui cause sérieu- 
sement! Le premier a beaucoup vécu en Sibérie, le. 
second a subi la discipline de la science occidentale. 
La distance qui sépare l'un de l'autre est appréciable. 

Tandis que, pour revenir, je descendais la colline, 
le crépuscule tombait sur la ville : le soleil couché 
avait laissé au ciel un large voile pourpre, sur lequel 
se détachaient en vigueur quelques silhouettes d'ar- 
bres dénudés, des bulbes de chapelles, et les croix 
d'or de la cathédrale. Sur tout cet horizon, planait 
comme une gaîté d'animation printanière. 

^0 avril. — J'a ipassé la soirée chez Tami A .S. Fial- 
kovski. C'est une figure un peu sombre, lente à 
s'animer, avec des traits accusés et des yeux pro- 
fonds. C'est un des innombrables Polonais qu'une 
efl'ervescence de jeunesse a fait transplanter en 
Sibérie. Il y travaille avec sa forte intelligence, et 
met au service de grands travaux publics son iné- 
branlable intégrité. Plus je le vois et plus je m'attache 
à lui : peut-être un semblant de défiance le faisait-il 
se tenir sur ses gardes, et l'empèchait-il, au début, de 
causer de choses sérieuses avec moi qui n'étais pour 
lui qu'un de ces nombreux touristes que la Sibérie 
voit passer comme des vols de canards sauvages, 
^lais, depuis qu'il a reconnu que je travaillais, que, 
sans vouloir prendre parti dans les querelles locales, 
je cherchais, du moins, à m'en instruire, que j'avais 
en vue une compréhension aussi large et aussi nette 
que possible de la Sibérie, il n'a plus hésité à mettre 
à ma disposition sa vaste expérience des choses sibé- 
riennes. Nous causons ainsi des heures entières, chez 
lui ou (5hez moi. Nous effleurons mille sujets : France 
et Russie, littérature et politique, administration et 




TOMSK Oo 

économie politique, instruction primaire et grandes 
entreprises. Le Transsibérien nous arrête fréquem- 
ment, et il me donne à son sujet de précieux détails. 
C'est vraiment chose curieuse pour moi de voir que 
cet homme qui, pour une peccadille libérale, a été 
arraché jadis à sa ville natale et à sa carrière, est 
cependant plus dévoué à la cause publique que bien 
des Russes que Van envoie ici avec de gros traite- 
ments. D'ordinaire, par exemple, lorsque je parle du 
Transsibérien, les uns m'assurent que personne ne 
vole en le construisant : ceux-là mentent si naïve- 
-ment qu'îls me font sourire; les autres m'affirment, au 
contraire, que tout le monde se remplit les poches ; 
ceux-là exagèrent et me font quelque peine. Pour 
A. S. Pialkovski, loin de nier les abus, il les éclaire 
nettement ; mais il les circonscrit. Il m'expliquait, par 
exemple, que ce sont d'ordinaire les minces entrepre- 
neurs qui opèrent des gains illicites, sur la différence 
entre le prix prévu par le cahier des charges et celui 
qu'ils payent réellement à des ouvriers illettrés ou 
indifférents qui signent, les yeux fermés, tous les 
papiers de contrôle qu'on leur présente. Il est certain 
que cette explication me donne du personnel une 
plus haute idée que les négations des uns et les exa- 
gérations des autres. Il en est de tout ainsi. J'ai d'ail- 
leurs toujours observé qu'en Russie comme en Sibé- 
rie, les affirmations les plus erronées se répandaient 
sans peine, parce que beaucoup de Russes n'aiment 
pas convenir qu'ils ignorent quoi que ce soit. Plutôt 
que de l'avouer, ou, par prudence, de feindre Tigno^ 
rance, ils imagineront une explication fantaisiste, ou 
bien se feront sans remords Técho d'un mensonge. 
C'est donc une bonne fortune que de mettre la main 



/ 

96 EN SIBÉRIE 

sur un homme qui sait vraiment quelque chose avec 
précision : la réalité alors apparaît sous des couleurs 
moins sombres. Mais, en vérité, un grand person- 
nage russe pourra-t-il croire que ce sont des exilés 
politiques qui m'ont bien fait juger de telle entre- 
prise, de telle administration et de tel haut fonction- 
naire sibérien? Pourtant, le fait s'est souvent produit. 
Puisque je parle d'exilés politiques, je veux rap- 
peler une conversation que j'ai eue, l'an dernier, un 
soir d'octobre, avec plusieurs d'entre eux, au sujet de 
leur exil. C'est un souvenir qu'ils n'aiment pas toucher, 
non par prudence, certes, mais par dédain. Cepen- 
dant, à ma prière, les uns et les autres se laissèrent 
aller, ce jour-là, à répondre à mes questions. D., le 
premier qui parla, avait été, un beau jour, transporté, 
avec un ami, sans savoir pourquoi, dans une toute 
petite ville perdue dans la Russie du Nord, au milieu 
des forêts. Il avait de l'instruction; mais, ni lui, ni 
son compagnon d'exil ne reçurent l'autorisation de 
donner des leçons : l'exercice de l'enseignement est 
rigoureusement interdit à ceux qu'on nomme « les 
politiques ». A tout hasard, son ami se fit cordonnier; 
quant à lui, s'étant, jadis, un peu occupé de serru- 
rerie par passe-temps, il s'aboucha avec deux serru* 
riers pétersbourgeois exilés eux aussi dans ce trou 
de province et, avec leur aide, fonda une boutique où 
l'on entreprit d'abord la réparation, puis la fabrica* 
tion de fusils, de serrures, de samovars, de montres 
même. Grâce à ce métier qui lui laissait encore quel- 
ques heures de loisir pour la lecture, D. gagnait, par 
mois, une centaine de francs : une véritable fortune. 
Un peu plus tard, ayant fait la connaissance d'un 
chimiste également exilé, il ouvrit avec lui une rudi- 



Les femmes de Maximkiniar (p. 142) 



TOMSK 97 

menlaire fabrique de savon. MaUfeureusemenl, le 
chimiste manquait de pratique, il n'avait pas le tour 
de main. Sur ces entrefaites, nos amis rencontrèrent 
un Tatar qui leur enseigna quelques secrets de fabri- 
cation appris par lui dans une grande savonnerie de 
Kazan, sa ville natale. Le savon marcha si bien que 
la fabrique, fort agrandie, existe encore aujourd'hui, 
après bien des années. « Malheureusement^ conclût 
D., elle ne m'appartient pliis !» 

Un autre des assistants, un grand brun, A., avait été 
expédié dans un village sibérien du bassin de ITéniS' 
séye. Deux amis raccompagnaient : ceux-ci étaient 
charrons; lui-même était étudiant en médecine. A eux 
trois, ils avaient 200 francs en argent et 100 francs 
de dettes. Arrivés à la fin de septembre, ils employè- 
rent tout le mois d'octobre à se construire une isba : 
leurs économies y passèrent toutes, soit 100 francs de 
bois équarri, et 100 francs pour payer les charpen- 
tiers. Chez les marchands du village, ils prenaient à 
crédit. Une fois logés, ils commencèrent à travailler. 
Les principaux revenus étaient fournis par A. Étu- 
diant en médecine de troisième année, il se mit à 
soigner de son mieux les malades qui, d'instinct, 
affluaient vers lui,. car pour les pauvres êtres de ces 
pays perdus, tout honâme civilisé est un médecin. Il 
n'acceptait pas d'argent pour ses visites *, mais, en 

1. Les libéraux russes trouvent presque déshonorant pour un 
médecin d'accepter des honoraires. D'ailleurs, tous les méde- 
cins, en Russie, reçoivent le prix de leurs visites, comme en 
cachette ; on ne demande jamais là-bas : « Docteur, combien vous 
dois-je? » on taxe soi-même son guéfisseur, et on lui glisse les 
roubles-papier le plus délicatement possible, dans une poignée 
de mains. On doit se tromper de temps à autre dans l'éva- 
luation. Durant tout le temps de la visite, les yeux du médecin 
et du patient semblent exprimer ceci : « Qu'est-ce que je lui 

EN SIBÉRIE. 7 



-• 



98 EN SIBÉRIE 

échange des médicaments, les patients donnaient ce 
qu'ils jugeaient à propos. Bien que ces paysans fus- 
sent très pauvres, leurs dons suffisaient, et au delà, à 
l'entretien de nos trois amis : dès la fin de novembre, 
ceux-ci avaient payé leurs dettes. Toutefois, cette pros- 
périté ne fut pas de longue durée : A. dut renoncer à 
l'exercice de la médecine, faute de pouvoir vaincre 
l'ignorance de ses clients. Il lui était impossible de leur 
persuader que la santé ne s'achète pas chez le médecin 
comme le sucre chez l'épicier : les paysans voulaient 
conclure des marchés, payer tant pour être guéris à 
telle époque et de telle façon! En outre, les malades 
refusaient de se soumettre à toutes prescriptions 
hygiéniques : l'usage de l'eau froide, par exemple, ne 
put jamais leur être imposé. A. flnit par prendre de 
l'ouvrage chez un menuisier. Aujourd'hui , il est libre. . . 
Un troisième interlocuteur, dont les yeux mobiles 
brillaient derrière son lorgnon, prit la parole à son 
tour : c'était l'excellent T. « L'histoire de mes débuts 
en Sibérie est moins gaie, dit-il, que ne vous le sem- 
blent peut-être celles que vous venez d'entendre. Nos 
amis ne vous ont pas dit l'horreur de leur isolement, 
les tortures de leur transport : à quoi bon insister 
là-dessus? lisez le livre de Gollz : Dans le monde des 
réprouvés^ et vous saurez une bonne partie des maux 
que nous avons endurés, eux comme moi. Mais enfin, 
puisque vous êtes loin de chercher des histoires à 
sensation, puisque vous êtes ici, non pas, comme 
vous dites, pour faire du reportage américain, mais 

donnerai? trois ou cinq roubles? » ou bien ceci : « Qu'est-ce 
qu'il va me donner? un, deux, trois roubles? ah! s'il m'en don- 
nait cinq! » Les Russes blâment notre brutalité, en pareille 
matière : le médecin, disent-ils, n'est pas un marchand... Vérité 
en-deçà de la Vistule, erreur au-delà... 



Ï/I-I- 



TOMSK 99 

seulement pour étudier, pour comprendre la Sibérie, 
je ne veux pas m'attarder là-dessus. J'étais tout jeune, 
moi aussi, quand on m'a envoyé ici : j'avais beaucoup 
d'illusions, et elles m'aidaient à tout supporter. Un 
des incidents de notre vie d'étapes vous intéressera 
peut-être. Avec nous cheminait vers les confins de 
l'Asie un vieux Juif. Le brave homme ne savait ni le 
russe, ni le polonais, ni l'allemand, mais seulement 
son jargon hébraïque. Il était aussi paisible qu'il 
était indifférent à la forme du Gouvernement : pour- 
tant, il marchait avec noufi, les politiques. Voici pour- 
quoi. Cet homme tenait, dans une petite ville du sud- 
ouest, en Russie, une sorte de poste particulière, à 
laquelle s'adressaient, par économie, les pauvres 
gens. Un jour, une periquisition fut faite chez lui, et 
Ton saisit, entre autres, une lettre adressée, sous son 
nom, à l'un de ses clients. La lettre était compro- 
mettante. Notre homme fut arrêté sans explications, 
— et expédié... Quant à moi, j'avais pour vivre 9 rou- 
bles (environ 30 francs) par mois, dans un village 
perdu, où la farine de seigle valait 12 francs les 
16 kilogrammes. 11 fallut apprendre à cuire son pain : 
un de mes amis et moi nous servîmes pour cela d'un 
petit livre d'écolier, car nous ignorions profondément 
l'un et l'autre les éléments de la boulangerie. Nous 
utilisions une sorte de farine d'orge. Les paysans, 
autour de nous, cuisaient le pain chaque jour : nous 
voulûmes d'abord, afin de gagner du temps pour nos 
études, ne cuire que deux fois par semaine; mais ce 
pain, lorsqu'il était rassis, était tellement indigeste, 
et la farine en était si grossière, que j'eus bientôt une 
espèce de dysenterie. Nous vivions là-bas dans l'iso- 
lement le plus absolu, au milieu de blancs plus gros- 






100 EN SIBERIE 

siers que des sauvages. Cependant, peu à peu, ils 
s'habituèrent à nous. Nous donnâmes lecture des 
Bécits d'un chasseur de Tourguénief, et, lorsque le 
livre fut terminé, il fallut recommencer. — C'est lin 
beau succès ! » conclut T. avec un sourire triste. 

... Non, chers amis, je ne cherche pas à recueillir 
des histoires à sensation. Mais les vôtres me servent 
à éclairer la formation d'une partie de la société sibé- 
rienne, la plus cultivée et la plus honnête. Un quart 
de siècle a passé sur vos premières souffrances; vous 
êtes maintenant des hommes faits, vous avez une 
famille, une situation, vous êtes parmi les citoyens 
les plus respectés de la ville que vous habitez.. Vous 
avez travaillé durement" dans ce dur pays; mainte- 
nant, vous semez autour de vous le bon grain de 
l'instruction primaire, et vous répandez l'inappré- 
ciable exemple de la vertu civique dans ce qu'elle a 
de plus noble, au milieu d'une société corrompue, 
qui peu à peu, sous votre action, se modifie. Vos his- 
toires ne sont pas pour moi des anecdotes : ce sont 
des faits typiques..* 






i 



Ce soir, cette conversation de Tioumen me revenait 
en mémoire, en constatant que A. S. Fialkovski, 
comme tant d'autres, fait partie de cette cohorte 
d'exilés intellectuels qui a civilisé la Sibérie, tandis 
que les forçats la corrompaient, et que tant de fonc- 
tionnaires la pillaient. Certes, je le répète, nous 
abordons rarement, lui et moi, pareils sujets. Nous 
causons plus volontiers de l'avenir et du présent que 
du passé, et il me met surtout au courant des obser- 



TOMSK . 101 

valions qu'il a faites, ou bien me fait me rencontrer , 
avec tel ou tel de ses amis dont Texpérience enri- 
chira mes notes. 

Après avoir ainsi causé, ce soir, chez lui avec de^s 
ingénieurs du chemin de fer, et avec un médecin, 
nous passions dans la salle à manger, pour prendre 
du thé et pour souper, lorsque, en entrant, mes yeux 
tombèrent sur une grande carte d'Europe, pendue à 
la muraille. Depuis deux mois, je suis habitué à voir 
sur les parois des appartements des cartes de Sibérie; 
aussi une douce nostalgie m'a-t-elle étreirit tout à 
coup à contempler notre Europe : elle est si jolie, si 
finement découpée, depuis son extrémité occidentale, 
ciselée, civilisée, bruissante, jusqu'à sa morne extré- 
mité orientale, lourde massue qui touche à l'Asie I Et 
ce petit morceau de France, joli comme un jouet, si 
gracieux et si bien équilibré, m'apparaît plus tendre 
encore, maintenant que j'ai les yeux remplis par 
tant de visions de cartes sibériennes, énormes et 
désertes... 

22 avril, — J'allais faire visite à l'Université à 
M. Kouznetsof. Il se trouvait à l'église : prévenu de 
ma présence, il est venu me chercher et m'a entraîné 
dans la chapelle à laquelle on accède par des couloirs. 
Nous sommes en pleine semaine sainte, et, à défaut 
du peuple-, les fonctionnaires de Tomsk font tous les 
jours leurs dévotions. La chapelle de l'Université est, 
par excellence, l'endroit « comme il faut /> pour faire 
fies Pâques : c'est la Sainte-Clotilde de Tomsk. Il y a 
pour cela une bonne raison : le Gouverneur y fré- 
quente; on y est donc bien en vue et l'on a ainsi la 
joie d'accomplir son devoir, avec la douce assurance 
que nul n'en ignorera. Pour ma part, je n'aime guère 



-.-'.^-/ Tk- 



102 EN SIBÉRIE 

les cérémonies du culte orthodoxe, qui nous forcent 
à rester debout des heures entières : mais ce soir, je 
n'ai pas regretté ma fatigue, car j'ai pu observer 
Tassistance. Chacun des fidèles tient à la main un 
petit cierge allumé, et l'on voit, d'après la position du 
cierge, quelque chose du caractère de celui qui le 
porte. Il y a d'abord l'homme sérieux, convaincu, qui 
vraiment prête attention au service divin ; il sait que 
le cierge est un symbole et ne saurait être tenu négli- 
gemment : il s'est accoté à un pilier; grave, il tient 
son cierge droit, immobile, sans une bavure et sans 
un égouttis. Voici la maman soigneuse qui s'est 
enveloppé la main de son mouchoir; son cierge est 
droit aussi, mais c'est surtout parce qu'elle craint les 
taches; quand elle s'allonge sur les dalles pour les 
toucher du front, elle souffle le cierge, dévotement, 
prudemment. Près d'elle, un indifférent se fatigue de 
son cierge, et finit, distrait, par le pencher légère- 
ment, mais, il le relève bien vite, persuadé que la 
verticale est la seule position pratique qui permette 
d'éviter les larmes de cire. Et ce tchinovnikl il est 
soigné, peigné, huilé, ciré, parfumé — il sent même 
très fort — ; ses boutons reluisent, il est en grande 
tenue. Il arrive en retard, ayant passé beaucoup de 
temps à sa toilette, comme une femme; il achète 
un cierge, ni très cher ni très bon marché, à quinze 
copeks; puis, uniquement soucieux de protéger son 
uniforme, il tient le cierge à 45° d'inclinaison sur 
l'horizontale, le plus loin qu'il peut de sa poitrine : 
les larmes de cire coulent lentement sur le parquet, 
et la charité chrétienne de cet homme si dévot n'est 
pas suffisante pour l'avertir du surcroît de besogne 
qu'il crée ainsi à la pauvre femme qui nettoiera la 



t; ' 



TOMSK 403 

chapelle ! 11 y a les dédaigneux qui brûlent vite et les 
économes qui éteignent souvent. J'aperçois aussi un 
vieil étudiant pauvre dans sa tunique râpée : il tient 
dévotement, sans distraction, une mince petite chan? 
délie de deux sous, touchante de simplicité, qui me 
fait penser à sa famille, une pauvre famille de pope, 
bien sûr, dans un grand village hostile, et qui évoque 
dans mon souvenir vagabond toute une série de 
profils de popes entrevus. Pourtant, au milieu de 
toutes ces nuances de piété, on aperçoit que le cierge 
tenu deux heures durant est une manière de joug 
égalitaire, et là seulement je retrouve le vrai cachet 
chrétien. Dans un bas côté, debout à un comptoir en 
bois ciré, un petit homme infirme vend les cierges; 
de temps à autre, il se signe, selon la mesure, puis, 
un client venant à s'approcher, il penche vers lui sa 
grosse tête : « A combien? — A cinq sousl — Voilà! » 
J'écoute chaque fois le petit dialogue furtif, m'amùt 
sant à deviner d'avance, d'après l'aspect du client, 
quelle chandelle il choisira. Enfin, quand les vêpres 
sont dites, le petit marchand, tout en multipliant 
d'une main ses signes de croix, dépose de l'autre, 
sur un plateau, quatre ou cinq cierges éteints : il 
veut ainsi appâter les fidèles et les engager à lui 
rendre ce qui leur reste de la pieuse marchandise. 

^4 avril, — Samedi saint. Un temps de mai radieux 
et chaud, qui fond la neige tombée hier. De tous 
côtés, par la ville, c'est une agitation; les magasins 
regorgent de clients, tout le monde est en joie. C'est 
demain Pâques, et je sens bien que cette fête signifie, 
pour ce peuple emprisonné huit mois, la délivrance, Iç 
signal du renouveau, la nature, l'air, l'eau, la forêt, 
les fleurs, dont on jouira librement. C'est pourquoi ils 



i04 EN SIBÉRIE 

mètlçnt dans cette fête toute l'expression de leur allé^ 
gresse : les illuminations des églises durant la semaine 
sainte, et ce soir, de copieuses « boustifailles » de 
réveillon. Dans le salon de Gavril Pétrovitch, une 
tablé énorme est dressée le long d'une paroi, et sur 
la table sont exposés les produits les plus délicats des 
charcutiers et des marchands de comestibles- Au 
centre, un cochon de lait, tout enguirlandé de sain- 
doux ; aux angles, des baba ou des koulilchkis^ hautes 
tourelles de pâtisserie sèche semée de raisins de 
Corinthe, et qui se mangent avec le thé. Des plantes 
vertes forment le fond, et nous avons passé long- 
temps, Gavril Pétrcfvitcb, le domestique Ivan (un vrai 
type de faux nigaud, au langage bouffonnement 
solennel), et moi, à ranger tout cela. Dans l'intervalle 
des grosses pièces, s'étalent : un énorme jambon 
fumé, des harengs, du beurre de Berzka, des sar- 
dines, des anchois, du caviar, du homard, du filet de 
porc fumé, des fromages variés, du lard cru, des œufs 
multicolores, des oranges, des citrons, de l'esturgeon 
fumé, que sais-je encore? mille et mille bonnes 
choses dont le souvenir me ferait, pour un peu, venir 
encore l'eau à la bouche. Puis des vins, de la vodka, 
des liqueurs variées et de toutes couleurs. Mon ami a 
bien fait les choses î 

Durant la nuit du samedi saint, toute la ville est 'en 
liesse. Les églises, aux environs de miiiuit, regorgent 
de monde et d'illuminations.; j'éprouve exactement 
l'impression de notre Noël. C'est d'un charmant effet. 
Sur le parvis des grandes églises, ou sur les bas 
côtés, des tables sont dressées, où les gens du peuple 
ont apporté dans des serviettes blanches des vic- 
tuailles que le clergé va bénir. Des hommes, des 



TOMSK 105 

femmes, des enfants montent la garde devant ces 
pâtés ou ces gâteaux, et, lorsque la messe de minuit 
est terminée, lorsque Ton se sépare aux cris répétés 
de « Christ est ressuscité », le clergé vient marmotter 
quelques prières, et lancer quelques gouttes d'eau 
bénite sur ces provisions étalées. Chacun alors referme 
les coins de sa serviette, et, par la ville, où s'épandent 
de gros flocons de neige, les files pressées des fidèles 
rentrent à la maison pour... se « décarêmer ». L'ex- 
pression russe est jolie et exprime bien la chose. Après 
la longue abstinence pascale, on n'attend pas le 
déjeuner de Pâques pour faire un festin : on réveil- 
lonne en sortant de la messe. 

J'allais, vers une heure du matin, me retirer, lorsque 
tout à coup, les cloches d'alarme sonnèrent au feu. 
Information prise par téléphone, c'est le club qui 
flambe : vite, une voiture, et j'arrive sur le lieu du 
sinistre. La maison incendiée est une grande bâtisse 
sans étage, qui sert aux bals, aux concerts, à toutes 
les réunions de jeu et de société ; pas d'accident de 
personne à craindre, car nul ne s'y. trouvait cette 
nuit. Il neige avec une violence inouïe; une rougeur 
immense s'étale au ciel, et la neige, vivement éclairée 
par-dessous, donne l'impression d'un nuage mouvant 
de grosses étincelles rouget. La foule est parfaitement 
indifférente, et un piquet de soldats protège contre 
l'indiscrétion des spectateurs le mobilier sauvé des 
flammes. 

2ô avril, — Le jour de la Pâque russe s'annonce par 
un temps gris et un grand vent. A peine levés, nous 
partons en visite, mon ami et moi. Toute la ville est 
sur pied; les fiacres et les voitures de maître sillon- 
«ent, dès dix heures, les rues de Tomsk. L'étiquette 



106 EN SIBÉRIE 

exige que Ton fasse une apparition de quelques minutes 
chez toutes les personnes de sa connaissance, que l'on 
échange avec elles les trois baisers chrétiens, et que 
l'on se tire le mieux possible de l'offre inévitable qui 
vous est faite d'un verre de vin ou de liqueur. La pre- 
mière partie du programnae s'exécute aisément : de 
jolis visages frais, chrétiennement effleurés des 
lèvres, vous dédommagent de bien des barbes que 
Ton a dû étreindre. Mais, pour le verre de vin ou de 
liqueur, la chose est moins aisée. Il y a deux façons 
de s'en tirer : se griser sans souci, ou bien détourner 
l'attention du maître de la maison, et changer son 
verre plein contre un verre vide. Néanmoins, j'aurais 
mauvaise grâce à ne pas avouer que cela ne va pas 
sans quelques accrocs, et que, vers deux ou trois 
heures de l'après-midi, on ne souhaite pas plutôt un 
fauteuil que son dîner. Particuliers et personnages 
officiels, tous sont également accueillants, aimables ; 
les Russes excellent toujours à exercer l'hospitalité 
avec une simphcité large et franche... 

Depuis ce matin, la rivière monte ; on voit peu à peu 
son énorme carapace de glace se soulever, s'enfler : 
d'heure en heure, on attend la débâcle, et ce grand 
spectacle imminent m'émeut d'avance. 

^6 avril. — L'état des rues est effrayant : hier, j'ai 
vu un ivrogne risquer de se noyer en traversant la rue 
Nétchaievska, et le fait n'aurait rien eu d'extraordi- 
naire, puisque Tan dernier, une vache s'est si bien 
embourbée dans une rue marécageuse, qu'elle y a 
disparu tout entière et y a péri en quelques minutes. 
Les plus grands personnages de la ville ont eu des acci- 
dents : enlisement de voiture, chevaux abattus; on ne 
compte plus les fiacres versés en pleine boue gluante* 



1 



TOMSK 107 

Au miKeu de ces transes que tous partagent, j'ai 
vu tantôt une voiture étroite sur roues, vacillante, 
s'engager à Tendroit le plus difficile de la grande rue, 
et rouler bravement dans le bourbier : quatre ivrognes 
Toccupaient; riant comme des fous, ils se crampon- 
naient les uns aux autres pour ne pas être projetés 
sur le sol, et celui qui conduisait tapait à tour de 
bras sur le cheval, tout en criant gaîment : « Douce- 
ment! prudemment! » La voiture est passéje sans 
encombre ! 

Malgré ces menaces d'accident, j'ai traversé toute 
la ville pour aller passer la soirée chez M. Kouznetsof. 
Il m'a fait faire la connaissance du professeur de 
botanique de l'Université, V.V. Sapojnikof, un jeune 
savant formé à nos méthodes occidentales, esprit 
lucide et charmant, intrépide avec cela, car il compte 
parmi les plus hardis et les plus heureux explorateurs 
des montagnes de l'Altaï. La soirée s'était passée 
gaîment en conversations diverses, autour de la table, 
parmi les innombrables bibelots de Stépane Kirovitch, 
ou dans le salon où M""* Kouznetsof sème tant de grâce, 
lorsque, le souper réunissant les divers groupes, le 
maître de la maison me dit avec un demi-sourire, der- 
rière ses lunettes : « Savez -vous l'histoire du mam- 
mouth de la taiga de Mariinsk? » Personne ne la savait 
au juste. Le savant bibliothécaire tire alors d'un rayon 
un petit livre rare : « Croquis de la Russie du nord » de 
Sidorof, et commence à nous donner lecture des 
pièces authentiques, lettres et télégrammes échangés 
à propos de cette belle découverte. Voici l'histoire. 
Au printemps de 1877, des ouvriers employés sur un 
placer appartenant à un certain Gromof, juif baptisé, 
découvrirent les restes d'un mammouth en parfait état 



• '-"^> <T& 



108 EN SIBERIE • 4 

de conservation : la peau et les poils étaient intacts. 
Nouvelle en fut immédiatement donnée à l'heureux 
possesseur de la mine, et à l'Académie des Sciences - 
de Saint-Pétersbourg. La docte assemblée télégraphie 
aussitôt* : « N'épargnez rien pour retirer l'animal 
entier ; envoyez-nous, si c'est possible, un morceau de 
sa chair, et surtout^ ne manquez pas de garder iout ce que 
vous trouverez dans les intestins, » Grand émoi : tout le 
monda se mêle de la découverte. Uispravnik (officier 
de police) du district vient faire son enquête : des 
chiens, devant lui, avaient dévoré des lambeaux de 
chair de l'animal ; le propriétaire de la' mine, Gromof, 
lui-même, en avait fait tailler un bifteck, et l'avait 
mangé, le "déclarant exquis. U ispravnik sAors rédige 
son rapport (et Stépane Kirovitch nous le lit, ce déso- 
pilant rapport !) : appelant à son aide tous ses souve- --i 
nirs de rhétorique, le bra^e commissaire, dans un 
style pompeux et fleuri, expose la découverte, l'effet 
produit dans la province, ses impressions person- 
nelles, ses expériences, ses conjectures scientifiques, 
et le résultat des mesures faites sous ses ordres : le 
mammouth colossal est long déjà de 60 mètres, et 
encore n'est-il pas tout entier mis à jour! Évidemment 
l'excellent .homme croit sa fortune faite après un tel 
morceau de style. 

Cependant, l'Académie continue à échanger des 
télégrammes avec Gromof. Oh agite la question de 
savoir si l'on montrera l'animal dans les villes du par- 
cours, lorsqu'on le transportera à Saint-Pétersbourg, 
et si l'entrée sera payante. On précise cent détails, on 
s'agite en pleine effervescence... Sur ces entrefaites, 
un ingénieur, envoyé par le Gouverneur, arrive sur les 
lieux, et démontre au public ébahi que la prétendue 



TOMSK i09 

chair du mammouth est constituée par un filon d'ar- 
gile comestible, et sa peau par une espèce d'amiante! 
Je suppose que Gromof en eut une indigestion rétro- 
spective... 

^7 avril, — L'Université de Tomsk, ou plutôt, la 
Faculté de médecine, est un immense bâtiment blanc 
délicieusement niché au milieu d'un bois de bou" 
leaux. Comme les Russes, et plus encore les Sibériens, 
aiment leurs aises, ce bâtiment est toute une ville : il 
comprend les logements de plusieurs fonctionnaires, 
une bibliothèque, un musée, une chapelle, outre les 
différents services de botanique. Je m'y retrouve ce 
matin chez le professeur Sapojnikof, examinant avec 
lui ses collections, ses serres, son laboratoire, écou- 
tant le récit qu'il me fait de son dernier voyage 
dans l'Altaï, et des préparatifs de celui qu'il y pro- 
jette pour cet été. Voilà une véritable température 
printanière, et tout à l'heure, nous avons pu nous 
asseoir sur le gazon, pour contempler le vaste horizon 
morne où la Tome, toute blanche de glace encore, va 
s'animer d'une heure à l'autre. 

28 avril. — De grand matin, j'apprends que la 
débâcle a commencé : j'accours à la rivière. Tout, 
hier soir, était encore lisse et blanc, et voici que, pen- 
dant la nuit, l'eau a monté de plus de deux mètres, 
faisant éclater cette carapace glacée épaisse encore, 
en moyenne, de quatre-vingts centimètres. Les gla- 
çons énormes, terribles, se dressent les uns contre les 
autres dans un furieux désordre, et j'ai l'impression 
d'un cataclysme terrifiant. Rien ne saurait donner 
l'idée de l'effet produit par ce grandiose hérissement 
de glaces, par ce subit changement à vue : jamais la 
puissance des eaux ne s'était, même dans une tem- 



V 



110 EN SIBÉRIE 

pête marine, révélée à moi d'une façon plus concrète, 
plus imposante. 

Hier soir, en dînant chez Nicolas Serguiévitch, le 
chasseur dont j'ai fait la connaissance l'autre jour à 
la gare de Taïga, j'ai accepté une partie de chasse; 
nous sommes en route ce matin pour l'exécuter. 
Mais, avant de raconter la chasse, je désire montrer 
le chasseur à son foyer. Lorsque j'arrivai à la maison 
que Nicolas Serguiévitch habite dans le beau quar- 
tier, tout là-haut, il me reçut clopin-clopant, s'étant, 
quelques jours auparavant, blessé à la jambe, en 
tombant avec son cheval. Mais, n'importe, il voulut 
d'abord me présenter ses chiens : il en a dix, et tous, 
chacun à sa façon, l'adorent. Jamais je n'ai vu pareille 
exhibition de toutous en liberté : chiens ostiaks au 
poil rude, aux oreilles courtes et droites, au museau 
pointu; setters de race; chiens de croisement; bêtes 
fines et bêtes dégénérées, toute une compagnie cares- 
sante, contente, léchante. En rentrant, M. D. ouvre 
un buffet d'office, et j'y vois pêle-mêle un amas de 
gelinottes et de gros gardons, que la gelée conserve 
fraternellement, côte à côte. Voici, dans un coin de 
la cour, un traîneau spécial pour la chasse; plus loin, 
un canot spécial; puis encore, une selle spéciale pour 
les longues chevauchées par la taiga. C'est ensuite 
le tour des fusils : fusils de chasse ordinaires, à per- 
cussion centrale; fusil à ours, d'un calibre énorme, 
et chargé d'avance; carabines à balle, de divers cali- 
bres ; puis des munitions de toutes sortes, des appeaux, 
des mannequins de canards et de tétras, un bric à- 
brac extraordinaire de chasseur fervent, et un désordre 
en proportion. Assis sur une chaise, pour ménager 
son pied, Nicolas Serguiévitch vise tranquillement. 



TOMSK 111 

avec une carabine, le ventilateur de la pièce voisine, 
et le traverse d'une balle; après quoi, il me regarde 
avec son bon sourire innocent. A table, nous causons 
chasse ; après dîner, nous causons chasse, et en nous 
quittant, nous convenons que demain nous partirons 
pour la chasse. 

Nous voici donc ce matin supportant stoïquement 
la torture d'un voyage sur Tembranchement qui des- 
sert Tomsk. A peine arrivés dans le fameux village 
de Taïga que je décrivais l'autre jour, nous envoyons 
chercher des chevaux. On finit, vers cinq heures, par 
nous en amener deux, l'un sellé, l'autre nu : c'est ce 
dernier qu'on me destine, car Nicolas Serguiévitch 
souffre de la jambe. Nous partons ainsi sous une pluie 
battante, suivis par Alexandre, le moujik chasseur, 
domestique de mon compagnon. Nous faisons 
d'abord trois ou quatre kilomètres sur la voie ferrée 
non ballastée, maintenant avec peine nos chevaux 
qui se fatiguent à sautiller ainsi entre les traverses. 
Enfin, un demi- tour, et nous sommes dans la taïga 
(forêt vierge), où la neige est si profonde et si friable 
que nos bêtes s'y enfoncent parfois jusqu'aux épaules. 
Je n'ai pas fait trente mètres que mon cheval, butant 
contre un arbre tombé sous la neige, m'envoie par- 
dessus sa tête. Avec l'aide d'Alexandre, je me hisse 
de nouveau en place. Cinquante mètres plus loin, 
nouvelle chute : cette fois, le cheval s'abat avec moi; 
mais, la neige le soutenant, il tombe sur les genoux, 
et je le relève d'un appel. Le voyage continue ainsi, 
avec d'innombrables chutes, occasionnées par ces 
troncs d'arbres qui, sous la neige, sont étalés partout, 
sans que rien les décèle : d'ailleurs, mon cheval 
bronche au moindre obstacle. C'est une pénible che- 



"%^ 



il2 EN SIBÉRIE 

vauchée, sous le jour tombant, dans Tincertitude du 
but où nous tendons, et avec la crainte vague d'un 
accident sérieux qui laisserait trace I Nous errons 
ainsi, lentement, au pas, entre les arbres. De temps à 
autre, un ruisseau de neige fondue se présente, et 
nos chevaux glissent, en le traversant, sur la glace 
qui en tapissé les berges. L'un de ces cours d'eau est 
plus profond qu'on n'attendait : le cheval de. mon 
compagnon y disparaît et se met à la .nage. Pour 
moi, je passe le mien à la bride, traversant moi-même 
au moyen d'un arbre abattu en travers du courant. 
Durant ce travail, je glisse à mon tour, et me voici, 
jusqu'à la ceinture dans l'eau glacée! Heureusement, 
l'abri n'est pas loin. 

L'abri consiste en un énorme sapin dont les bran- 
ches horizontales nous servent de toit; des plaques 
d'écorce complètent ce toit rudimentaire, et, comme 
la pluie ne tarde pas à cesser, nous ne sommes pas 
trop mal abrités du vent. Vite, un grand feu. 
Réchauffés par un bol de vodka que chacun de nous 
avale sans sourciller, nous faisons sécher nos vête- 
ments : je ris encore en pensant à la mine que je 
devais avoir, déshabillé complètement et roulé dans 
un plaid, tandis que mes bardes de chasse fumaient 
devant le feu clair. Assis sur des plaques d'écorce, 
à même la terre mouillée, nous attendons le jour, 
tout en grignotant des provisions et en devisant sur 
la chasse. Alexandre, le moujik chasseur, est le type 
même du paysan qui vit de sa carabine : à la ville, 
il a l'air stupide; mais ici, dans la forêt vierge, dans 
son élément, il se transforme. Son intelligence se 
révèle par mille détails, où je reconnais sa finesse 
d'observation, sa bonne humeur silencieuse, sa force 



. Le Kaler au seuii de la première ëcluEe [p. i6[) 



Forêt inondde sur le eaiiril (p, 157) 



TOMSK 1 1 3 

et son adresse. En ville, il répondait à peine à mes 
questions; ici, nous causons fraternellement, en 
buvant du thé sans sucre. C'est le coq de bruyère 
que nous sommes venus chasser. Près d'ici se trouve 
une clairière où Nicolas Serguiévitch sait, par expé- 
rience, que les coqs viennent glousser leurs séré- 
nades amoureuses devant les poules assemblées. Ces 
oiseaux sont, on le sait, absolument assourdis par 
leur gloussement : tandis qu'ils le font entendre, on 
peut marcher ou tirer sans les effrayer : quand ils 
s'arrêtent, il faut rester immobile et muet. Le mieux 
est, dans ces forêts vierges, de s'embusquer près de 
leur clairière favorite, pour les tirer sans se déranger. 
C'est ce que nous allons tenter. Vers une heure et 
demie du matin, une lueur à peine perceptible se fait 
au ciel, et nous partons pour la clairière. On me poste 
au pied d'un tremble, avec ma carabine; j'attends 
patiemment deux longues heures, seulement distrait 
de mes méditations par le grand vent glacé qui hurle 
dans les cimes et balance au loin les mélèzes. Tout 
à coup, sans bruit, arrive je ne sais d'où un très gros 
oiseau noir: il se pose sur la neige, à soixante mètres 
de moi, et me regarde; puis, comme je ne bouge pas, 
il se met à sautiller sur la neige, avec une légèreté 
silencieuse qui me fait littéralement penser aux entre- 
chats d'une ballerine. A force de patience, j'arrive à 
retirer ma carabine que je portais en bandoulière, et 
à l'ajuster, sans que le coq ait remarqué un seul mou- 
vement : cela m'a pris plusieurs minutes. Tout à 
coup, à côté de moi, j'entends glousser, et instincti- 
vement je me retourne. A vingt-cinq mètres, environ, 
un coq se livre à ses ébats : oubliant celui que j'allais 
tirer, c'est ce dernier que je vise^ sans doute parce 

£N 0IB^H1K. 8 



114 EN SIBÉRIE 

qu'il est plus près : à la première balle, il fait un 
bond et cesse de chanter; puis, il reprend son tok 
au bout de quelques minutes — j'ai su depuis que 
je lui avais coupé un orteil. La seconde balle met fin 
pour toujours à sa chanson. Pendant ce temps, Tautre 
coq avait continué, sans s'inquiéter de moi, sa sau- 
terie sur la neige. En ce moment, à soixante-dix mè- 
très, il était perché sur un arbre abattu par la tempête : 
ma balle le traversa de part en part. On devine ma 
satisfaction. J'attendis une demi-heure encore, sans 
plus rien voir, jusqu'à l'arrivée de Nicolas Serguié-*- 
vitch. qui s'était placé ailleurs : il me dit qu'il n'y avait 
plus rien à faire, la nuit ayant été trop mauvaise, et 
j'allai ramasser mes oiseaux. Quel gibier! Leur tête 
énorme, tout emplumée, avec un bec jaunâtre et un 
demi-cercle de pourpre au-dessus de l'œil, leur corps, 
gros comme celui d'un dindon, leurs épaisses pattes, 
velues, tout cela faisait mon admiration : je ne crois 
pas que mon premier lièvre ou mon premier perdreau 
m'aient réjoui aussi naïvement que mon premier coq 
de bruyère, si chèrement acheté '. 

Il était quatre heures et demie du matin quand nous 
nous retrouvâmes au pied de l'arbre : le séchage, le 
déjeuner, puis le retour à cheval, avec la même série 
de chutes de. nos bêtes qui n'avaient pas mangé, 
tout cela prit environ trois heures. Il nous fallut donc 
attendre à la gare de huit heures du matin à onze 



i; Nous étions convenus, avec mon compagnon, de tirer h. 
balles, et nous n'avions emporté que des carabines de petit 
calibre. Avec du plomb, on a rarement l'oiseau : il faut au moins 
des chevrotines. La balle a l'avantage de tuer sur place ou de 
de ne rien faire; d'ailleurs, je me suis très bien trouvé, dans 
ce voyage, de remploi constant d'un mousqueton Winchester dii 
calibre 33. 



1 



TOMSK 1 i 5 

heures du soirTarrivée du train de Tomsk : le lende- 
main matin seulement, nous débarquions en ville I La 
chasse, au dire de Nicolas Serguiévitch, avait été 
misérable*; mais -on voit ce qu'il en coûte là-bas 
pour aller à Taffût du coq de bruyère. 

/"wflfi. — Il n'y a pas moins de 2 000 Polonais a 
Tomsk, et ils y jouent, grâce à leurs fonctions, à leur 
tenue et à leur intelligence, un rôle considérable. Ce 
soir, ils donnaient une fête de charité catholique, et, 
par suite, polonaise. Comme on s'y sentait bien entré 
soi, en famille, presque, la gaîté y était plus franche 
qu'elle n'est d'ordinaire dans les réunions de ce genre. 
Peut-être aussi l'entrain qui régnait dans la fête était-il 
dû à la présence d'une société plus vive, plus gaie que 
la société russe : il m'a bien semblé en saisir quelque 
chose dans les physionomies, comme dans l'allure 
vive des mouvements de danse et des conversations. 
Il est curieux de retrouver l'élément polonais d'un 
bout à l'autre du pays russe : on l'y voit partout irré- 
ductible dans sa haine et sa rancune, séduisant par 
sa grâce, trop ondoyant parfois, dans un pays où le 
manque de ténacité est un des défauts les plus com- 
muns. En Sibérie, le rôle des Polonais a été consi- 
dérable : ils ont apporté au pays où on les a exilés 
en masse, un peu de la civilisation occidentale : ils 
continuent à y venir en qualité de fonctionnaires, 
et l'on sent qu'ils y comprennent leur devoir social. 
Les hauts fonctionnaires russes ne voient pas tou- 
jours sans ombrage cette minorité unie et puissante, 
et plus d'un cherche à en entraver le développement. 
Ces tracasseries n'ont guère pour effet que d'aug- 

1. Quelques jours après, il rapporta d'une expédition analofçue 
15 coqs et poules de bruyère, sans compter 50 gelinottes! 



116 EN SIBERIE 

menler le nombre des mécontents dans un pays où 
la résistance au pouvoir local est infiniment plus 
accusée qu'en Russie. Certes, je me rends bien 
compte du danger que fait courir à une société la 
formation dans son sein d'un noyau hostile à ses ten- 
dances générales ; mais on ne peut plus, à la fin de 
notre siècle, agir contre ces intrus par des moyens 
radicaux; on ne peut plus trancher, éloigner vio- 
lemment, on ne peut guère que tenter d'affaiblir 
la résistance des minorités en surveillant de près 
l'influence qu'exercent ceux de leurs représentants 
qui sont en place, en évitant qu'ils ne soutiennent 
exclusivement leurs frères, et surtout en favorisant 
leur fusion avec l'élément dominant. Tout cela, sans 
doute, nous ne le savons que trop en France, est plus 
facile à concevoir qu'à réaliser... 

^ mai. — Temps gris et bas, avec de grandes 
rafales glacées qui passent, par instants, comme 
venant d'on ne sait quel lointain champ de neige. La 
rivière, subitement élargie depuis la débâcle, roule 
lentement, dans un lit factice, ses terribles îlots de 
glace aux cassures bleues. Tout ce qu'ils rencontrent 
sur leur passage est broyé, roulé, emporté, sans 
rémission, comme dans une naturelle dérive. Toute 
la partie de la ville qui se trouve installée sur la rive 
même de la Tome, est en ce moment submergée : 
paisiblement, les habitants, coutumiers du sinistre, 
se sont réfugiés sur les toits, et, par les rues transfor- 
mées en canaux, on circule dans des barques, à coups 
de pagaies courtes. En contemplant cette colossale 
passée de glaces emportées d'un mouvement égal 
vers ce nord mystérieux sur lequel l'horizon bas tom- 
bait, je songeais à là trop excusable incurie de cette 



•"'-'^■^T!15a| 



TOMSK 1 1 7 

race. Cette inondation, comme la plupart des précé- 
dentes, cause des frais énormes, et Ton a déjà signalé 
plusieurs noyades; pourtant, durant des années 
encore, des siècles, peut-être, il en sera de môme à 
chaque printemps. On connaît le fléau, on sait à peu 
près Tépoque de son retour; on Tattend avec une 
résignation épuisée; on le subit en silence au lieu de 
tâcher de l'arrêter; il faudrait Tattaquer, et c'est tout 
au plus si Ton cherche à parer un peu ses coups. On 
trouve commode d'habiter au bord du fleuve : on s'y 
installe, quitte à voir sa maison détruite un beau matin 
par les grandes eaux, ou son entrepôt inondé. Le 
fatalisme russe se montre ici nettement. Mais il faut 
songer aussi qu'il est favorisé parce qu'il y a d'impar- 
fait dans l'organisation de ces centres hâtifs, placés 
en face d'une nature colossale que toute notre civili- 
sation aurait elle-même grand peine à endiguer. La 
flexible civilisation russe, cette civilisation de bois, 
flotte sur les grandes eaux printanières, là où notre 
pierre et nôtre acier s'enfonceraient peut-être : elle 
est roseau, nous, un peu chênes. Certes, les fléaux 
périodiques lui causent des dégâts ; mais c'est comme 
un tribut qu'elle paye sans murmurer au Minotaure 
immense. Chez nous, si une inondation prend une 
vie humaine et une maison, c'est une calamité 
publique, un désarroi : ici, dix hommes déjà, et des 
millions sont engloutis — la vague passe, et tout 
s'oublie... 

6 mai, — Les premiers paquebots sont arrivés, 
et déjà, sur la berge à peine sèche, au milieu des 
amoncellements de glace que la rivière a laissés en 
se retirant, court et rit une animation printanière. 
Tout ce peuple, évidemment, voit dans la rivière qui 



118 ' EN SIBÉRIE 

bleuit au soleil, comme inconsciente de sa furie 
d'hier, un véritable symbole de la courte vie d'été qui 
s'ouvre pour lui. De toutes parts, on voit des gens 
flâner; les bêtes elles-mêmes semblent heureuses. 

8 mai. — Les quais sont devenus, décidément, le 
• centre de la viUe. Les marchands y débouchent les 
soupiraux de leurs magasins, que des- amas de terre 
glaise gardaient de l'inondation ; les portes en restent 
grandes ouvertes pour sécher les intérieurs; les por- 
teurs d'eau, guidant leur cheval attelé d'un chariot 
sur lequel est placé un tonneau . percé d'une ouver- 
ture carrée, passent péniblement dans la boue ; des 
cochers entrent déjà dans la rivière pour laver leur 
voiture; au milieu de ce va-et-vient de gens affairés, 
la foule circule, regardant curieusement sur la 
rivière qui sourit, toute bleue, les vapeurs qui ont 
pris leur place, en file blanche et pimpante. Déjà, 
quelques moujiks ont apporté un tonnelet blanc peint 
d'une enseigne : « fCvass de fruits »; ce sont les mar- 
chands de coco de Tomsk; immobiles et silencieux, 
ijs attendent le client. Sur tout ce décor, brille un 
soleil radieux. Tout à l'heure, trois ou quatre jeunes 
filles fraîches et bavardes étaient venues jeter ici un 
coup d'œil avant d'entrer au lycée : l'aspect de cette 
jeunesse gracieuse et pépiante est un apaisement 
dans ce joyeux brouhaha. 

Parmi les vapeurs amarrés à quai, voici ceux des 
divers services publics, et parmi eux le Nicolaï, 
sur lequel je dois prendre passage dans quelques 
jours. Tous ces bateaux de l'État sont blancs, pro- 
pres, fins, tenus à la perfection, et leur aspect 
tranche si vivement sur le laisser aller général, qu'on 
les reconnaîtrait entre mille. 




-> 



TOMSK 119 

* 

La ville, elle aussi, a changé d'aspect. D'abord, les 
rues en sont praticables, pour qui, du moins, ne craint 
pas les nuages de poussière ; car la boue innommable 
des semaines dernières s'est réduite en une poudre 
qui nous apporte à domicile les parcelles odorantes 
de toutes les choses de la rue. On observe de toutes 
parts un bouillonnement d'activité : dans toutes les 
voies, des chantiers s'installent, et des ouvriers en 
chemise rouge ajustent lentement les poutres dont 
Sont construites ici la plupart des maisons. C'est l'été 
déjà, mais un été rude, avec des coups de vent trat- 
très qui ont passé sur la ^aï^^^a enneigée. 

La lumière à pris un éclat plus vif; le soleil, 
presque chaque soir, semble se coucher dans de l'or 
çri fusion ou dans des lacs de pourpre, et le -matin, 
quand je descends ma rue, la Millionnaya, j'aperçois, 
entre des sapins, les bulbes et le campanile d'une 
petite église ravissante, nichée parmi des jardins : elle 
est peinte en bleu tendre, avec des rehauts d'or et de 
blanc, et se détache curieusement sur l'horizon gris 
perle du matin. 

Un joli tableau encore, sur les bords de l'Ouchaïka, 
une petite rivière informe et malpropre; une sorte de 
Bièvre à découvert, qui traverse un coin de Tomsk : 
près du pont, les blanchisseuses ont leur quartier 
général : elles sont là, debout, sur un radeau à claire- 
voie, les pieds dans la boue et dans l'eau, les jupes 
troussées, et, ignorant l'usage du garde-genoux, elles 
rincent le linge k, bout de bras, nonchalamment ; le 
grouillement de leurs vêtements rouges est amusant. 

L'ingénieur en chef de la section centrale du Trans- 
sibérien, Nicolaï Pavlovitch Méjéninof, qui revient 



120 EN SIBÉRIE 

de Saint-Pétersbourg, m'a reçu ce matin avec une 
amabilité bon enfant qui m'a touché. Non seulement, 
il m'a permis de prendre passage à bord du Nicolai\ 
le vapeur de sa section*, pour explorer le canal de 
rObi à ITénisséye, mais encore, il y a mis à ma dis- 
position sa propre cabine : « Faites attention, a-t-il 
ajouté, que le voyage peut durer longtemps et que 
vous n'aurez guère de société, dans ces déserts. Vous 
vous ennuierez! — Tranquillisez-vous, ai-je répondu, 
ces lenteurs et cette solitude sont justement ce qui 
m'attire. Je ne crains pas plus l'imprévu que la maigre 
chère. Je ne m'ennuie jamais, quand j'observe. >> 

Nicolaï Pavlovitch a souri, puis, quelqu'un qui était 
là, a ajouté : « Tous ceux de ses compatriotes qui 
passent par ici ne sont pas aussi faciles à contenter : 
c'est tout juste si l'un d'entre eux n'a pas protesté, 
Tan dernier, contre la lenteur d'un train où il avait 
pris place gratuitement : ne voulait-il pas forcer un 
de nos chefs de service à débarquer quelques ouvriers 
pour lui faire immédiatement place dans un train de 
pose!... » — Oui, je le sais, quelques-uns de nos com- 
patriotes passent là-bas comme en pays conquis; 
munis de papiers officiels, ils se croient tout permis. 
Tel d'entre eux a ainsi accumulé derrière lui, dans ses 
fréquents voyages, bien des ressentiments, et ce sont 
ses successeurs qui en souffrent : il est triste pour un 
Français de ne pas pouvoir, sur la grande route de 
l'Asie russe, prendre la défense de tous les Français 
qui l'y ont précédé : et pourtant, peut-on se solida- 
riser avec de pareils imprudents? 

. 4. J*avais obtenu pareille permission du baron Aminof; mais 
le Nicolaï offrait sur la Fortuna l'avantage de pousser jusqu'à 
Krasnoiarsk et de m'éviter un long trajet en canot. 




TOMSK 121 

10 mai, — On s'habitue si bien aux douces choses 
que je n'ai pas encore songé à consigner dans ces 
notes la joie et le profit que je retire de l'hospitalité que 
m'offre Gavril Pétrovitch : la jouissance m'a fait ingrat. 
Gavril Pétrovitch est une de ces natures de choix dont 
j'ai noté déjà ici quelques exemplaires : il est fait d'en- 
thousiasme enveloppant et de dévouement. Son intel- 
ligence nette et souple, toujours en éveil, n'est jamais 
en travail pour un intérêt personnel : il se contente 
de si peu que la fortune n'est pas un but pour lui. Sa 
vie de sentiment le tourne sans cesse vers sa famille ; 
sa vie intellectuelle le lance dans toutes les entreprises 
où il voit en jeu un intérêt public. C'est un tendre, 
mais c'est un passionné de l'intelligence. Un peu 
abstrait, et par suite extrême dans toutes ses théo- 
ries, comme le sont généralement les Russes, il dis- 
cute fréquemment avec moi. Mais, outre ses qualités 
dé cœur et d'esprit, qui font quej'ai pu passer avec lui, 
dans mes deux voyages en Sibérie, six mois sur dix, 
sans éprouver un instant de lassitude, outre ces vues 
larges et nobles qui me le font si délicatement aimer, 
il possède une qualité rare en ce pays où, par le men- 
songe, on se sent si près de la Chine : il est droit, il 
e'st franc. Quand il affirme quelque chose, on peut le 
croire. C'est bien peu sans doute que cela, aux yeux 
d'un Européen : et pourtant, c'est beaucoup aux yeux 
d'un homme qui s'est tant de fois, ici, heurté à la 
dissimulation sans cause, au mensonge pour l'amour 
de l'art. Gavril Pétrovitch connaît de très près la moitié 
occidentale de la Sibérie, et il y possède un peu par- 
tout des connaissances ou des amis avec lesquels il 
me met en relation. Grâce à lui, j'ai ainsi dans chaque 
ville, outre les relations officielles que me procurent 



4 22 EN SIBÉRIE 

mes papiers, des refuges pu je m'entretiens sans con- 
trainte et à cœur ouvert. En outre, Gavril Pétrovitch 
s'intéresse à toutes les questions que je suis venu 
étudier ici, la .colonisation, le développement écono- 
mique, etc. J'échange donc avec lui, au jour le jour, 
les renseignements que j'ai recueillis, et le plus sou- 
vent, nous les discutons, nous les pesons. Il est rare, 
je l'ai dit, qu'en Sibérie, un homme vous communique 
exactement un chiffre ou un fait dont il a connais- 
sance; après la plupart des entrevues que l'on a eues, 
il ne convient pas de se demander si tout ce qu'on 
en a noté est exact, mais bien, sans hésitation, dans 
quel sens la vérité a été altérée, car on peut être sûr 
qu'elle l'a été. D'ordinaire, quand je tiens d'une per- 
sonne un chiffre quelconque, je ne le hôte que pro- 
visoirement; je vais ensuite interroger sur le mêm^ 
sujet une, ou, si c'est possible, deux autres personnes ; 
le plus souvent, les renseignements ainsi recueillis 
ne concordent pas. Il me faut alors établir entre- les 
réponses une sorte de moyenne, dans laquelle je tâche 
de tenir compte des éléments psychologiques de l'er- 
reur. Combien de fois alors Gavril Pétrovitch m'a-t-il 
donné la clef nécessaire à une telle interprétation! Sou- 
vent le soir, devant le samovar, nous discutons ainsi : 

— J'ai vu telle personne, fais-je. 

— Ah ! vous avez été fort bien reçu, mais vous avez 
rapporté des chiffres faux ! 

— Allons donc! vous soupçonnez trop vite. Je suis 
persuadé que j'ai eu affaire à un honnête homme, 
très sincèrement ému du problème que nous avons 
abordé. ' 'i 

— N'importe, les affirmations qu'il vous a faites 
sont inexactes. 



;tç- -î^ 



If.-/ -»; 



TOMSK 123 

J'ai bien bataillé, je Tavoue, sur certains points. 
Quoique je ne fusse pas doué d'une crédulité sans 
limite, j'ai plus d!une fois défendu pied à pied les ren- 
seignements que tel ou tel m'avait donnés. Or, je dois 
le dire maintenant : pas une seule fois Gavril Pétro- 
vitch ne s'est trompé quand il m'a dit : « Ne croyez 
pas cet homme. » Chaque fois qu'il m'a été donné de 
vérifler personnellement les faits ainsi discutés entre 
nous, j'ai constaté, à ma confusion, que mon ami avait 
toujours eu raison. Certes, bien d'autres m'ont guidé 
comme lui ; mais jamais je n'ai trouvé chez personne 
une pareille infaillibilité de pénétration ; jamais je 
n'ai vu personne employer avec un si merveilleux à- 
propos ce mot que les Russes disent si volontiers, 
lorsque quelqu'un devant eux ouvre la bouche : one 
vrîôte (il ment). 

i4 mai. — Quelques amis m'avaient demandé si je 
ne consentirais pas à donner une conférence au profit 
de la société d'instruction primaire, cette si noble 
entreprise. J'avais consenti, non sans une certaine 
appréhension du résultat. La conférence a eu lieu ce 
soir et tout s'est bien passé. Mais les préparatifs ont 
été assez curieux pour que j'en dise un mot. La réso- 
lution prise, il fallut d'abord la soumettre en principe 
aux autorités ; puis il fallut préparer la conférence. 
La ferais- je en français, en allemand ou en russe? 
« En français! évidemment! disaient quelques-uns : 
ce sera une joie pour ceux qui savent votre langue, et 
ceux qui ne la savent pas viendront quand même! 
— En russe! disaient les autres. Vous n'aurez pas 
la même variété d'élocution, mais du moins, tout le 
monde vous comprendra. » Je me décidai pour ce 
dernier parti. Il me fallait, dès lors, renoncer à parler 



2r-—^ytrr* 



124 EN SIBÉRIE 

ma conférence, et me résigner à la lire. Je récrivis 
donc de mon mieux; après quoi, je la fis revoir par 
un ami chargé de faire disparaître ce qui eût été 
étrange ou incorrect, tout en respectant l'allure évi- 
demftient exotique du développement. Après quoi je 
la fis copier. La copie fut remise au chef du secrétariat 
du recteur : après rapport de ce fonctionnaire, Vasili 
Markovitch lui-même en prit connaissance; puis il 
l'envoya à la chancellerie du Gouverneur. Le général 
Lomatchevski n'eut plus alors qu'à transmettre ses 
instructions au maître de police qui prit les mesures 
d'ordre nécessaires. On voit de quelles précautions on 
s'entoure pour empêcher tout écart de langage en 
présence d'un public populaire. Il va sans dire que si 
j'avais eu à parler à l'Université, devant des collègues, 
et quelques invités du Tout-Tomsk, je n'aurais pas eu 
à me soumettre à cette censure, qui fut d'ailleurs fort 
courtoise à mon égard. 

Ce soir donc, je donnai lecture de quelques-unes de 
mes impressions russes devant une salle attentive au 
point de m'intimider. Deux questions, évidemment, se 
posaient pour le public : comprendrait-on l'étranger? 
et, comme d'ordinaire je parle à voix relativement 
basse, m'entendrait-on au fond de la salle? On fut 
rassuré, dès que je commençai à lire. La confé- 
rence n'était pas guindée : lorsque vint une première 
remarque plaisante, au lieu d'un sourire que j'atten- 
dais de cette salle si cérémonieuse, ce fut un rire 
large et plein, non pas un éclat direct, mais un rire 
progressif et successif, s'allumant par traînée, comme 
une rampe de gaz. La lecture, ainsi qu'il convient, 
dura une heure environ : lorsque j'eus fini, je pliai 
mes papiers et je m'en allai dans la coulisse. J'attends 



7f ;: >.- • 



TOMSK 125 

une minute, deux minutes; rien ne bouge. D'où vient 
que la salle ne se vide pas? je ne puis m'esquiver que 
par l'entrée commune, et je tiens à me soustraire aux 
interviev^s. Enfin, apparaît un des membres du bureau. 

— Le public, dit-il, ne s'en va pas! 

— Je le vois bien ! et pourquoi cela? 

— On déclare qu'on ne vous laissera pas partir ainsi, 
que c'est fort intéressant, et qu'on vous prie de conti- 
nuer... 

— De continuer? 

— r Eh oui, vous^vez bien d'autres souvenirs! 

— • J'en ai des volumes, mais ils ne sont pas sur ce 
papier; ces choses-là, vous le savez bien, ne s'impro- 
visent pas. 

— C'est vrai, mais, que faire? 

— Rien du tout, les laisser ici... à moins qu'ils ne 
désirent me voir recommencer. Auquel cas, je suis à 
vos ordres, puisque c'est pour votre société!... 

Le public, convaincu à la fin que c'était bien tout, 
dut se contenter de mes saints : il se retira lentement. 
Mais quelle joie il m'avait faite! je l'aurais embrassé, 
ce bon public, pour sa naïve résistance! D'ordinaire, 
quandje parle en France, personne, ce me semble, ne 
demande de supplément : je vis une fois de plus, ce 
soir, que l'on* n'est pas prophète en son pays... C'est 
la haute moralité de cette anecdote où je me mets en 
scène de la façon la plus immodeste... 

iô-i 8mai, — Ces quatre jours se sont écoulés dans 
Une fièvre de départ. Mon paquebot, \eNicolat\ n'atten- 
dait plus que des instructions pour partir. J'avais déjà 
fait connaissance avec le capitaine, accumulé les pro- 
visions nécessaires à la route, distribué des visites 
d'adieu, des remerciements, des poignées de mains et 



l26 EN SIBÉRIE 

des embrassades. Je ne tenais plus en place, à force 
d'impatience, dans cette ville où, il y avait six semaines, 
j'étais arrivé en traîneau, et où maintenant l'été trô- 
nait parmi des nuages de poussière. Cependant, Tomsk 
m'avait si bien accueilli, que je ne pouvais, sans un 
vif regret, lui dire un long adieu. Plusieurs familles 
m'y étaient devenues chères, j'y avais déjà des coins 
préférés, j'y connaissais jusqu'à des chiens qui me 
caressaient... . 

Dernière nouvelle : demain, nous appareillons au 
point du jour. Malgré une tempête de neige qui vient 
de s'abattre sur la ville, Stépane Kirovitch est v^enu 
passer la soirée avec Gavril Pétrovitch et moi. Puis, 
vers onze heures, dans la nuit noire et sous Jes rafales 
de neige, nous sommes descendus vers le quai et nous 
avons atteint le paquebot par une planche glissante. 
11 est maintenant minuit, à peu près, et mes deux 
amis viennent de me quitter ; dans le salon, j'entends 
des employés du chemin de fer discuter très haut en 
buvant, puis rire à grand bruit. Demain, nous les 
mettrons à quai, et nous lèverons l'ancre; demain, 
nous partirons à la découverte et nous nous lance- 
rons siir le désert fluvial ; demain, ce sera la déli-* 
vrance attendue, le large... 



^ 






La taïg'a. 

LE CANAL DE l'«OBI A l'YÉNISSÉYE 

i9 mai, — Ce matin, vers cinq heures, nous avons 
largué nos amarres; la rivière nous a emportés le 
long du quai désert et de la ville endormie sous la 
neige. Étrange impression que celle de ce silencieux 
départ, après les coups de sifflet, de ce départ pour 
l'inconnu! Les rivières que nous allons suivre sont 
semées d'écueils : bien peu de pilotes les ont prati- 
quées, et, de plus, la glace ou les basses eaux peuvent 
nous y retenir prisonniers. Mais je désire passion- 
nément connaître ce canal sur lequel on fait courir 
tant de bruits divers, dont les uns affirment qu'il 
n'existe que sur le papier, et les autres, qu'il est 
tout au moins impraticable. Nul ne peut dire com- 
bien durera notre traversée jusqu'à Krasnoiarsk, mais 
je sais que la plus grande partie du voyage se passera 
dans la forêt vierge, et cela aussi, cette incertitude et 
cette solitude, constitue un puissant attrait. Puis, 
enfin, n'avoir pas autour de soi le bavardage des pas- 
^gers, voyager ccJmme sur son yacht, sans autre 



--,J,^V. • ' r- ,-,- -,r .. ,^, 



f 



: ;Tf" - V-TH'^^ 



128 EN SIBÉRIE 

corapagaie que le capitaine, le mécanicien et l'équi- 
page, quelle joie pure! 

J'ai saisi bien vite dans le regard des matelots une 
expression que je ne connaissais pas encore aux 
Sibériens, et j'en ai parlé au capitaine. Il s'est mis à 
rire : « Vous ne vous êtes pas trompé, dit-il : ce ne 
sont pas des Sibériens, mais des Russes, tous origi- 
naires du gouvernement de Viatka, de braves garçons 
que je connais de longue date. » Jamais encore, 
depuis que je voyage dans ce pays, je n'avais eu une 
démonstration aussi nette de la différence qui existe 
entre sa population et la population russe. Partageant 
les idées communes en Occident, je m'étais attendu à 
trouver, au delà de l'Oural, une race assez semblable 
d'esprit à la nôtre, parce qu'elle n'a pas connu, comme 
la Russie, le joug du servage. Peu à peu, cependant, 
mes illusions s'étaient dissipées : en général, je m'étais 
senti plus loin des hommes du peuple en Sibérie, que 
je ne l'avais jamais été des paysans russes. Et voici 
que, ce matin, en lisant dans les yeux de nos matelots 
une expression calme et attachante, j'ai eu la preuve 
de ce que mon observation avait eu de fondé. Ils ont 
dans toute leur attitude quelque chose de si simple 
et de si confiant, que je me sens de suite en commu- 
nion morale avec eux. Sans doute, le monde de nos 
idées est complètement différent ; sans doute, ils seront 
loin de me dire toujours la vérité; pourtant, je sens 
bien que sur tel grand principe vital, nous sommes 
pratiquement du môme avis : c'est plus qu'il ne faut 
pour nouer entre des hommes le lien ténu de la fra- 
ternité* 

Tout de suite j'ai fait connaissance avec un des 
matelots^ Sacha. Il a pour principale mission de se 



> 



L'équipage supérieur du Nicolai (p. 129) 




Estuaire Je liviùre obstrue p.ir des troncs d'arbres qu'y ont roulé 
les grandes euu* (p, i38) 



I/A TAÏGA 129 

tenir à Tavant pour lancer la perche de sonde dans les 
passes difficiles. Assis tous les deux sur un paquet de 
cordages, nous causons. Il est tout petit, tout drôle, 
avec son air à la fois toujours étonné et pourtant très 
crâne. Je vois sans peine qu'il est instruit, qu'il a lu et 
réfléchi, et qu'il est fort intelligent. L'an dernier, il a 
déjà fait le même voyage ; ilfàisait partie de l'équipage 
qiii a conduit à Krasnoiarsk le vapeur Evguénïi. La 
traversée du canal fut affreuse, car, à 300 kilomètres 
de FYénisséye, en certaines parties delà rivière Kasse, 
le vapeur calait 10 centimètres de plus que la profon- 
deur de l'eau : il fallût, durant des jours entiers, le 
traîner presque à sec sur dès rouleaux. Cela me 
donne à penser que nous en verrons de belles! 

Notre bateau, le A'ïcb/ai, est un petit vapeur de 
24 chevaux : il est tout blanc avec une bordure noire 
à la ligne de flottaison : je le trouve charmant. Il a 
travaillé au pont de l'Obi ; il s'en va maintenant prêter 
son concours au service des transports que nécessi- 
tent les travaux du pont del'Yénisséye à Krasnoiarsk. 
J'y occupe, sur le pont, la cabine de l'ingénieur en 
chef de la ligne dû Sibérien central, N. P. Méjériinof, 
et je m'y trouve admirablement installé pour un long 
voyage : une de mes fenêtres a vue sur l'avant; les 
autres me permettent d'observer la rive. 

Notre capitaine, Vladimir Ivanovitch Stoïlof, est un 
des marins qui connaissent le mieux cette partie de la 
Sibérie. L'an dernier déjà, il a conduit par le Canal le 
vapeur Evguémi^ et nous savons qu'entre ses mains, 
nous pouvons dormir tranquilles. C'est un homme de 
quarante ans, de manières choisies, d'une tenue tou- 
jours correcte, d'un abord extrêmement ouvert et 
sympathique. Il est russe, lui aussi, et depuis huit 

9 



EN ftlBERIE. 



130 EN SIBÉRIE 

jours environ que je le connais, je sens pour lui un 
attachement croissant. Il est peu bavard, bien que 
fort gai ; il surveille son bateau comme une mère son 
enfant : je ne sais pas quand il dort... 

Après avoir glissé quelques heures sur la Tome, 
nous atteignons l'Obi , une énorme masse d'eau 
boueuse qui coule à pleins bords et nous entraîne 
rapidement avec elle vers le nord vague. Des forêts 
basses bordent les deux rives ; on voit les berges ron- 
gées par les récentes grandes eaux, et quand les 
arbres n'y sont pas déracinés et couchés, lamenta- 
bles, dans l'attente de la débâcle prochaine, qui les 
emportera, qui sait? jusqu'à la mer, peut-être! ils 
sont écorchés, limés par le frottement des glaces. 11 
fait froid; par instants, il neige. Nous faisons lever 
des vols de canards sauvages, et, çà et là, j'aperçois 
une blanche théorie de cygnes qui décrivent là-bas, 
lentement, des zigzags et des ronds, leurs grande» 
ailes étendues, et leur vilain cou visible seulement 
par intervalles. Vers le soir, quelques paysans pas- 
sent en canot, pagayant vite de leurs courtes et larges 
pagaies. Après cette agitation des dernières semaines 
de Tomsk, je sens pénétrer en moi la paix physique 
et morale, le repos tant désiré. Nous jetons l'ancre, 
vers dix heures du soir, à l'embouchure de la Tchou* 
lyme, devant une nappe d'eau large de plus de deux 
kilomètres, et par vingt mètres de fond. 

20 mai. — Quand je me suis éveillé, ce niatin, nous 
étions en marche : il était deux heures et demie et 
grand jour! Nous suivions toujours une énorme 
avenue d'eau boueuse bordée par des forêts basses. 
Nous atteignîmes en quelques heures le grand bourg 
de Kolpachévo, et, tandis que l'équipage entassait sur 



T '■ 



LA TAÏGA i31 

le pont le bois nécessaire à la machine, des femmes et 
des jeunes filles vinrent nous offrir des provisions. 
Rangées sur deux files, elles posèrent sans mot dire 
leurs paniers sur le sable, et attendirent les acheteurs. 
Elles avaient là du pain, du lait, des œufs, des pois- 
sons, des noix de cèdre, des canards sauvages (à cinq 
sous la paire), et, en outre, des bas et des mitaines de 
laine, spécialité de leur village. Nos matelots se nour- 
rissent à leurs frais : c'est donc à eux que s'adressaient 
surtout ces offres; il fallait les voir marchander, tout 
en plaisantant, et, je crois même, en pinçant les jolies 
Sibériennes ! 

Au début de l'après-midi, tandis que nous glissions 
sur l'eau calme, entre des bois, un coup de sifflet de 
la sirène nous a appris que nous venions de quitter 
rObi pour pénétrer dans la Kiète : j'aime beaucoup 
ce salut du bateau à chaque départ et à chaque 
arrivée, au moindre événement qui rompt la monotonie 
de l'eau déserte. 

La Kiète, affluent de droite de l'Obi, est une 
magnifique rivière à peu près longue comme le Rhin : 
nous devons la remonter sur environ 500 kilomètres. 
Ses eaux ont une couleur d'un jaune ferrugineux 
tout à fait caractéristique. Elle est bordée de hautes 
forêts où se mêlent le tremble, le bouleau et toutes 
les espèces résineuses : c'est le début de cette immense 
forêt vierge, de cette taïga dans laquelle nous allons 
glisser, sans éclaircies, durant des semaines... De 
place en place, sur le rivage, un grossier abri de 
branchages etd'écorce décèle la présence de l'homme : 
toutes les deux ou trois heures, nous apercevons un 
village ou bien une ferme isolée. 
Je suis venu m'asseoir à l'avant, à ma place de pré^ 



■ 

d32 EN SIBÉRIE 

dilection, sur un paquet de cordages, à côté du petit 
^acha Mochkine qui, silencieusement, regardait l'eau 
couler. Je l'ai interrogé sur ses occupations d'hiver, 
au pays, et il m'a traduit, dans son langage simple, 
les impressions qu'il ressent durant l'interminable 
^ hivernage de sept mois, le désir ardent. qu'il éprouve 
du jour où de nouveau l'eau coulera librement, où il 
verra défiler à ses côtés des arbres et des villages, où 
il regardera au loin l'horizon saris cesse changé, où 
il jettera l'amarre, le pont volant et la perche-sonde. 
Son ami, Nicolas, chargé lui aussi du service de 
l'avant, est venu se joindre à nous. Ces deux mate- 
lots ont vingt-trois ans, et sont mariés depuis deux 
et trois ans. 

— Et cela ne vous fait rien, de quitter ainsi vos 
familles, une fois le printemps venu, pour aller vous 
engager au fond de la Sibérie ? 

— Sans doute, au départ, on est triste; mais ensuite 
on s'y fait, et puis, on est entre soi, presque tous 
gars du même village ou du même canton. Cela rem- 
place la famille. 

Ces jeunes gens, dont le capitaine m'a fait tant 
d'éloges, ont déjà roulé sur bien des rivières sibé- 
riennes, et leur apparente naïveté cache infiniment 
d'expérience. Comme je mettais la conversation sur 
le caractère des Sibériens, ils m'en ont dit des choses 
peu édifiantes ; Nicolas, lui-même, moins communi- 
catif que Sacha, n'a pu retenir l'expression de son 
antipathie à leur égard. Une telle conformité d'im- 
pressions est frappante, entre eux et moi, et quand je 
cherche à découvrir la cause des sentiments qu'éprou- 
vent ces Russes à l'égard des Sibériens, Sacha la 
résume de ce mot que je trouve profond : « Ils ne 




LA TAÏGA 133 

respectent rien [oni nitchévo. nié ouvajayoute). » Oui! 
ce mot est vraiment profond. Il exprime toute la diffé- 
rence de conception morale du Russe et du Sibérien. 
Ce dernier, habitué à vivre seul au fond de ses forêts, 
à se défendre contre une nature hostile, contre des 
bêtes, contre des voleurs, contre des administrateurs 



d'autant moins scrupuleux qu'ils sont moins sur- 
veillés, s'est habitué à ne compter que sur lui-même. 
Le paysan sibérien est un féroce égoïste, et pour lui, 
il n'existe trop souvent ni Dieu, ni loi, ni habitudes, 
ni traditions : « il ne respecte rien ». Le paysan rusfe 
est à son antipode; pour lui, la moitié de sa morale 
est faite de- respect traditionnel. 

Il est huit heures et demie du soir. La rivière est 
admirable. A gauche, la rive, échancrée comme par 
.une anse que simule un tournant, est plantée de boti- 
leaux et de pins que le soleil couchant inonde d'une 
coloration jaune si vibrante que j'en suis ébloui. A 
droite, dans la pénombre, s'allonge une admirable 
forêt de cèdres. Dans l'intervalle, la nappe d'eau, 
large de trois ou quatre cents mètres, absolument 
calme, comme une glace où passeraient des moires, 
est complètement rose, d'un rose chaud et délicieu- 
sement fondu, qui reflète le rose plus violent d'une 
épaisse couche de nuages. Tout là-bas, à l'horizon, 
une ligne de neige fait repoussoir. En écrivant, mon 
papier devient rose du reflet étalé sur toutes choses. 
Sur l'eau rose passent, tout noirs, des canards; le 
rose gagne, s'épand, et se transforme sur l'eau en 
une nuance améthyste que notre marche, impitoya- 
blement, dérobe bientôt à mes regards. 

Nous arrivons, à la clarté mourante, au village de 
Panovo, dont les huttes misérables sont entassées sur 



EN SIBÉRIE 

droite, élevée en falaise sablonneuse. Tous les 
19 sont sur la rive, et, en quelques instants, le 
le répand parmi eux qu'il se trouve à notre bord 
ofesseur d'Université; or, comme ils ne con- 
nt d'autre Université que celle de Tomsk, où il 
ncore qu'une Faculté de médecine, ils en con- 
que je suis médecin. Aussitôt, des malades 
>urent, des mères surtout, qui me présente(it 
enfants chétifs et souffreteux. J'ai beau me 
r, elles insistent, elles supplient. J"ai bien sur 
uelques médicaments, mais je n'oserais jamais 
ministrer à des enfants, et il me faut résister 
rières ou donner seulement de vagues conseils 
ène, tout en souffrant cruellement de mon 
isance. Tout à coup, un jeune homme, une 
I d'hercule vêtu d'une jaquette en peau de 
poil en dessus, fend la foule et s'approche : 
e t'en prie, me dit-il, viens voir mon père! 
)u'est-ce qu'il a, ton père? 
1 s'est broyé un doigt. 

ODsens à aller examiner la plaie. Dans une isba 
, pauvre et triste, où il fait déjà très sombre, le 
est assis. C'est un homme d'une complexion 
[que : je n'ai jamais vu de près des bras et des 
aussi énormes. Il s'est broyé l'index contre un 
?, et, tout en m'expliquant l'accident, il déroule 
ges noirâtres, imbibés de graisse d'oie sauvage, 
jusqu'à présent, il a tenu la plaie enveloppée. 
i chair rose et saine d'apparence, s'étale une 
ration qui me semble sans gravité : la plaie est 
superficielle. J'explique au brave homme l'usage 
iges propres, bouillis, de l'eau bouillie pour les 
;s, et je lui laisse quelques cachets qui lui per- 



w 



LA TAÏGA 135 

mettront de faire des lavages antiseptiques. Peu à peu, 
pendant notre conversation, Tisba s'est remplie, toute 
la famille du vieux s'y est réunie; et comme j'allais 
me retirer, le fils aîné du malade écarte les femmes et 
s'approche en apportant, sur une assiette de bois, cinq 
œufs : « Tiens, prends ces œufs, dit-il, c'est tout ce 
que nous pouvons l'offrir. » Et comme je refuse, 
objectant qu'ils en ont plus besoin que moi, et que 
d'ailleurs je suis très touché de leur intention, le jeune 
homme insiste pour me faire prendre au moins ce bel 
œuf vert, un œuf de cane sauvage ! Les pauvres gens î 
Ils sont en contradiction avec l'idée que je me fais de 
leurs compatriotes en général; aussi me touchent-ils 
d'autant plus profondément. 

Les paysans des rares villages que nous avons 
aperçus se nourrissent pauvrement, misérablement, 
pour mieux dire, des produits de leur chasse : le blé 
ne pousse ici que dans les années très favorables, et 
à force de fumure; encore ne mûrit-il pas toujours 
complètement. La chasse aux oiseaux d'eau, en re- 
vanche, est fructueuse. On ne compte pas les canards 
abattus; et, pour les oies sauvages, les paysans me 
disent en tuer chacun de cinquante à trois cents par 
an. Ils les chassent à l'affût. Sur un des îlots de sabîo 
que ces oiseaux choisissent volontiers pour leurs 
ébats, ils installent quelques mannequins de bois 
recouverts d'une peau d'oie sauvage; s'ils peuvent, 
ils attachent également là une oie vivante. Dissimulés 
dans des fosses, ils tirent les oiseaux lorsque ceux-ci 
s'abattent en bande serrée autour des appeaux. Un 
chasseur vend à notre cuisinière une oie au prix de 
60 copecs (i fr. 35) : à Tomsk, on Teût payée de 20 à 



'■ - - s^- '■ " . •: ~ - ■ - ' '-'' ' Tfyri'^s^r^s 



136 EN- SIBERIE 

m 

30 copecs (de fr. 55 à fr. 80). Je dois ajouter 
qu'elle était exquise ! 

2 / mai. — A dix heures et demie du soir, il faisait à 
peu près nuit; mais dès une heure et demie du matin, 
il fait presque clair : nous partons bientôt. Chaque 
soir nous devons faire une halte de quatre ou cinq 
heures, pour permettre à notre unique pilote de 
prendre quelque repos. Je ne sais d'ailleurs pas com- 
ment cet homme résiste à ces vingt heures d'attention 
soutenue. 

Toute la matinée, le soleil joue sur l'eau jaunâtre, 
et, assis à l'avant, je passe mon temps à observer la 
magnifique forêt dont' les rives sont garnies, à 
bavarder avec l'un et avec l'autre, et à tirer des 
canards sauvages. 

Vers quatre heures de l'après-midi, nous faisons du 
bois à Chirokovo, un semblant de hameau formé de 
trois isbas qui se dressent sur la rive gauche, basse et 
marécageuse. Quatre individus étranges sont *là, 
petits, misérables, les jambes serrées d'une étoffe 
noire en forme de pantalon collant, le torse couvert 
de chemises rouges sur lesquelles sont boutonnés des 
vestons étriqués, en mauvaise étoffe. Leurs cheveux 
noirs et rudes sont réunis au sommet du crâne par 
une espèce de bague en verroterie blanche, et retom- 
bent en crinière sur leurs épaules Ils ont le type 
chinois tellement accusé que Ton en dirait une cari- 
cature. Ce sont des Toungouzes, des représentants 
de cette race assez mystérieuse qui peuple une grande 
partie de la taiga sibérienne. Ils vivent au fond de la 
forêt, nomades entre les nomades, puisqu'ils ne.sub- 
isistent que par la chasse, ne se construisant pas 
d'abris sérieux, mais vivant, durant l'hiver, sous des 



LA taïga 137 

tentes grossières qu'ils quittent fréquemment, selon 
les besoins de la chasse. L'été, ils circulent volon- 
tiers en canot sur les innombrables cours d*eau de 
la tdiga vierge, et c'est précisément par ce moyen 
que ceux que voilà, et qui nous considèrent, recro- 
quevillés sous la pluie glaciale, sont venus jusqu'ici. 
L'un d'eux, garçon de vingt ans, affîrme-t-il, parle 
assez couramment le russe, et m'apprend qu'il est 
venu ici^ avec ses trois compagnons, pour chercher 
de la farine. Chacun d'eux possède un canot long àfi 
six mètres, formé d'écorce de bouleau tendue sur un 
cadre en bois léger; c'est une sorte de large périssoire 
qui se manie d'ailleurs, comme la nôtre, avec une 
double pagaie. Ils ont, *assure-t-il, pagayé pendant 
sept jours le long d'un affluent de la Kiète, un cours 
d'eau inconnu qui vient du nord et qui, s'il dit vrai, 
doit être pour le moins aussi long que la rivière 
elle-mênae. Us ont acheté à un marchand ambulant, 
qui suit la rivière avec une barque organisée en 
boutique-bazar, les vêtements qui les couvrent, et ils 
attendent patiemment ici l'arrivée d'un vapeur où ils 
pourront acheter quelques pouds (16 kg,) de farine. 
Ce vapeur est la Forluna; il appartient au service du 
canal, dont il assure le ravitaillement et les commu- 
nications avec Tomsk. Aux différents villages, il cède 
quelques sacs de farine, lorsqu'il en a de disponibles. 
Les Toungouzes échangent des pelleteries contre les 
produits de la civilisation : farine, vodka, vêtements. 
Mais, cettB fois, ayant, ou bien la mission, ou bien le 
ferme désir de se procyrer le premier de ces articles, 
et ayant constaté que nous ne pouvions le leur vendre, 
ils nous affirment n'avoir pas avec eux une seule peau 
d'écureuil; nous sentons bien qu'ils mentent et se 



138 EN SIBÉRIE 

réservent pour la Fortuna, Tandis que nous les inter- 
rogions, le bois avait été chargé à bord, et nous- 
allions partir, lorsque Tun des indigènes, ayant aperçu 
entre les mains d'un matelot quelques-uns de ces 
petits ronds de farine fine que Ton nomme des souchki^ 
échangea rapidement quelques mots avec ses cama- 
rades. Les voilà tous les quatre, eux si calmes l'ins- 
tant d'avant, qui détalent à toutes jambes, et dispa* 
raissent dans l'une des isbas Voisines. Au bout d'un 
instant, ils en sortent, les poches bourrées de peaux 
d'écureils, et les doigts embarrassés de canards sau- 
vages. Le marché aussitôt s'engage entre eux et les 
matelots qui leur vendent des soiichki, et, sans doute, 
leur font payer cher cette fantaisie naïve. A voir l'air 
si misérable de ces demi-sauvages, à deviner le désir 
que fait naître en eux un peu de farine douce, je me 
sens pris d'une pitié : mais, si je leur donne quelques 
copecs, on m'accusera, à bord, d'avoir fait manquer 
un marché avantageux, et je me détourne tristement, 
sous la pluie glaciale. 

^ê mai. — Nous glissons toujours, infatigablement, 
sur l'eau boueuse et rougeâtre, où flottent des tapons 
d'écume; à chaque instant, nous croisons des arbres 
entiers, bouleaux, pins et mélèzes, de dimensions 
souvent considérables, qui, déracinés par la crue, 
s'en vont au fil de l'eau, dressant au ciel leurs racines. 
La rivière varie de cent cinquante à quatre cents 
mètres de largeur, elle se divise fréquemment en 
bras, ou bien reçoit des affluents, à l'estuaire des- 
quels, des arbres flottants se sont amassés, se sont 
enchevêtrés comme des plantes vivaces, et consti- 
tuent une infranchissable barrière. 

Des oies sauvages passent de temps à autre, filant 



LA TAÏGA 139 

vite et prudemment vers le nord. Dans toutes les 
criques, sous les moindres buissons, sur les eaux 
calmes, s'ébattent des canards, canards gri^, canards 
blancs, cols verts, et canards parleurs, les uns gros 
comme le poing, les autres d'une taille énorme, puis, 
des plongeurs noirs, des bécassines, une sorte 
d'alouette blanchâtre, de grandes mouettes blanches, 
et, à des tournants lointains, des cygnes défiants. En 
Tair, on voit partout planer des aigles et des faucons. 

Le Nicolaî n'a plus de secrets pour moi : je l'ai 
exploré dans tous les coins : je suis aussi à l'aise à 
l'arrière, parmi les matelots qui rêvent au fil de l'eau, 
que dans la chambre de la machine, où je regarde 
« bricoler » notre excellent ami Vasili Mikhaïlovitch 
Guéliof, le chef mécanicien. Il prend ses repas avec 
le capitaine et moi, et j'aime beaucoup sa compagnie, 
où j'ai toujours quelque chose à apprendre : souve- 
nirs de voyage sur le bas Obi, traits de mœurs sibé- 
riennes, détails sur la vie des ouvriers de fabrique, 
réflexions saines et nettes sur la vie. C'est un homme 
de trente- cinq ans environ, grand, fort, peu bavard, 
mais toujours net, avec un regard paisible et doux qui 
parle. Il est fils de ses œuvres, et il conserve, malgré 
la position à laquelle il est parvenu, une timidité 
charmante dont il ne se départit que dans la stricte 
intimité. Je l'aime beaucoup. 

La rivière serpente en des méandres innombrables; 
ma boussole prend peu à peu toutes les positions, et 
l'aiguille y fait parfois le tour du cadran, comme sur 
une montre. Toujours le même calmcj entre une 
double muraille de grands arbres où, çà et là, se 
montrent des marécages. 

Nous avons fait halte un peu plus tôt que de cou- 



'■fT^ 



«•*£•"> 



140 EN SIBERIE 

tume, et nous nous sommes amarrés tout près de la 
rive, en eau profonde. Aussitôt, je suis parti en 
chasse par la taïga^ en compagnie de notre pilote, - 
Ivan Vasiliévilch, un homme brun, trapu, un pas- 
sionné chasseur d'ours. Le sol est tapissé d'une herbe 
haute et rude desséchée par l'hiver; partout des 
ronces, des arbustes épineux, des arbres tombés dans 
tous les sens, pourris parfois, et, dans les fonds, delà 
neige et de l'eau. Bientôt, un marécage nous barre la 
route, et, bien que la forêt soit, en cet endroit, très 
clairsemée, nous revenons péniblement, égratignés et 
cinglés par les branches. A cinquante mètres, j'aper- 
çois un animal roux et j'hésite à lui envoyer une balle, 
parce que j'entends un matelot marcher un peu plus 
loin dans sa direction, et que, d'ailleurs, je suppose 
que c'est peut-être un chien égaré : « Eh! bârine, 
tirez donc, me crie Ivan! c'est un ourson! » Il est 
trop >tard. Tout à l'heure, alors que la nuit était 
tombée', et que nous étions accoudés sur le pont, 
nous avons aperçu, à quelques mètres, sur, la rive, 
deux yeux brillants, et nous avons entendu broyer 
l'herbe sèche : « C'est l'ourse, c'est la mère! » ont 
dit mes compagnons. J'avoue que je ne puis rien 
affirmer... En ce moment, il est près de minuit, 
l'obscurité n'est pas complète; je vois en face de 
nous, sur l'autre rive, déjeunes bouleaux, enveloppés 
d'une buée légère et reflétés dans l'eau calme, prendre 
des airs vaporeux, mystérieux, comme un décor irréel 
qu'un souffle va dissiper... 

23 mai, — Par grand soleil et grande .brise, nous 
sommes arrivés vers midi au dernier village que nous 
trouverons avant l'Yénisséye, au village le plus connu 
du bassin de la Kiète, à Maximkiniar. Il est perché 






LA TAÏGA 141 

sur une falaise sablonneuse que forme la rive droite, 
et s'adosse à une belle forêt de cèdres et de mélèzes. 
Comme il possède un pope, nous en profiterons pour 
faire dire une prière solennelle. A peine sommes-nous 
amarrés que déjà le bon prêtre, lé P. Paul, nous fait 
visite. C'est un homme de cinquante à soixante ans, 
petit, trapu, agité d'un perpétuel tremblement : 
barbe grise, cheveux gris, regard franc et sympa- 
thique. Tout en cassant une croûte avec nous, il 
cause volontiers et me donne sur son village tous les 
détails que je désire. 11 n'est pas loin, lui non plus, je 
crois, de me prendre pour un médecin et pour un 
personnage officiel, et il m'explique que les adultes 
de son village meurent les uns après les autres d'une 
toux opiniâtre sans crachement de sang. Il ajoute que, 
pour consoler son exil au milieu de cette population 
d'Ostiaks convertis, il aurait grand plaisir à voir 
arriver quelques émigrants russes bien pensants. Je 
ne puis, malheureusement, les lui fournir! 

Je vais visiter quelques isbas ostiakes; elles ne se 
distinguent en rien de celles que l'on voit en Russie, 
sinon par l'emploi exclusif de vaisselle en écorce et 
en bois. Le P. Paul m'invite à son tour : il veut me 
faire goûter ses provisions, du caviar pressé, du fro- 
mage de Hollande, du madère de Crimée! Son isba 
est spacieuse, claire et propre, égayée aux fenêtres 
par des géraniums et des plantes grasses. Le bon 
prêtre a introduit ici l'apiculture, que les Vieux 
Croyants cultivent avec grand succès un peu plus au 
sud, sur les bords de la Tchoulyme. Il élève également 
des poules, des oies, des dindons, et des rennes dont 
il veut introduire Tusage parmi ses indolents parois^ 
siens. Il possède en outre un enclos qu'il fume soi- 



'->rfv.iîT. ;,w^ . -^-y î -^Tn^'.t^"' :V^ , •s-'-r-; - .1 '.- ;.- ^ 



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'^'':î^'î?5? 



142 EN SIBÉRIE 

gneusement, et où il fait pousser du seigle, denrée 
précieuse qu'il revend, dit-il, sans bénéfice. Il achète, 
enfin, de la poudre de chasse, et la recède à ses 
ouailles à prix coûtant, ce qui, en Sibérie, est un 
beau trait de charité chrétienne. Bref, il me donne 
l'impression d'un homme avisé, qui ne se laisse pas 
abattre par Tisolement auquel il est condamné, et qui 
fait beaucoup pour sa misérable paroisse, agissant 
plus encore par lexemple que par les préceptes. 

C'est dimanche, je crois bien : les femmes de 
Maximkiniar sont vêtues de robes multicolores, 
bleues, vertes, rouges, jaunes, de tons criards, qui 
pourtant égaient la vue. Quelques - unes des plus 
jeunes filles sont fort jolies, avec leur teint bronzé, et 
leurs yeux noirs, vifs et rieurs; elles ne sont pas par- 
venues à s'enlaidir avec leurs oripeaux bariolés. Je suis 
mêlé à leur foule sur la crête sablonneuse qui domine 
la rivière, et, tout en débitant à quelques-unes des 
madrigaux, dont elles rient de tout leur cœur en se 
cachant le visage, je considère la cérémonie reli- 
gieuse qui se poursuit sur le pont du Nicoldi. Sur 
l'avant débarrassé des cordages et des perches, le 
P. Paul, vêtu d'une belle chape violette, dit une prière 
solennelle, devant une table couverte d'une nappe, 
en guise d'autel. Sur la table blanche sont posés un 
cierge, que le vent fait pleurer, et une soupière pleine 
d'eau bénite. La prière terminée, le prêtre fait baiser 
au capitaine sa croix d'argent, et, d'un vigoureux 
coup de goupillon, asperge le crâne chauve de l'excel- 
lent Vladimir Ivanovitch : je vois d'ici des goutte- 
lettes y scintiller au soleil. Puis, à tour de rôle, tous 
s'approchent sous la douche sainte, et quand l'équi- 
page y a passé jusqu'au dernier chauffeur, c'est le 






LA TAÏGA 143 

tour de quelques élégants du village qui ont tenu à 
se joindre au service. Cela est à la fois très simple, 
très noble, et tout à fait familial. Un groupe de vieilles 
Ostiakes reste indifférent à ce spectacle : accroupies 
à l'écart, elles fument en silence des « bouffardes » 
grosses comme un poing d'enfant : elles sont désa- 
busées des choses de ce monde; mais la vue de mon 
appareil photographique effarouche leur pudeur. 

Nous partons enfin, non sans avoir offert quelques 
souvenirs au P. Paul, et lui avoir acheté des provi- 
sions pour la suite de notre voyage. Nous achetons 
aussi des chiens ostiaks, et le prêtre nous laisse sans 
regret emmener une bête au poil rude, qu'il aime 
beaucoup, dit-il, mais dont il redoute la funeste habi- 
tude de lui étrangler ses rennes. 

i heures du soir, — Nous avons glissé lentement 
— trop vite encore, à mon gré ! — entre ces admira- 
bles forêts impolluées. Le charme de ce désert d'eau 
et de bois est reposant, adoucissant : j'en jouis en naïf 
désœuvré. Tout à l'heure, c'était un coucher de soleil 
rose et pourpre qui, par delà les cèdres et les mélèzes, 
enflammait le ciel d'une lueur d'incendie que l'eau, 
discrètement, rappelait. Maintenant, c'est la paix du 
soir clair. Nous avons jeté l'ancre auprès d'une berge 
toute couverte de grandes herbes sèches. Au loin, l'on 
entend le gloussement d'un coq de bruyère, et dans les 
intervalles de silence, on ne perçoit plus que le frais 
clapotis de l'eau qui passe contre notre bordage. Nos 
hommes se reposent; Les uns pèchent du goujon au 
balancier; les autres ont allumé là-bas un grand feu, 
et, sur leurs visages éclairés vivement, apparaît la 
joie naïve que répandent toujours, dans la forêt, 
l'aspect et la caresse d'une flamme. Tout ce peuplé 



V'- 



144 EN SIBERIE 

reprend doucement contact avec la nature. Seuls, 
deux ouvriers de Tomsk que nous avons embarqués, 
semblent ignorer cette paix et cette joie du plein air : 
ils errent d'un groupe à l'autre, sans prendre part à 
rien. On devine que, déshérités, ils n'ont jamais vécu 
en contact avec la vraie vie naturelle, et qu'à cette 
interminable promenade sur l'eau déserte, ils préfé- 
reraient quelques heures de cabaret. L'un d'eux, de 
sa voix lasse, me disait, alors que je faisais observer 
le danger que présente «n tel brasier sur l'herbe 
sèche : « Bah! qu'est-ce que ferait un incendie icil 
C'est la taiga^ personne n'y viti » Ainsi, pour cet 
homme, la taïga n'est pas, comme pour ces matelots, 
comme pour moi, une chose terrible, il est vrai, mais 
bourdonnante de vie et grosse de fécondité, mais, au 
contraire, une chose morte, banale I Pour ce serru- 
rier sibérien, un bel arbre brisé par la tempête n'est 
pas, comme pour nous autres, une victime, mais seu- 
lement un morceau de bois hors d'usage ! 

24 mai. — Lorsque nous partons, le matin, vers 
deux heures, dans le grand jour, les colorations du ciel 
sont charmantes. Aujourd'hui, au départ, les bandes 
roses qui s'étalaient aii ciel paraissaient appliquées 
par un pastelliste; il semblait que l'on vît la fine 
poussière du pastel, qu'un rien allait écraser. La 
rivière, en reprenant ce reflet, l'adoucissait, le fon- 
dait. Bientôt, sur des nuées grisâtres, jaillirent en 
éventail des fusées de colorations violettes, et, dans 
le ciel plus puissamment éclairé, le rouge triompha- 
teur surgit lentement de Uhorizon boisé...' ; 

Dès huit heures dû matin, nous avons abandonné 
la Kièle, notre jolie compagne, que nous n'avons 
guère suivie que sur la moitié de son cours, et nous 



Marchandes à Kolpacbëvo (p. 130) 



Paysage de laiga sur la KiÈte (p. 140) 



1 



LA TAÏGA 145 

sommes entrés dans un de ses minces affluents de 
droite, TOziornaya. C'est une rivière à multiples 
méandres, comme toutes celles de ces parages, et 
elle fait directement partie du système ob-yénis- 
séien : ses tournants trop brusques ont été adoucis, 
son lit a été creusé, sa largeur rectifiée : bref, les 
ingénieurs ont passé par là, et nous avons quitté le 
royaume du rêve pour entrer dans une très pratique 
réalité. A neuf heures et demie nous nous amarrons 
à quelque distance de la première écluse, Lomovaiy 
stane. Le premier acte de notre traversée est achevé ; 
les difficultés vont ici commencer, et nous sommes 
assez inquiets sur la manière dont s'accomplira 
désormais notre passage. 

Le système qui unit l'Obi à l'Yénisséye se com- 
pose d'un réseau de rivières canalisées ; sur une lon- 
gueur de 150 kilomètres, 12 écluses y sont réparties, 
qui maintiennent le niveau des eaux. Nous sommes 
en face de la première de ces écluses, et la difficulté 
consiste d'abord pour nous dans l'étroitesse de ses 
portes. Elles ont, il est vrai, des dimensions que nous 
trouverions fort belles en France : elles mesurent 
8 m. 50; c'est cependant trop peu pour nous, car le 
Nicolai, vapeur à aubes, mesure 11 m. 36 dans son 
extrême largeur. Il faut donc, pour lui permettre de 
franchir les portes d'écluse, démonter les roues et les 
cabines qui les surmontent. Ce travail demande au 
moins deux jours. Puis, une fois privés de nos roues 
nous aurons besoin d'un remorqueur pour nous amener 
jusqu'au-delà de la dernière écluse. Tout cela 
s'explique en deux mots; mais ici, en plein désert, les 
difficultés ainsi créées sont sérieuses. 
En ce moment, les eaux sont très hautes. Les 

EN «IB^RIE. 10 



^_ ,-_. . — ^ ,_-... -,,^--_ , 






146 EN SIBÉRIE 

trois petites rivières qui s'unissent en ce point roulent 
à pleins bords une eau boueuse; là-bas, la maison* 
nette de Téclusier apparaît comme un îlot dominant 
des pieux noirs, seul vestige de Técluse inondée. Par-r 
tout du sable, des pins, des mélèzes, des marécages 
et des cours d'eau. Je suis enfermé dans une espèce 
d'île dont je ne pourrais sortir qu'en barque : mais la 
marche est si difficile au milieu des troncs d'arbres 
abattus, des grandes herbes coupantes, des ronces 
et des fondrières, que j'ai peine à en faire le tour. La 
pêche ne donne rien ; la chasse ne me livre que des 
canards et un grand vautour roux. Tandis que j'erre 
ainsi dans le bois morne, tout l'équipage travaille 
péniblement à démonter les roues et la machinerie du 
Nicolaï, Il fait très chaud, et déjà les moustiques, 
ces fameiix hôtes de l'été sibérien, nous envahissent. 
26 mai — Tout à l'heure, on m'a apporté une 
lettre par laquelle l'ingénieur du canal m'invite à n^e 
rendre chez lui, pour attendre le moment où notre 
vapeur pourra être remorqué, et pour étudier de- 
près, sur les plans et avec des spéciaHstes, la dispo- 
sition des écluses et des ateliers. Quatre matelots 
m'amènent en barque à l'écluse inondée, et je trouve 
sur la berge une voiture qui m'attend. Nous partons 
au grand trot, par une majestueuse forêt où les pins 
s'élancent au ciel, tout droits, tout rouges, mêlés çà 
et là de cèdres et 3e mélèzes. De tous côtés appa- 
raissent des troncs d'arbres calcinés ; d'autres, déra- 
cinés par la tempête, se sont affaissés, et demeurent 
appuyés à quelques-uns de leurs voisins. La piste 
sablonneuse, poussiéreuse, péniblement défrichée au 
milieu de la forêt vierge, serpente dans cet imposant 
décor. Le cocher est un jeune moujik de vingt-deux 



LA TAÏGA 147 

OU vingt-trois ans, grand, gras et fort; il a le teint 
hâlé, une barbe blonde naissante, le nez régulier et 
fin ; un de ses yeux semble perdu ; mais Tautre est 
clair, grisâtre, et animé d'un perpétuel sourire, chose 
rare chez un Sibérien. A chacune de mes questions, 
au lieu de répondre de son siège, il se retourne poli^ 
ment, et je vois dans son regard une franchise et une 
fraîcheur gui sont bien en harmonie avec la nature 
vierge qui nous entoure. Son premier mot est d'une 
charmante naïveté : « Ça ne vous fait rien, bârine, 
d'aller vite? mon patron aime beaucoup cela : plus 
on va vite, plus il est satisfait! » Je l'assure que la 
vitesse folle me ravit ^ mo'i aussi, et, avec une 
incroyable sûreté, il lance ses chevaux par la route 
tortueuse, coupée de fondrières et de ponts que for- 
ment des madriers pon équarris, simplement juxta- 
posés, sans un clou ni une cheville pour les maintenir. 
Je saute et tressaute dans mon tarentass moelleux et 
je me grise, moi aussi, de cette vitesse dangereuse. De 
temps à autre, je pose une question à Gavrilo : il est 
venu ici de Tomsk, il y a une dizaine d'années ; nourri 
et logé, il gagne bien sa vie dans ce lieu perdu, et 
malgré la monotonie de l'existence hivernale, il ne 
se déplaît pas à son métier. C'est d'ailleurs un gars 
solide et déluré, qui sait se tifer d'afl'aire, et dont la 
naïveté n'entame pas l'instinct pratique. Cependant, 
nous filons toujours à toute vitesse, évitant, par 
instants, d'un brusque écart, les pni, las* souches 
d'arbres non déracinées, qui se dressent parfois au 
beau milieu de la piste, et qui sont une des plus 
méchantes spécialités des routes forestières en Sibérie. 
Tout à coup^ un vol de coqs de bruyère s'élève à 
grand bruit du milieu de la piste, Gavrilo arrête ses 



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5 



148 EN SIBÉRIE 

chevaux : « Ils n'iront pas loin, fait-il, à voix basse, 
vous en pourrez tuer un. » En effet, son œil exercé 
distingue bientôt une poule qui s'est réfugiée sur un 
arbre, comme inconsciente de notre présence à quatre- 
vingts mètres derrière elle. Il me la désigne du doigt, 
mais je suis longtemps sans rien distinguer : enfin, 
je l'aperçois, immobile, et je la traverse d'une balle. 
Gavrilo est pour le moins aussi heureux que moi de 
ce modeste coup de fusil. 

Nous avons franchi de la sorte les trente-cinq kilo- 
mètres qui nous séparaient du Glavny siane^ où se 
trouve la résidence de l'ingénieur en chef, Stanislas 
Antonovitch Jbikovski. Au son des clochettes, mon 
hôte accourt, et nous faisons connaissance. C'est un 
homme de trente-cinq ans environ, blond, au front 
haut et intelligent; ses yeux, protégés par des 
lunettes, s'éclairent par intervalles d'un sourire jeune 
qui en corrige l'expression un peu froide et soucieuse. 
On était à table; je m'y assieds sans autre préam- 
bule, et j'entre ainsi sans gêne, à la russe, dans une 
des familles qui m'ont laissé en Sibérie le plus affec- 
tueux souvenir. Après huit jours de rêveries et de 
conversations surtout pratiques et un peu rudes, c'est 
pour moi une joie véritable que de me retrouver 
dans une société délicate et choisie. 

On me fait visiter la maison. Devant nos fenêtres, 
s'étend une place gazonnée où paissent un couple 
de rennes. Un peu plus loin, enchaînés sous un 
arbre, grognent et gambadent deux oursons d'un an, 
Machka et Michka, au museau long, aux gestes 
brusques, aux yeux gourmands et sournois. La 
rivière coule devant la maison, en contre-bas, et, sur 
deux côtés, s'étend uncï forêt marécageuse, où déjà 



LA TAÏGA 149 

s'entendent les coassements ininterrompus qui pré- 
cèdent le crépuscule tardif. C'est pour l'œil un repos 
charmant que l'aspect de ce mélancolique horizon 
sur lequel s'abaisse lentement la gaze transparente 
de la nuit septentrionale. 

^7 mai, — Une partie de mon temps se passe à 
travailler en compagnie de Stanislas Antonovitch. 
Aujourd'hui, par exemple, nous sommes allés en 
barque visiter en détail les écluses voisines et les ate- 
liers où se préparent toutes les pièces métalliques 
nécessaires pour les travaux. D'ailleurs, en raison de 
Téloignement où l'on se trouve ici de tout centre 
civilisé, on emploie le métal aussi peu que possible. 
Les écluses sont faites entièrement en bois; la pierre, 
introuvable ici, n'y est pas employée, et le métal ne 
sert qu'à relier les poutres qui remplacent la maçon- 
nerie des perrés. Je n'aurais jamais cru que l'on pût 
donner à un ajustage de poutres et à des caissons de 
bois remplis de terre une si parfaite étanchéité, et 
une résistance à l'effort des eaux, qui égale, dans la 
pratique, celle du béton. Ces écluses sont absolument 
étanches, et elles n'ont pas bougé depuis leur cons- 
truction, qui remonte, selon les cas, à dix ou à quinze 
ans *. Je ne puis dissimuler l'étonnement joyeux que 
me cause un travail aussi sérieux exécuté dans un 
pareil désert, au milieu de difficultés de toutes sortes, 
dans la forêt vierge marécageuse, au milieu des mous- 
tiques et des fièvres, avec un ramassis d'ouvriers 
d'aventure et surtout avec des crédits plus que mo- 
destes. Voilà ce canal dont on fait tant de plaisante- 

1. Le procédé a été imité de celui qui a présidé à la cons- 
truction des écluses sur le Système Marie, reliant la Volga au 
lac Onega, 



J50 EN SIBÉRIE 

ries à Tomsk, et dont le Gouvernement lui-même se 

• 

serait, pour un peu, désintéressé, de peur de créer 
un^ concurrence au chemin de fer! Les ingénieurs et 
les entrepreneurs qui sont passés par ici se sont 
trouvés, par un hasard surprenant, également animés 
d'intentions honnêtes et d'amour pour leur besogne, 
^.'argent qui leur était remis, ils l'ont employé tout 
entier à leurs travaux, sans en distraire l'habituel 
prélèvement, qui rend si dispendieux les travaux 
publics de l'Empire russe. Ils ont été scrupuleuse- 
ment probes, et,' comme avec cela ils ont été modestes^ 
comme ils n'ont pas fait de réclame pour leur œuvre, 
qui se poursuit toujours, ils ont été méconnus. Il ne 
s'est pas trouvé un Sibérien pour croire quelles ingé- 
nieurs aient pu, sans être surveillés, travailler de la 
sorte au fond delà taïga. Comme les sommes allouées 
étaient relativement minimes, on s'est mis à dire 
couramment que le canal était un mythe et n'existait 
que sur le papier. C'est que pas un des marchands 
intéressés à ce canal n'a jugé â propos d'en faire lui- 
même ou d'en faire faire l'exploration. L'apathie sibé- 
rienne est telle qu'ils n'ont pas les moindres rensei- 
gnements (en dehors de ceux des ingénieurs, trop 
intéressés pour qu'on les croie) sur celte belle entre- 
prise qui pourrait avoir pour la contrée une telle 
importance *. Voilà comment on juge les hommes et 

1. J'ai publié des notes détaillées sur ce canal dans le Novùié 
Vrémia des 17, 20 et 22 juin 1898. Que A. S. Souvorine me laisse 
le remercier à cette place de m'avoir si libéralement ouvert ses 
colonnes. Celle publication m'a attiré, de divers points delà 
Russie, des remerciements chaleureux. Et même le journal du 
prince Oukhlomski, Pélershourgskia Vièdomoali, m'a consacré, 
le 20 juillet, un long article pour me réfuter. Quelques-unes des 
objections que me fait le correspondant anojiyme sont justes; 
quelques-unes sont enfantines, d'autre «î>^ enfin, sont dirigée 



LA TAÏGA 151 

les œuvres, dans ce pays : c'est que Ton a tant de 
fois été trompé et volé, que Ton hésité à croire à la 

m 

probité spontanée d'un administrateur. Je m'honore 
de connaître de fort près quatre de ceux qui ont, à 
des titres divers, collaboré au canal : leur nom m'était 
d'avance une garantie de travail .scrupuleusement 
honnête; mais, maintenant que je vérifie sur place 
mes prévisions, je trouve plus encore que je n'atten- 
dais, et je me prends à me demander ce qui serait. fait 
déjà sur toute l'étendue de l'immense Empire, si les 
hommes de cette sorte y étaient plus communs... 

En revenant, par la forêt, nous avons, à notre 
ordinaire, fait lever un vol de coqs de bruyère, et 
puisque je me suis laissé aller, çà et là, à parler de 
coups heureux, je puis bien noter ici le curieux effet 
de ma maladresse. Un coq s'était perché sur un arbre 
mort : j'approchai à une distance que j'évaluai à tort 
à cent mètres, et je tirai sur lui mes six dernières 
balles, sans l'atteindre une seule fois : le seul effet fut 
de faire çà et là tourner la tête à l'énorme oiseau, qui, 
non seulement entendait la détonation, mais de plus 
devait percevoir de bien près le sifflement des balles! 
Notre voiture s'éloigna sans «que le coq daignât 
s'envoler. 

38 mai. — A trois heures du malin, nous partons 
en chasse, Gavrilo et moi, par la route poussiéreuee 
qui s'enfonce dans la forêt. En ré venant,* par le soleil 
déjà chaud à sept heures, nous causons gaîment; 
il finit par m'interroger sur la France. La première 
question d'un Russe, en pareil cas, est .toujours relâ- 



conlre des affirmations qui me sonl faussement attribuées. On 
a donc fait, en somme, beaucoup d'honneur à mes réflexions de 
touriste^ 






152 EN SIBÉRIE 

tive au souverain. J'explique donc à Gavrilo que nous 
n'avons pas de souverain, mais, à sa place, un prési- 
dent de notre choix, une manière de starosfa (maire 
de village, chef d'association, etc.). 

— Et, qui est-il, votre siarQstal il est noble, sans 
doute? 

— Non ! chez nous, il n'y a plus de classes sociales, 
et tout le monde peut aspirer à ce poste. 

— Et il est riche? 

— Naturellement, on lui fournit de l'argent pour 
nous représenter dignement. Bientôt même, il viendra 
rendre à votre souverain une visite que celui-ci lui a 
faite l'an dernier. 

Gavrilo n'a pas l'air de se soucier beaucoup de ces 
échanges de politesse qui ne disent ri^n à son imagi- 
nation. Il reprend : 

— Et votre pays, bârine, est soumis à notre tsar? 
J'ai quelque peine à faire comprendre à ce moujik, 

bien intelligent, cependant, que nous sommes un 
pays à part. De tous les renseignements qu'il recueille 
ainsi de moi, ce qui semble lui plaire surtout, c'est 
Tabsence chez nous de cette échelle des tchines 
(grades) entre lesquels se trouve répartie la portion 
de la Russie qui administre l'autre portion. Evidem- 
ment c'est là une preuve de cette liberté d'esprit qui 
distingue le Sibérien du Russe, et un indice de celte 
fierté personnelle qui fait que, de ce côté-ci de l'Oural, 
un paysan, tout en se sentant moins puissant, s'estime 
cependant à sa valeur, même en face d'un bourgeois, 
et n'hésite pas à lui loucher la main. Sans doute, 
la causerie de ce matin avait fait à Gavrilo une cer- 
taine impression, car il en a reparlé, ce soir, à une 
dame qu'il accompagnait à cheval. De bonne foi. 



r^i^^tf^.Tr^ V- ' *■ ' " '- 



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LA TAÏGA 153 

celle-ci lui a dit que j'avais dû plaisanter! Reste à 
savoir si Gavrilo n'gi pas pensé, à part lui, que la 
dame et moi, nous mentions tous les deuxl... 

Stanislas Antonovitch n'est pas chasseur : mais il a 
une passion pour la musique; il est, à vrai dire, un 
des pianistes amateurs les mieux doués que j'aie 
jamais entendus. Je ne saurais exprimer, dans ce pâle 
récit de mes journées, le ravissement des heures où 
j'écoute le piano chanter sous ses doigts. Sans doute, 
sa grande virtuosité, sa sensibilité vibrante et le 
moelleux de son doigté agiraient puissamment sur 
moi au milieu d'une grande ville aussi bien qu'ici 
même. Mais, en ce désert mélancolique, après ces 
jours d'isolement intellectuel et ces semaines de réa- 
lité souvent triste, l'effet de ses accords est si violent 
sur moi, que toute ma sensibilité se trouve remuée 
et comme entraînée au fil de ses rêves harmonieux. 
Je ne crois pas, sinon à de rares instants, avoir 
jamais subi aussi profondément l'influence de Bee- 
thoven, de Chopin et de Schumann. Durant des 
heures, je l'écoute, immobile, les yeux perdus sur les 
rideaux d'une fenêtre, où, dans un paysage d'hiver, 
une troïka échevelée emporte un svelle traîneau. 
J'écoute, et ma pensée vagabonde, et mon rêve, subi- 
tement délié, s'élance. 

Ahl les heures délicieuses de souvenirs assoupis 
qui s'éveillent, bercés par la modulation des sonates! 
Il semble que le désert boisé où nous vivons se 
peuplepour moi de visions douces dont le sourire me 
trouble délicieusement. Des hallucinations persis- 
tantes m'accompagnent, et je vis, à certaines heures, 
dans une sorte de rêve tendre que j'identifie avec 
l'endroit où il est éclos ainsi, de rien, d'uoe simple 



Ib4 .EN SIBÉRIE 

• 

vibration mélodieuse. Il faut être, comme ici, loin de 
toute agitation des villes, pour, comprendre une si 
violente action de la musique. Dans une telle soli- 
tude de rêve , les impressions les plus fugaces 
prennent une importance extrême, et il suffit d'un 
frémissement de Tâme pour déterminer en nous de 
longues ondulations de joie ou de chagrin. Si la 
musique évocatrice peut agir de la sorte sur des 
nerfs pourtant bien calmés, je conçois la puissance 
envahissante que doit acquérir une passion réelle, - 
lorsqu'elle germe en pareil lieu dans un cœur inoc- 
cupé. Et je trouve ainsi,. d'une façon très inattendue, 
l'explication de ces héros d'Ibsen, qui nous appa- 
raissent si souvent troublés jusqu'à la mort par un 
amour ou un regret dont notre agitation quotidienne 
n'aurait même pas su percevoir le frisson... 

^9 mai. — Je suis allé chasser en barque sur la 
lagune qui borde notre habitation; Gavrilo m'ac-- 
compagnait pour manier les rames, et il avait pris 
également son bon fusil à un coup. Nous avons 
guetté et poursuivi des canards, mais, surtout, nous 
avons causé. Gavrilo m'a confié que la vie qu'il mèn^ 
ici est libre, il est vrai, mais, aussi, uniforme et*vide. 
II en sortirait volontiers pour aller voir, ne fût-ce 
qu'en courant, les beautés de l'Occident. « Je consen- 
tirais bien, dit-il, à servir deux ans sans gages, si 
l'on m'emmenait là-bas! Quand j'ai tiré au sort, j'ai 
un .peu cligné des yeux, pour que l'on ne vît pas mon 
œil malade : on m'a déclaré bon pour le service, mais, 
malgré mes efforts, je ne suis pas parti, exempté que 
j'étais par un frère sous les drapeaux. D'ailleurs, je 
ne reste pas toujours ici durant l'hiver.. C'est ainsi 
qu'il y a deux ans, j'ai fait, en qualité de roulier, le 



x"»7rr'%^'' »«-"-.* — * . • '^ 



' LA TAÏGA 155 

voyage de Kiakhtaj possédant à Tomsk' plusieurs 
chevaux, j*ai pu me joindre à un convoi organisé par 
un entrepreneur de transports pour mener à la fron- 
tière chinoise dés produits manufacturés, et rapporter 
de là-bas du thé en briques. Nous étions une centaine 
de traîneaux. Ah I la vie est dure alors ! il faut faire 
toute la route à pied, manger et dormir comme on 
peut, et où Ton peut. Il faut être sans cesse sur le qui- 
vive, à cause des détrousseurs de caravanes. Un soir, 
nous avons été attaqués, mais nous avons tué les che- 
vaux de nos voléiirs, qui ont dû chercher refuge dans 
la forêt* » Et il conclut : « Je suis fort, je ne crains 
ni le froid ni la faim, mais, ici, la vie, somme toute, 
n'est pas fameuse, car, voyez-vous, bârine, je ne me 
grise pas ! 

-r- Mais, si tu sors d'ici, tu auras le mal du pays, tu 
regretteras la libre ia^a. 

— Bah ! fait-il avec un sourire qui découvre cette 
double rangée de magnifiques dents blanches qui 
constitue l'ordinaire parure des Sibériens, — * bah ! il 
n'y a rien, dans la iaigal et puis, je voudrais si fort 
jeter les yeux autour de moi!... D'ailleurs, reprend-il, 
le peuple d'ici me déplaît, les. Sibériens sont égoïstes, 
paresseux et corrompus {isportchény).., » 

Je suis profondément frappé de cette dernière obser- 
vation. Je n'-ai pas encore entendu un honnête homme 
digne de foi élever la voix en faveur du caractère des 
paysans sibériens. Mais, jusqu'à présent,, c'étaient des 
Russes que j'entendais parler : ici, c'est un pur Sibé- 
rien. Sans doute, il est gras d'inactivité, mais il ne 
recule jamais devant une besogne; sans doute, pra- 
tiquement et physiquement, sa vie ne difîère-pas beau- 
coup de celle de ses compatriotes, mais je le crois 



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156 EN SIBÉRIE 

sincère quand il flagelle ce qu'il y ^ d'égoïste et de 
corrompu dans le cœur des Sibériens. C'est que, sans 
doute, il est d'une autre essence que la plupart 
d'entre eux, d'un autre instinct, plus aimant et plus 
franc, et que, sans se rendre compté de sa supériorité 
morale, il souffre de ne trouver autour de lui personne 
qui réponde à son instinctif besoin de sympathie et 
de droiture. Il me plaît par là, ce jeune paysan 
borgne et insouciant. 

30 mai, — Ce matin, en faisant ma toilette, je cau- 
sais avec un autre domestique, Porflri, qui me versait 
de l'eau sur les mains. C'est Un moujik de petite 
taille, aux traits réguliers et déplaisants. Comme c'est 
dimanche aujourd'hui, je lui demandais où les femmes 
de Glavny stane allaient prier. Il a répondu : « Elles 
font comme les hommes, elles se passent de prier. 

— En vérité ! Elles ne pensent pas à Dieu ? 

— Bah I ni elles, ni nous : la taïga est trop lointaine 
et trop triste : le bon Dieu s'y ennuierait, il y aurait 
peur... » 

Ces mots donnent un peu brutalement une idée 
des sentiments religieux que professent beaucoup 
de Sibériens. Peut-être serait-on tenté d'y voir la 
marque d'un progrès de franchise sur la dévotion toute 
extérieure de tant de Russes ; mais, quand on songe que 
pour ces natures frustes, l'idée religieuse tient lieu de 
toute notion morale, on est épouvanté, quand on la 
voit cyniquement remplacée par la dévotion à l'alcool. 
Le doute, pour être triste, n'est ni laid ni inquiétant, 
lorsqu'il s'allie à une haute culture morale; mais, dans 
ces profondeurs de la quasi-bestialité, il fait positive- 
ment frissonner... 

J'ai parlé de mes chasses : un mot maintenant de ma 



LA TAÏGA 157 

première pêche. Le Nicolaïj pour qui l'on avait enfiu 
trouvé un remorqueur, est arrivé tantôt devant nos 
fenêtres, et s'est amarré à la prochaine écluse. Je suis 
allé, avec Stanislas Antonovitch, passer la soirée à 
bord. En arrivant, quelqu'un me dit qu'on prend du 
brochet au déversoir : j'y cours. Vite, une petite 
perche en bois vert : j'y attache une ligne terminée 
par une cuillère et un triple hameçon. Les matelots et 
les éclusiers me demandent ironiquement ce que je 
veux faire; leur étonnement est grand, lorsque je 
retire, au bout d'une demi-heure, coup sur coup, 
deux brochets, l'un de quatre, et l'autre de trois kilo- 
grammes. 

3 / mai, — C'est ce matin que je dois partir, et ce 
départ m'afflige étrangement. M'éloigner, c'est dire 
adieu aux mélodies évocatrices qui chantent sous les 
doigts de mon hôte ; quitter pour jamais ce lieu, pour- 
tant bien triste et bien indifférent, c'est pour moi 
comme quitter le rêve harmonieux qui m'envelop- 
pait, qui me pénétrait, et cette seule pensée est déchi- 
rante... 

Me voici de nouveau installé à bord de mon cher 
petit vapeur ; mais, privé de sa machine et de ses roues, 
le Nicolài a perdu gfa grâce. Un remorqueur le tire, et 
cette dépendance est presque humiliante. Nous avan- 
çons lentement sur de petites rivières canalisées, 
maintenues à une largeur minimum de dix-sept mètres, 
mais tourmentées d'infinis méandres. Le coup d'œil 
sur les rives si proches est très beau : les forêts de bou- 
leaux et de conifères se succèdent sans interruption, et 
çà et là, tout un bois, se trouvant inondé par suite du 
relèvement* des eaux qu'ont produit les écluses, 
dépérit et meurt, avec des airs lugubres, presque 



•«T' 



158 EN SIBÉRIE 

humains. Nous faisons halte, vers le soir, au point 
culminant du système, à l'entrée d'un lac. Nos hôtes 
noiis avaient accompagnés jusqu'ici : ils nous quitr 
tent, et cette fois, nous sommes bien seuls, rendus à 
nous-mêmes et aux difficultés du voyage. 

i""^ juin. — Le Balchoié ozéro (grand lac), sur lequel 
nous naviguons ce matin, mesure environ quatre kilo- 
mètres de longueur sur deux de krgeur moyenne : il 
est profond de 2 mètres à 2 m. 50. Placé au point cul- 
minant du système, il en est pour ainsi dire la clef, 
car il fournit sur le versant de l'Obi, comme sur celui 
de l'Yénisséye, la quantité d'eau nécessaire pour ali-r 
menter les écluses. On peut se représenter le système 
du canal à la façon d'un perron muni de deux esca- 
liers, l'un à gauche, l'autre à droite. La plate-forme à 
laquelle on accède au moyen de ces escaliers, figure 
assez bien le Grand Lac, Il est facile de comprendre 
l'importance d'un tel réservoir d*eau pour un canal dont 
la pente est considérable, et l'on ne peut que rendre 
justice à l'habileté des ingénieurs qui ont su choisir le 
tracé actuel au milieu d'une contrée à peine accessible 
et profondément inconnue. 

Ce matin, par t^mps gris et pluie fine, le lac a une 
teinte blafarde d'un eiîet lugubre : rien n'apparaît aa 
loin que l'eau grise mouchetée de milliers de points 
noirs qui sont des canards. Les rives, bordées de 
forêts, sont basses, tristes, sans caractère. Je sais 
peu d'endroits au monde, dont l'aspect soit plus 
déprimant. 

Le Grand Lac est relié à la rivière Kasse, affluent ' 
de l'Yénisséye, par une tranchée artificielle de 8 kilo- 
mètres. Les rives sablonneuses en sont plantées de 
saulaies qui empêchent le glissement des terres rap? 



LA TAÏGA 159 

portées. Dès neuf heures, nous avons franchi le 
poteau qui marque la frontière de la Sibérie orien- 
tale, et bientôt après, nous avons atteint le Petit Kasse, 
affluent du Grand Kasse ; c'est une petite rivière aux 
rives formées de hauts seuils de sable, et pour le 
moins aussi tortueuse que les cours d'eau de l'autre 
versant. La chasse et la pêche occupent tout le temps 
qui me reste libre après l'étude de chaque écluse et les 
mesures que nous tenons à y prendre nous-mêmes. Je 
ne manque pas d'agiter ma cuillère de métal dans les 
déversoirs des barrages. A Martine stane, par exemple, 
durant un court arrêt' (exactement en quatorze 
minutes), j'ai pris six brochets dont le plus petit 
pesait deux livres et le plus gros trois kilogrammes. Je 
les voyais, dans l'eau profonde, se battre pour happer 
l'objet brillant qui les tentait 1 Un peu plus loin, à 
l'écluse Mokriaki, où nous faisons halte vers le soir, 
par suite d'un incident de route, le niveau de Teau 
est très bas, à cause d'un apport de sable opéré par 
les grandes eaux. Quelques matelots et moi, nous 
mettons à pêcher au ver des perches et des gardons, 
qui mordent d'une façon presque ridicule, et sans 
distinction, à mes hameçons anglais comme aux grosr 
siers engins de Mikhaïl. J'avoue même que Mikhaïl 
a eu raison de ne pas vouloir puiser dans ma trousse : 
ses hameçons primitifs, plus gros que les miens, 
accrochent de plus fortes pièces! Malheureusement, 
les moustiques font rage et nous torturent. Vers le 
soir, les matelots ont trouvé plus expéditif de pêcher 
au balancier, et, en une heure, ils ont rempli quelques 
barils de poissons qu'ils nettoient et salent à mesure... 
2 juin, ■— La grande chaleur a fait son apparition, 
mais on la supporte sans peine, car le soleil inexorable 



160 EN SIBÉRIE 

dégage de vivifiantes senteurs des forêts d e conifères 
qui bordent les deux rives de l'étroite rivière où nous 
glissons. Des bouleaux paraissent bien çà et là, mais 
les pins, les mélèzes, et surtout les cèdres sont les 
essences dominantes. Quel arbre splendide que le 
cèdre! Avec sa verdure plus sombre, il se détache en 
vigueur sur lestons un peu jaunâtres des. mélèzes et 
des sapins. Au lieu de s'étriquer à la cime en une 
maigre branche, la fusée droite de son corps étoffé 
s'épanouit en une gerbe vert sombre, et ses longues 
aiguilles flexibles, groupées en bouquets nonchalants, 
lui communiquent une grâce qui réjouit l'œil, en ces 
solitudes. A mesure que nous avançons entre les hautes 
berges de sable, la forêt devient plus admirable de 
grandeur et de simplicité noble. Les arbres même, 
que le vent a déracinés, ont encore grand air, appuyés 
sur leurs frères plus heureux. Je ne puis me rassasier 
les yeux de ce paysage toujours changeant, et ce calme 
imposant de la forêt vierge me pénètre. 

La rivière est très encaissée, mais encaissée de 
sable; ses innombrables méandres se sont creusés 
dans un sol qui ne cesse d'être sable que pour devenir 
marais. Aussi son lit est-il changeant. Le moindre 
mouvement d'eau y crée des bancs et des trous. C'est 
pour remédier à ces déplacements que l'on a com- 
mencé à consolider les rives avec des fascines, de 
façon à contraindre la rivière à reporter l'effort de 
son impétuosité sur le fond de son lit qu'elle devra 
ainsi creuser elle-même, au lieu de l'ensabler. 

Vers le soir, nous atteignons enfin la dernière écluse, 
et le grand remorqueur nous abandonne. Désor- 
mais, nous avons la route ouverte sans obstacles jus- 
qu'à l'Yénisséye. Peut-être serait-il bon de remonter ici 



Pajsage sut le Grand Kasse (p. 1&4) 



I 

l 



LA TAÏGA 161 

notre machine; mais le capitaine craint devoir baisser 
pendant ce temps le niveau de la rivière, et il décidé 
que nous irons ainsi jusqu'au fleuve, bien que nous 
n'ayons plus, pour remorquer lé Nicolaî et une pénieha 
assez lourde, qu'une barque à vapeur, on Kater\ d'une 
force de quatre chevaux 1 Noiis partirons donc demain 
de bonne heure, lorsque le patron de la barque dai^^ 
gnera sortir du lit. . ^ 

Ce soir, vers huit heures, la moitié du ciel étiait 
rose, et le soleil n'était pas encore couché. Il est mairie 
tenant minuit et demi, et déjà le jour se lève, très 
pur, virginal dans sa pâleur froide, sur laquelle se 
détachent, toutes noires, les fornies charmantes d'un 
bouquet de cèdres, et les brindilles des trembles, où 
bientôt les bourgeons vont éclater. > 

3 juin, — Lorsque je me suis éveillé ce matin, noug 
étions en marche depuis longtemps, et, en bas, dans 
ma cabine fraîche aux rideaux clos, je n'en avais 
aucune idée : pas un mouvement du bateau ; de temps 
à autre, seulement, des pas rapides sonnaient au-dessus, 
dé ma tête. Nous glissons lentement, à la dérive. La 
moitié de l'équipage est à l'avant pour diriger lé 
bateau au moyen de perches longues de sept mètres : 
l'autre moitié, postée à l'arrière, remplit le inême office ; 
déplus, lorsque la vitesse devient trop grande et les 
tournants trop brusques, on file deux grosses chaînes 
qui agissent sur le sable du fond à la façon d'un frein. 
Ce calme de là descente est délicieux. C'est une paix 
parfaite, supérieure même à celle de la campagne, car. 
c'est une paix remuante, active, entre les merveillèk 
changeantes de la forêt, où déjà, sur les rares bou- 
leaux, pointe comme une verte promesse de feuillage:' 

... L^équipage fatigué a reçu (c'est l'Ascension: 

EN SIBICRIK. il 



I 



i 



462 - EN SIBÉRIE 

russe) double ration de vodka. Tout dort en ce moment 
sur le Nicoldi immobile, comme pétrifié, au milieu du 
courant inégal. Seul notre gardien, Roman, veille 
encore : je Tentends clouer aux semelles de ses toltes 
les petites chevilles de bois que je le voyais préparer 
tout à rheure. Il est minuit à peu près,- heure de 
\ Tomsk; le jour se lève... il faut dormir! 

4 juin, — Nous arrivons, ce matin, près d'un cam- 
pement do Toungouzes qui se préparent à aller vendre 
des pelleteries à Yénisséisk. Il y a là trois familles : 
deux vieilles femmes qui fument de grosses pipes, 
trois vieux, et des enfants adultes en assez grand 
nombre. Ils sont très civilisés, parlent bien le russe, 
et se disent chrétiens. Autour d'eux, errent de petits 
chiens noirs au miiseau pointu, des chiens à ours; 
pour les empêcher de s'éloigner, on leur a lié la patte 
gauche en bandoulière, et ils sautillent ainsi à cloche- 
pied, le plus drôlement du monde. Tous les adultes 
fument, et ce qu'ils nous demandent d'abord, c'est du 
tabac. Ils ne font pas de difficultés pour nous montrer 
leurs fourrures; ils ont surtout des ours, des écureuils 
et une multitude d'élans. Un incendie terrible a, en 
effet, éclaté dans la toundra * de l'Yénisséye, et les 
élans ont fui en si grand nombre, que les indigènes 
en ont fait d'incroyables hécatombes *. 



1. Steppe de tourbe marécageuse de la Sibérie du nord. 
. 2. Cet incendie sans précédent a couvert de fumée et de ; 

cendre toute une partie de la Sibérie, durant le mois de 
juillet 1896. La fumée s'est étendue à l'ouest jusqu'à TOural, 
^lors que le foyer a dû se trouver dans les solitudes de la 
Toungouzka moyenne, affluent de droite de l'Yénisséye. La 
cendre qui s'est déposée sur les prairies qui bordent l'Yénisséye, 
devait contenir des substances nuisibles, car elle fit mourir le 
bétail. La réalité de cet incendie colossal a été contestée par un 
savant de Minousinsk qui en explique Tillusion par la rencontre 



-# "V 



LA TAÏGA 163 

Parmi leurs instruments, je remarque surtout la 
palma^ ou pique à ours : elle ressemble à une lame 
de faux extrêmement épaisse et lourde, emmanchée 
droit dans une solide branche de bouleau. Lorsque 
les Toungouzes chassent Tours, ils vont intrépidement 
attaquer la bête en face avec cette arme, tandis que 
leurs petits chiens noirs la harcèlent par derrière et 
s'accrochent à elle avec leurs dents. Ils commencent 
fort jeunes cette chasse dangereuse, et ne paraissent 
plus en éprouver d'émotion bien vive. Tout en eau» 
sant, ils nous apprennent que, cet hiver, le froid a été 
si rude dans la taiga^ que les oiseaux et les menues 
bêtes mouraient par centaines. Quelles terribles souf- 
frances doit receler alors cette sombre forêt vierge! 
L'observation météorologique du Canal, que j'ai 
relevée, à deux cents kilomètres d'ici, n'a pas signalé 
de froids exceptionnels, cet hiver ; elle n'a enre- 
gistré que deux jours de gelée peu ordinaire : — 54° et 
— 55° centigrades. De tels froids ne sont pas suffisants 
pour tueries oiseaux et les bêtes de la forêt : à quelle 
température eflTrayante doit alors correspondre l'obser- 
vation de nos Toungouzes î On frissonne à l'idée que 
des êtres humains subissent sans maisons fixes les 
horreurs de tels hivers, dont un court été torride dans 
le bois marécageux ne doit guère les dédommager!... 

La petite barque à vapeur nous traîne lentement au 
fil de l'eau : nous faisons trois kilomètres à l'heure à 

diurne, répétée durant plusieurs jours, d'une portion de la Sibérie 
avec un nuage de matière cosmique. Je ne crois pas, pour ma 
part, à cette hypothèse : les témoins les plus divers m'ont dit 
que c'était bien de la fumée, et l'hypothèse astronomique serait 
impuissante à expliquer le déplacement en masse du gibier de 
la toundra^ surtout des élans et des rennes sauvages, qui ont 
fui vers le sud. 



* «k. 



164r EN SIBERIE 

sa remorque, et il nous faut, aux tournants brusques, 
écarter l'avant ou l'arrière du Nicçlai des rives trop 
proches, des bancs de sable ou des arbres enlisés qui 
perceraient la coque. Au bordage de la petite barque 
îjui souffle comme épuisée, pend à une ficelle quelque 
chose d'i«forme qui traîne dans l'eau. Qu'est-ce que 
cela peut bien être? Renseignements pris, je sais 
maintenant que cette chose informe est de la viande 
galée, que l'équipage, tout simplement, fait.., des- 
saler! 

La verdure, à mesure que nous avançons, devient 
plus intense ; de jour en jour, les bouleaux font des 
progrès, bien que nous glissions vers le nord; avant- 
hier, ils étaient nus ; aujourd'hui, ils ont presque 
leurs feuilles, de délicieux petits pompons vert tendre, 
que des ramilles invisibles soutiennent dans un vapo- 
reux; pêle-mêle,. au tour du fût d'argent. Ah! que cette 
première verdure est touchante ! 

Nous avons atteint vers midi le confluent du Petit 
et du Grand Kasse ; la rivière devient désormais plus 
importante, sans cesser d'ofl'rir sur ses bords un 
admirable décor de forêts. Le courant violent, que ne- 
retiennent plus les écluses, rend désormais inefficace 
le travail de la barque à vapeur, et nous nous décidons 
à nous en passer. Désormais, la* péniche et le Nicolaï 
vont se laisser dépiver -simplement au fil de l'eau 
jusqu'à l'Yénisséye. 

5 juin, — Nous faisons halte vers le soir, un peu 
plus tôt que de coutume. J'essaye aussitôt de pénétrer 
dans la taïga ; mais, c'est un tel éboulis d'arbres^ 
dont plusieurs générations gisent superposées, à 
divers degrés de pourriture, que, au bout de cinquante 
mètres qui correspondent à un quart d'heure d'eflTorts, 



«•^ .* *7- -v-t r^^-**" "^ • 



LA TAÏGA 165 

de sauts, d'équilibre sur les ponts croulants, de faux 
pas dans des trous, d'accrocs, d'enfoncement dans 
la mousse et la pourriture séculaire, je finis pgir 
renoncer à la chasse. Cette terrifiante taïga est bien 
rimage de l'impitoyable nature du nord ; on retrouvé 
l'histoire de ses hivers dans ces mélèzes de trois 
mètres de tour et dans ces pins de cent cinquante ans 
déracinés, couchés lamentablement par on ne sait 
quelles formidables tempêtes qui ont rugi à cette 
place où maintenant l'eau clapote et miroite] En 
même temps, on devine ici la rapide et copieuse flo- 
raison estivale de ces contrées; c'est une profusioii 
d'herbe séchée, de mousses, dé baies, dé fleurettes 
sans odeur, qui partout tapissent le sol moelleux de 
putréfaction... 

Nos provisions fraîches étant épuisées depuis hier, 
nous nous sommes contentés de pommés de terre et 
de médiocre viande salée. Mais aujourd'hui, il a été 
décidé que l'on abattrait la brebis que nous avions 
achetée à un èclusier, et qui, de temps à autre, bêlait 
tristement, attachée à notre cabestan d'arrière. Ce 
soir donc, Vasili Mikhaïlovitch a pris dans ses bras la 
maigre brebis grise, et Ta transportée sur la berge, où, 
une papirosse aux dents, il l'a tranquillement égorgée. 
Je l'ai regardé faire, tandis qu'il la dépouillait avec la 
dextérité d'un homme des bois, et je lui ai donné un 
coup de main, tout en enviant son adresse : je suis 
très fier de cette utile collaboration. 

... Puis, c'est la nuit claire sur la rivière qui bruit 
confusément à notre bordage; les matelots chantent, 
groupés autour d'un feu, sur la berge; enfin, dans lé 
silence qui a gagné tout le bateau, je n'entends plus 
que le pas sonore de Roman, le gardien... 



T''i.."-. -' *- . ----,..--, - ,- - - I . r ^-i.--^.-.. 



166 EN SIBÉRIE 

6, 7, 8 juin, — Nous glissons toujours dans la forêt 
splendide, et ma plume ne saurait noter la diversité 
des aspects entrevus. -Combien peu me croiront si 
j'avoue que pas une minute d'ennui ne se dégage 
pour moi de cette verte monotonie! J*y trouve un 
charme inépuisable, à la fois pour les yeux qu'elle 
repose, tour à tour, et ravit, et pour la pensée qui, 
en la contemplant, glisse en une lente et plaisante 
dérive, comme celle de notre bateau. Le calme sou- 
verain de la rivière et de la forêt vierge me berce 
délicatement, et j'en suis si jaloux, que je cause à 
peine. Quelles heures bénies que cette oasis de paix 
au milieu de notre vie inquiète et frissonnante ! Mais 
faut-il donc venir si loin pour les goûter? 

Nous avons un temps splendide; la chaleur est 
accablante. Nous approchons décidément de ITénis- 
séye : la forêt se raréfie, puis fait place à des arbustes 
touffus. Un dernier seuil de rocher nous arrête : il 
faut le passer lentement, prudemment, en nous cram- 
ponnant à une ancre mouillée en amont, au milieu 
d'un courant furieux. Ce sont vingt minutes d'an-? 
goisses, d'attente silencieuse et d'ordres brefs, criés 
dans le clapotement de l'eau grise : un câble peut se 
rompre, l'ancre peut déraper, un mince accident ris- 
querait de nous briser.. Enfin, nous respirons! Le 
rapide est franchi, nous voguons en eau calme sur 
la rivière élargie et boueuse, et la barque à vapeur 
vient nous prendre pour nous donner la dernière re- 
morque. Dans deux heures, nous flotterons sur l'Yé- 
nisséye. Je l'avoue, celte perspective de prompte déli- 
vrance que tout le monde, à bord, salue avec joie, 
m'attriste vraiment. C'est pour moi. la rentrée dans 
la vie active, dans la vie réelle dont j'ai presque désap- 



^ - 



LA TAÏGA H1 

pris le désir. Quitter cette rivière et cette forêt vierge^ 
c'est perdre tout contact, même imaginaire, avec les 
lieux où j'ai tant rêvé, et je souhaite à part moi je 
ne sais quel accident qui retarderait encore notre 
marche.,. 

Dix heures et demie du matin, — Nous venons de 
déboucher sur le bras de TYénisséye qui reçoit le 
Grand Kasse, Ce bras peut avoir sept ou huit cents 
mètres de large, et sa rive gauche est bordée par une 
énorme étendue de buissons et de joncs, où nichent, 
par centaines de mille, des oiseaux aquatiques. C'est 
un peu une impression analogue à celle que donne le 
delta du Danube avec sa forêt marécageuse. La haute 
berge de sable est creusée, comme une écumoire, d'in- 
nombrables trous sombres : ce sont des nid^ d'hiron- 
delles. De temps à autre, comme à un signal, toutes 
les hirondelles s'élancent ensemble hors de leurs nids, 
et le nuage criard se disperse durant quelques mi- 
nutes, pour rentrer ensuite, gorgé de moustiques, 
dans les trous sombres de la berge. Pour la première 
fois, depuis que nous avons quitté l'Obi, je vois 
devant mes yeux un grand espace dépourvu d'arbres î 
l'impression en est plutôt décevante et fade. 

Nous sommes enfin amarrés, vers midi, sur le 
fleuve Yénisséye, à l'embouchure d'une petite rivière 
qui arrose le village de Soukovatka. Au bruit de la 
sirène, tout le village est accouru : les paysans se 
plaignent de la pêche qui va mal! Ils nous apprennent 
que le fleuve a « passé » le 6 mai; cependant, sur là 
rive, des amoncellements de glace, hauts de trois à 
quatre mètres, n'ont pas encore fini de fondre au grand 
soleil. C'est ici que nous allons remonter notre ma- 
chine, et, comme ce travail durera bien quatre jours, 



• •«-»- T-IJ 



t-. 



J6§ . EN iSiBÉRIE 

il faut nous approvisionner. J'accompagne donc 
Vasili Mikhaïlôvitch, le chef mécanicien, qnand il se 
rend au village pour acheter de la viande. Nous 
entrons ensemble dans quelques maisons, pittores- 
quement perchées sur la hauteur, avec vue sur le 
fleuve, et tout encombrées de filets, car tout le monde 
ici vit des produits de la pêche. Partout, le bétail que 
nous examinons est d'une effrayante maigreur : c'est 
que, l'^n dernier, le formidable incendie de la toundra 
a déposé sur les prairies des cendres chargées sans 
doute de quelque principe nuisible : les animaux ont 
été, empoisonnés sur leurs pâturages habituels, et la 
perte éprouvée de ce chef par les villages riverains de 
VYénisséye a été comparable à celle des plus terribles 
épizooties. Il a fallu, pour sauver les dernières bêtes, 
les nourrir au pain et au sel. Nous achetons enfin 
un jeune taureau de six ou huit mois : il est loin 
d'être gras, et nous le payons cependant 8 roubles 
(20 francs). Nous l'amenons tant bien que mal en face 
du bateau, à^un kilomètre et demi du village, et, après 
l'avoir attaché à un pieu^ Vasili Mikhaïlovitch l'abat, 
le dépouille et le dépèce avec une adresse merveilleuse. 
Seulement, cette fois, il a changé son éternelle papi- 
rosse contre un cigare. ' 

Toute la journée, la chaleur a été si forte que je 
n'ai su trouver refuge ailleurs que derrière la mu- 
raille de glace qui borde le rivage. Ce soir, je jouis 
paisiblement du spectacle que m'offre l'horizon . 
Devant nous s'étale une énorme étendue d'eau, large 
de plus de deux mille mètres (mesurés sur la glace); 
elle coule et roule, sans une ride, au pied de monta- 
gnes bleues boisées qui semblent border sa rive 
droite. Au loin^ vers le sud, le fleuve paraît s'arrêter 



n~~^7r> 



« 



LA TAÏGA . 160 

à- une échancrure toute bleue. C'est, en vérité, un 
grand spectacle, maintenant que le soir a calmé les 
derniers frissons, éteint Texcès de lumière, mêlé le 
bleu profond du ciel au bleu pâle de l'eau, et rehaussé 
rhorizon d'une teinte rose de pastel... 

9 juin, — J'ai fait la connaissance d'un homme 
fort curieux, légor Trofimovitch : c'est un marchand 
qui parcourt le fleuve dans une sorte de bazar flottant, 
pour faire du commerce et' des échanges avec les 
riverains. Pourquoi est-il venu de Russie en Sibérie, 
il y a quelque trente-cinq ans? je l'ignore : jamais, en 
ce pays, on n'est indiscret sur ce point. C'est, en tout 
cas, son bon génie qui l'a conduit; après avoir roulé 
dans la Sibérie occidentale, il a tenté la fortune sur 
le haut ïénisséye; puis il s'est occupé de mines d'or, 
et, voyant que ce qu'il y a de plus lucratif dans les 
entreprises qu'elles suscitent, c'est le ravitaillement, 
il s'est adonné à ce genre spécial de commerce. La 
difGculté qu'on y rencontre ne réside ni dans l'achat 
ni dans la vente des marchandises, mais dans le trans- 
port : lès Centres miniers se trouvent, en effet, le plus 
souvent, dans des endroits perdus dont l'accès est 
extrêmement pénible. Mais, dès qu'on est parvenu à 
y transporter uû lot de vivres et de marchandises, on 
est sûr de s'en débarrasser avec un bénéfice énorme. 
Toutefois, les mines d'or de l'Yénisséye ayant com- 
mencé à péricliter^ légor Trofimovitch a flairé une 
autre afl'aire : ses voyages l'avaient mis en rapports 
avec les paysans et les indigènes qui vivent sur les 
bords du fleuve; il avait pu constater combien étaient 
grands leurs besoins de certains articles, sucre, sel, 
cotonnades, fer, tabac, alcool peut-être, et combien 
les échanges auxquels ils se prêtaient étaient avànta- 



;^*^-msf^^^i^^ 



170 EN âlBÉRIE 

geux. Il s'est donc mis à parcourir le fleuve sur sa 
barque-bazar, durant les quatre mois de Tété sibérien. 
L'hiver, il fait du commerce à la ville. C'est uh type 
de brave homme finaud': visage aux traits réguliers, 
hâlé et comme tanné par le grand air; cheveux longs 
et touffus recouvrant le front, et séparés par une raie 
de milieu; de petits yeux gris et vifs dans lesquels 
s'est réfugiée toute la ruse malicieuse d'un visage 
plutôt bonasse. 

Je suis admis à visiter la barque-bazar, amarrée à 
deux portées de fusil du Nicolat. C'est une boutique 
flottante, une tartane qui porte environ sept tonnes, 
et qui me fait penser à celle du Juif Hakhabut dans 
Hector Servadac. On y trouve un peu de tout : elle 
est indispensable aux indigènes aussi bien qu'aux 
paysans. Il est à croire que légor Trofimovitch retire 
de beaux bénéfices de la vente qu'il y fait au détail; 
toutefois, le principal objet de son commerce est le 
poisson. Parcourant les villages de pêcheurs, il achète 
du sterlet, de l'esturgeon, de la perche et de la nelma 
(salmo nelma) ; on lui livre les poissons tout vidés, et 
il les sale sur place. Il fait de même pour le caviar. A 
sa tartane est attachée une autre barque oii il .trans- 
porte des barils en bois de cèdre : c'est là qu'il entasse 
son poisson salé. Lorsque ses barques sont pleines, il 
retourne lentement, au cordeau, à Yénisséisk, où il 
vend sa cargaison avec un bénéfice net d'environ 
30 0/0. Il fait en général trois voyages par saison. Ai- 
je besoin d'ajouter que, quand il trouve de belles four- 
rures à des prix avantageux, il les achète pour les 
revendre à la ville? 

légor Trofimovitch attend en ce moment le passage 
d'esturgeons qui ne doit point tarder; il est à peu 



LA TAÏGA 171 

près sûr qu'il pourra ainsi, en quatre ou cinq jours, 
compléter sa cargaison dans deux ou trois villages : 
l'avenir, en Russie et en Sibérie, est à celui qui sait 
attendre. Le brave homme charme ses loisirs par la 
pêche à la ligne, Il amarre une petite barque devant 
une langue de terre près de laquelle le poisson vient 
jouer dans un remous, et il prend, chaque jour, de 
trente à cinquante livres de perches, de gardons et 
de chevannes. J'ai d'abord essayé de l'imiter, mais 
sans succès : alors, de lui-môme, par pure bonté 
d'âme, il est venu à moi et m'a donné des renseigne- 
ments : on se comprend si bien, entre hommes accou- 
tumés à taquinerie goujon! Le courant de l'Yénisséye 
est très violent : j'avais le tort de pêcher avec une 
ligne volante que les poissons n'avaient pas le temps 
de happer. légor Trofimovitch m'a dit de pêcher à 
fond, sans bouchon, avec un plomb très lourd, et de 
bien laisser mordre. En effet, grâce à ce système, je 
prends désormais autant de blancs, de gardons et de 
perchettes que je puis désirer; je n'éprouve qu'un 
seul ennui : la difficulté de me procurer des versl... 
Le troupeau du village, fort de trois cents têtes, a 
découvert l'endroit où l'on avait abattu le jeune tau- 
reau. Tous, taureaux, vaches, génisses, bœufs, veaux, 
s'y sont rassemblés, et ont commencé leurs lamenta- 
tions : des mugissements tristes, des meuglements de 
regret. Nous avons eu beau les chasser : à cinq ou 
six reprises, ils sont revenus, accourant de deux kilo- 
mètres, parfois, au signal de l'un d'entre eux. Rien, 
je l'avoue, ne m'a paru plus touchant, que cette naïve 
démonstration des bêtes; pas de pleureuses louées^ 
pas de correction d'enterrement : elles pleurent à leur 
manière, pour elles-mêmes, et à plusieurs reprises, 



'**,, 



V 



il'l EN SIBÉRIE 

sur le lieu du massacre. Supérieures à rhomme, au 
point de vue chrétien, elles ne songent ni à la ven- 
geance, ni même à la défense personnelle. Un tel 
spectacle vaudrait mieux que la lecture de Tolstoï 
pour créer des végétariens. J'avoue pourtant, à ma 
confusion, que le capitaine et moi nous songeons à 
tout autre chose. Oh ! Texcellent Vladimir Ivanovitch! 
il est tout radieux d'avoir fait passer son bateau sans 
accident, et son air perpétuellement irrité dissimule 
mal une joie profonde. Aussi, lorsque la cuisinière 
vient lui demander comment il faut préparer le 
bœuf, répond-il chaque fois brusquement, les sour- 
cils froncés : « En côtelettes I » (c'est-à-dire en hachis), 
après quoi, si je suis là, il se tourne vers moi et éclate 
de rire. La scène se répète à. chaque repas, et je cons- 
taterais, si j'avais pu jamais eh douter, que le hachis 
à la crème aigre est un régal pour un Russe. 

La chaleur est épouvantable : cependant, tout 
l'équipage travaille avec ardeur : le bateau retentit de 
coups de marteau qui ébranlent sa coque métallique. 
Chose étrange, le .voyage a si bien calmé mes nerfs 
que le vacarme de ce boulonnage à chaud ne me 
trouble pas un instant, ne m'empêche ni d'écrire, ni 
de rêver, ni même de faire la sieste dans ma cabine. 
Après dîner, je causais avec des matelots appuyés 
au bordage. Une barque du village vint à passer près 
de nous : une femme était aux rames, et son mari, 
tranquillement, tenait la barre. Je plaisantai l'homme 
sur son peu de galanterie : il leva la tête en souriant 
et ne répondit' rien. Mais, l'un de nos matelots me 
dit : « Eh! louli Antonovitch! que ferions-nous, à la 
maison, si les femmes ne travaillaient pas? Ce sont 
elles qui, en notre absence, font tout l'ouvrage. 



LA TAÏGA 173 

— Xes femmes, reprit comme à part lui le petit 
Mochkinë, les femmes, c'est comme les chevaux, çs^ 
ne fa tigue jamais... » Puis, après un silence, il ajouta 
« Ici, en Sibérie, si tu tapes sur ta femme, aussitôt elle 
plaide. Il ferait beau voir ça chez nous! On tape sur 
sa femme, et elle obéit. La femme, c'est un être 
inférieur, il faut que ça obéisse à l'homme ! » Le petit 
Mochkinë a vingt-trois ans et il a déjà deux enfants. Il 
aime d'ailleurs beaucoup sa femme... 

Vers huit heures, lorscfue tout s'apaise, lorsque les 
pêcheurs de sterlet quittent le bord, et que l'on voit 
leurs formes rouges se perdre peu à peu tout là-bas, 
un grand calme descend sur l'énorme fleuve. Ses col* 
lines, vaporisées d'une buée bleuâtre, se fondent à 
l'horizon, et sur l'eau moirée, plus un frisson ne court* 
On n'a même plus la sensation du passage de l'eau ; 
c'est la paix divine, c'est le soir clair qui commence. 
En ce moment, il est à peu près neuf heures : des 
lueurs roses de soleil couchant traînent sur l'eau 
bleue, et les barques des pêcheurs qui, maintenant, 
ont atteint l'horizon, ne sont plus que des points 
moirs. Le soleil se couche, mais le ciel reste éclairé 
d'un lumineux crépuscule. A minuit, sur le pont, on 
lit sans peine : avant une heure, il fait grand jour. 

10 juin, — Toujours une chaleur atroce, et les 
moustiques qui nous harcèlent. Jégor Trofîmovitch 
m'a expliqué comment on pêche l'esturgeon. On se 
sert d'immenses filets perpendiculaires à mailles très 
larges. On les tend entre deux barques qui s'avancent 
parallèlement, et, à un signal, se réunissent. Les estur- 
geons sont harponnés avec un crochet, à mesure qu'ils 
sortent de Peau, et, choâe curieuse, ces énormes pois-» 
sons, dont quelques-uns ici pèsent jusqu'à soixante ou 



174 EN SIBÉRIE 

soixante-dix kilogrammes, n'opposent aucune résis- 
tance. La pêche se pratique deux fois par saison, au 
moment où le poisson remonte le fleuve pour aller 
pondre, et quand il redescend, avant l'automne. J'ai 
vu tout à l'heure peser une femelle : son poids total 
était de 40 kilogrammes, sans la tête et les nageoires, 
et elle a fourni 9 kilog. 500 de caviar pur. 

Le sterlet se pêche d'une façon analogue ; mais on 
le prend aussi à une ligne spéciale. Cette ligne est 
armée de plusieurs centaines de gros bouchons, 
auxquels sont fixés, dans une position verticale, de 
forts hameçons : un fil de métal saisit l'hameçon dans 
le centre de sa concavité, et le maintient à cinq cen- 
timètres du centre du bouchon. La ligne, une fois 
tendue en travers du fleuve, est abandonnée à ellcr 
même, sans amorces. Les sterlets, en s'élançant pour 
jouer avec les bouchons, s'enferrent sur les hameçons, 
de mênie que chez nous des poissons non carnivores, 
mais trop curieux, se laissent accrocher au poisson 
d'étairi. 

On sale plus ou moins le poisson, selon que la saison 
est plus ou moins avancée; pour celui qui est pris à la 
veille de l'hiver, on compte beaucoup sur la conser- 
vation frigorifique, pour suppléer la salaison, procédé 
fort coûteux. L'an dernier, paraît-il, la pêche a été 
très abondante, et l'on s'est régalé à Yénisséisk. Mal- 
heureusement, le dégel étant survenu subitement et 
plus tôt qu'on ne l'attendait, une grande quantité de 
nelma a commencé à se corrompre : on l'a vendue à 
la prison !... 

légor Trofimovitch est décidément un bien brave 
homme : je lui ai offert quelques hameçons montés 
sur crin de Florence, et il nous a fait cadeau d'un 



r Wîçv- r*^'^*'''^'^'' 



LA taïga 175 



beau sterlet. Nous causons toute la journée, soit eh 
péchant, âoit chez nous, en prenant le thé. Je vois 
bien, quand il achète du poisson aux paysans ou des 
fourrures aux Toungouzes, qu'il est un homme « dur 
à la détente », faisant flèche de tout bois et ne dédai- 
gnant aucun profit ; mais il enveloppe tout cela de tant 
de bonhomie, que nul ne peut lui en vouloir. Il m'ap- 
prend que sur sa barque, par économie, il se nourrit 
exclusivement de poisson durant tout Tété, et qu'il 
mange sans difficulté du poisson cru. Il faut être vrai- 
ment taillé, pour faire un tel métier. J'ai mis le comble 
à sa joie en le photographiant. Il a pris position sur le 
toit de sa tartane : il y a disposé savamment son aide 
François, qui gratte un poisson, et son petit domes- 
tique, qui s'est mis le doigt dans le nez pour la cir- 
constance. Puis, il a hissé là-haut sa petite fille, parée 
comme pour une fête, et l'a placée debout, à un mètre 
de lui, un peu en arrière. 

i i juin. — Chaleur épouvantable : nous cuisons au 
soleil, et nous bouillons dans notre paquebot en métal : 
cependant, sur la rive, la muraille de glace n'est pas 
encore fondue. La barge qui nous a accompagnés s'est 
rangée bord à bord avec nous, et les matelots qui la 
manœuvraient sont naturellement inoccupés. L'un 
d'eux, Zakharie, a un bon visage doux, barbu et che- 
velu; il a commencé par se joindre aux inévitables 
flâneurs (on les appelle, en russe, des bâilleurs^ ce qui 
peint bien leur bouche entr'ouverte) qui considèrent, 
du matin au soir, le montage de la machine et des 
roues. Ensuite, il s'est baigné dans le fleuve : il m'a 
fait penser au matelot de Paul et Virginie, un hercule 
velu. L'après-midi, je l'ai trouvé endormi tête nue, en 
plein soleil, sur le pont de sa barge! Et tout à l'heure. 



"V . 



1 76 EN SIBÉRIE 

vers minuit, je l'ai retrouvé là encore, endormi eii 
dépit de la fraîcheur nocturne et des moustiques : il 
est couché à même sur les planches du pont, la tête 
un peu en contre-bas, appuyée sur un rondin de bois, 
les jambes protégées par son manteau de toile, là 
torse seulement vêtu de sa mince chemise en coton- 
nade rouge. Je suis stupéfait de cette force dé résis- 
tance à un soleil qui tuerait l'un de nous, et à cette 
fraîcheur d'où nous sortirions perclus de rhumatismes. 
Quelle santé de fer, chez ce nàoujik de trente-cinq 
ansl Mais aussi, il a subi de rudes épreuves. J'ai 
causé asëex longternps avec lui tantôt, et il m'ii appris 
qu'il était originaire du gouvernemmt de Tôbolsk. Au 
moment de la terrible famine de 1891, il avait déjà 
« femme et petits enfants » : il a dû émigrer. Le yoilà 
maintenant éclusier sur le canal de l'Obi à l'Yénis- 
séye ; c'est pour lui le bonheur, car il mange à sa 
faim. Il me racontait, dans son langage simple et 
avec un bon sourire paisible, quelques impressions de 
famine : les chevaux, que l'on ne pouvait plus nourrir^ 
et que nul ne voulait acheter (les paysans russes ne 
mangent pas de cheval), étaient chassés dans la forêt; 
n'y trouvant pas une herbe, ils y mouraient. Pas de 
blé, bien entendu ; pour la léhéda *, dont la graine noi- 
râtre occasionne pourtant de si violentes maladies 
d'estomac, on la vendait dix ou douze fois plus cher 
que le seigle dans les années moyennes, soit 2 rou- 
bles \e poud (6 francs les 16 kilog.). Les malheureux 
paysans avaient imaginé de se nourrir d'une graine 
qui poxisse danï? les marais ; mais ils mouraient de 

1. L*arroche : un succédané du blé durant les années de 
famine. Sur son rôle durant la famine russe de 1892, voir notre 
livre, Au Pays russe, p. 63 sq. 



Nos matelots faisjQt du bois (p. l6l) 






^ 



Tt-T: 



LA TAÏGA 177 

l'usage de celte plante : les autorités intervinrent et 
firent garder les marais. Rien n'y fit : les affamés, la 
nuit, organisaient des expéditions pour aller cueillir 
la plante mortelle... Les pauvres êtres!... Mais vous 
ne savez pas, en France, ce qu'est la famine! et 
ces tableaux horribles vous font peut-être, tout au 
plus, passer un léger frisson vite oublié. Ah, si vous 
aviez vu comme moi les ravages de la famine de 1892 
dans le district russe de Loukoyanof ; si surtout quel- 
ques-uns de mes lecteurs m'avaient accompagné dans 
la visite inattendue que j'ai faite, aux environs de 
Tomsk, il y a un mois, à un village d'émigrants mou- 
rant de faim ; s'ils avaient entendu les gémissements de 
quelques enfants à demi nus, s'ils avaient aperçu les 
traits, rongés par la souffrance et le désespoir, des 
hommes qui m'entouraient; s'ils avaient vu pleurer 
furtivement des femmes avares de paroles et d'expli- 
cation; s'ils avaient, enfin, senti comme moi la déso* 
lante horreur et la rage de l'impuissance personnelle 
à leur porter ou à leur faire porter secours, — alors 
toutes ces images déchirantes reviendraient à leur 
esprit, et ils sentiraient, comme je le sens en recopiant 
ces lignes, leur cœur se gonfler de larmes, au récit 
paisible du matelot Zakharie. — Mais, bah ! je le sais 
bien, peu nous importe un homme qui se roule de 
faim, et qui en meurt, à six mille kilomètres de notre 
pays ! . . . 

... Une misère encore : ce matin, une fumée qui 
montait au delà de Tîle que nous voyons en aval, nous 
jfaisait Croire à l'approche d'un paquebot ; mais, vers 
le soir, une grande flamme est apparue. C'est la forêt 
qui brûle à vingt ou vingt-cinq kilomètres d'ici, chez 
les Ostiaks i à mesure que l'heure avance, la flamme 

EN SIBÉitlE» 



12 






178 EN SIBÉRIE 

devient jplus éhorme. Cet affreux spectacle est' d'une 
belle grandeur. 

/^ juin, — L'incendie ravage toujours la forêt : la 
fumée, ce soir, et quelques cendres couvraient 
FYénisséye, et Todeurnous en parvenait. J'ai tenté de 
chasser sur Un laô qui se trouve en bordure du 
fleuve. Lès canards, les oies et les grues cendrées se 
pressent dans ces incroyables marécages, et on ne 
peut les en déloger. Deux ou trois malheureux cainards 
ne valent vraiment pas les piqûres de moustiques 
dont je suis couvert sur le visage, sur les mains, le 
dos et les épaules, malgré la protection de ma che- 
mise de flanelle. C'est demain que nous devons partir, 
et malgré le sentiment pénible que j'éprouve à l'idée 
de rentrer dans la cohue des affaires et des villes, je 
ne serai pas fâché d^échapper à la torture du soleil 
cuisant et des moustiques. 

- iS juin, — La pliiie, ce matin, nous a saisis : je 
l'avoue, cette première grosse pluie reçue depuis deux 
mois et demi, me fait un vrai plaisir : elle rafraîchit 
et égaie la monotonie du ciel bleu sibérien. Nous par- 
tons à»onze heures. Le mouvement du bateau, enfin 
rendu à ses propres forces, donne à mes pensées un 
autre cours ; la rêverie s'envole quand s'efface la sil- 
houette de là taïga du Kasse. Le vent siffle, l'énorme 
fleuve frissonne et se soulève : 

lloïho! da kommt derWind! 

. . . tleber die stillverderbliche Flâche 

Eilet das Schiff, 

Und es jauchzt die befreite Scele*... 



4. « Hoïho! voici le vent! ... Sur la surface calme et dange- 
l-euse, — Le vaisseau se hâte, — Et mon àme délivrée pousse 
des cris de joie... >» Henri Heine, Nordsee. 



LA TAÏGA 179 

...Nous voici en marche, sous la pluie. C'est aujour- 
d'hui la Pentecôte russe, aussi tout notre bateau est- 
il égayé de branches de bouleaux, dont les jeunes 
feuilles, d'un vert pudique, ne sont pas encore grandes 
ouvertes. Nous circulons ainsi comme dans un bois, 
sur le Nicolai pimpant, repeint à neuf, tout en blanc 
et en gris, avec la coque en rouge. L'Yénisséye, à 
cette latitude, est un fleuve énorme : depuis cinquante 
kilomètres, sa largeur n'a pas été moindre dé deux 
mille mètres : à présent, je l'estime à trois kilomètres! 
Mais cette masse d'eau ne donne pas à l'œil la jouis- 
sance pittoresque des fleuves moyens ; la Kiète et le 
Kasse étaient des bijoiix : l'Yénisséye est un colosse ; 
l'œil y perd la notion des distances, et l'harmonie des 
proportions y est détruite. 

14 juin, — Le fleuve s'est rétréci et présente d'une 
façon frappante, bien que très amplifiée, l'image du 
Rhin près de Coblentz : seulement ici, c'est la rive 
droite toute seule qui se dresse en une muraille ver- 
ticale toute couverte de mornes sapinières. Nous 
dépassons des barques qui avancent péniblement, au 
halage. L'une d'elles est montée par huit hommes : 
quatre sont endormis et quatre sont aux rames : tous 
sont également noirs de moucherons. Ils ont l'air 
misérable, hagard, sous la chaleur qui est revenue. A 
l'arrière, suspendus à une corde qui pend dans l'eau > 
traînent trois esturgeons... 

Tantôt, j'avais repris à l'avant mon poste familier 
sur un paquet de cordages. Un matelot, Micha, est 
veau causer avec moi. Il m'a d'abord demandé s'il 
était Vrai que nous ayons chez nous un souverain élu. 
Je lui ai expliqué notre système. 

— Et à quelle caste sociale doit appartenir votre 






180 EN SIBÉRIE 

Président? (Je crois entendre encore Gavrilo, me 
posant la même question.) 

— Il n'y a pas chez nous de distinctions de castes : 
théoriquement, tous ont les mêmes droits. 

— Alors, chez vous, il n'y pas de ces zaslôugui za 
tsar i otétchestvo^? 

... Il est vrai, ajoute-t-il après un silence, qu'Us (les 
nobles) ont bien eu quelque mal, jadis — mais ils s'en 
payent joliment aujourd'hui. 

— Non! en France, nous n'avons plus rien de cela. 
-^ Chez nous, reprend Micha, c'est le tsar 

Alexandre II qui a délivré le peuple... 

Et, après un silence, il reprend : « Est-ce que, chez 
vous, on rencontre, autant qu'ici, des difficultés pour 
s'instruire? 

— Mais non, chez nous, on institue des bourses 
pour ceux qui sont pauvres. D'ailleurs, vous avez ça 
également en Russie. 

— Voyez-vous, louli Antonovitch, il y a chez nous 
au village un médecin homéopathe dont le second fils 
apprend on ne peut mieux. Eh bien, on lui a fait toutes 
sortes de difficultés avant de lui permettre de faire 
son volontariat. Il l'a emporté» à la fin, et mainte* 
liant, il s'instruit aux frais de l'État* 

-— Tu vois bien ! 

— Ah ! le père aurait bien pu payer, mais il a pré- 
féré que ce fût au compte de l'Étatj parce que, bien 
sûr, comme il dit, on poussera vite son fils, afin d'avoii* 
moins longtemps à l'entretenir ! 



1; « Mérites pour le tsar et pour la patrie »; ces mots dési- 
gnent, dans la bouche de ce matelot, les nobles^ dont les privi- 
lèges s'expliquent par ce fait qu'ils ont bien mérilé du tsar 
et de la patrie. 



i»Ji3P»^-*, 



LA TAÏGA 181 

— Et puis, VOUS savez, les allopathes (Micha con- 
naît ce mot) lui jouent toutes sortes de tours, à notre 
médecin : ils lui arrachent ses malades. Lui, c'est un 
homme de bien, il ne prend que ce que chacun lui 
veut bien donner, et, des pauvres, il n'accepte rien. 
Tous les jours, à sa porte, il y a une foule comme 
devant un hôpital. Et puis il sait guérir la sibirskaia 
iazva (l'ulcère sibérien) dont la contagion nous arrive 
avec les peaux de Sibérie. Malheureusement, il n'est 
plus jeune... Il a des enfants, tous bons sujets. L'un 
d'eux, qui est artisan, s'instruit à force. Il se lève, été 
comme hiver, à cinq heures du matin, et le soir, de 
sept heures à minuit, il lit des livres. Dernièrement,, 
il s'est mis à la philosophie. On paye, comme ça, 
quatre roubles, on achète des livres, et l'on répond 
chaque mois à un questionnaire. Quand on a bien 
répondu, on reçoit un prix. Depuis un an, il a écrit, 
écrit toujours : pas de réponse... Quelqu'un lui a dit 
que ses lettres n'étaient sans doute pas encore parve- 
nues à celui qui doit les juger — il attend toujours... 
Et puis, c'est un chasseur enragé et un tireur hors 
ligne... » Après un long moment de silence, seule- 
ment martelé par les coups de la machine, Micha 
reprit la parole, et considérant notre chien Jek couché 
à mes pieds, il dit d'un ton amer que je ne lui con- 
naissais pas : « Oui ! tu passeras toute ta vie (c'est-à.- 
dire Je passerai), tu mourras, ça ne fait rien; et tu ne 
sauras rien, rien, pas plus que lui (Jek). 

— Mais si, Micha, tu sais parfaitement lire et tu con- 
nais, en outre, pas mal de choses. 

— Lire ! lire ! Ou bien on a des livres et pas le temps 
de les ouvrir, ou bien on a du temps, et pas de livres. 

— Mais, l'hiver? 



-'^p. 



i82 EN SIBÉRIE 

. — Oh ! chez nqus, il y a bien une bibliothèque, mais 
elle ne contient que des niaiseries bonnes pour des 
enfants. On ne permet pas d'acheter des. livres inté* 
ressauts.,. » 

. Il faudrait un chapitre pour commenter cette con- 
versation que je viens de traduire mot pour mot : je 
n'entreprendrai pas cette tâche. Du moins, ces confi- 
dences m'ont si vivement frappé, dans la bouche 
d'un jeune paysan de vingt-deux ou vingt-trois ans, 
que j'ai voulu en fixer le souvenir. Notre entretien 
s'était réduit à une sorte de monologue, car, je n'avais 
pas grand chose à dire, moi étranger, à toutes ces 
réflexions. L'important, pour moi en voyage, n'est 
j)as en efl'et d'inculquer telle ou telle idée à mon inter- 
locuteur, mais de distinguer quelles sont précisément 
Jes idées qu'il possède : qu'elles soient justes ou 
fausses, à mon sens, il n'importe, je n'ai qu'à les enre- 
gistrer.. Toutefois, au cas présent, je puis bien ajouter 
que Micha m'a paru doué d'une intelligence singuliè- 
rement développée, et pourvu d'une instruction fort 
au-dessus de la moyenne... 

Vers les cinq heures, nous abordons à un. village 
où tous les hommes, à peu près, et quelques femmes, 
se- sont enivrés en l'honneur du lundi de la Pentecôte. 
C'est un spectacle répugnant, au delà de toute expres- 
sion. Au milieu d'une rue, j'aperçois entre autres un • 
malheureux, étendu ivre-mort; ses mains, le haut de 
sa poitrine et son visa-ge sont littéralement noirs de 
jnoustiques : la pointe d'une épingle ne trouvecait 
CN pas une place libre où le piquer! Le pauvre homme, 

malgré l'insensibilité de l'ivresse, fait des mouvements 
vagues, comme pour se défendre. Enfin, quelqu'un 
arrive, et on le traîne dans une maison. 



LA TAÏGA 183 

Nous ne savons nous-mêmes, tandis qu*on fait du 
bois, où nous réfugier, pour éviter les moustiques. 
Un feu de bois vert fijme sur la berge, et, .pour 
éviter les insupportables piqûres, nous nous y rôtis- 
sons en compagnie de nos trois chiens. Mieux vaut 
pourtant la cabine hermétiquement close, où l'oij 
étouffe, mais où, du moins, on se trouve à l'abri. 
Près de nous, dans une grande barque, des bambins 
de huit à dix ans jouent bruyamment : quelques-uns 
portent le moustiquaire sibérien ; les autres restent à 
visage découvert. L'un d'eux, surtout, rit paisible- 
ment, comme insensible aux moustiques : il a dix 
ans, peut-être; il porte une chemisette bleue, un 
veston îioir et un grand chapeau noir ^ larges ailes ; 
ses cheveux*- bruns tombent en boucles longues, et 
encadrent un visage rose où rient des dents éclatantes 
— ces dents magnifiques qui sont l'innocente parure 
du Sibérien. Cet enfant, vu ainsi à quelques mètres, 
au travers d'utie vitre, a une grâce inexprimable, et 
il est si peu en harmonie avec le milieu grossier où 
il se trouve, qu'on se demande comment il a pu 
tomber là ; il évoque des souvenirs dé pelouses an- 
glaises; il semble qu'on ait vu quelque part son por- 
trait peint par Gainsborough. 

16 juin, — Hier matin, nous sommes arrivés à 
Yénisséisk, et le bruit de notre heureusB traversée 
s'est vite répandu dans la petite ville. Depuis notre 
départ de Tomsk, c'est-à-dire depuis un mois, nul ne 
savait rien de notre sort. 

Yénisséisk peut avoir 17 ou 18 OÔO habitants; c'est 
un port animé où abordent les péniches de l'Angara qui 
apportent du fer et du thé, et les barges carrées qui, 
de Minousinsk, amènent le blé et la farine dont. se 



'-r i" 






U. 



184 EN SIBÉRIE 

nourrissent les riverains du fleuve, les pêcheurs, et les 
ouvriers des mines d'or. La ville a fait beaucoup de 
bruit en Sibérie, depuis deux ans, par le nombre et la 
qualité des crimes dont elle a été le théâtre : or, la 
Sibérie s'y connaît! Néanmoins, elle offre l'aspect le 
plus riant du monde, et l'on y voit une animation de 
mariniers qui tranche singulièrement sur les souve- 
nirs de la paisible taïga où je viens de passer un mois. 
Mes visites s'adressent surtout ici à des proprié- 
taires de mines d'or et de pêcheries établies sur le bas 
Yénisséye. Malheureusement, si l'accueil que l'on me 
fait est cordial, ma moisson de renseignements n'en 
est pas moins médiocre. La première cause de la 
défiance que j'inspire à ces marchands, c'est qu'ils ne 
sont pas habitués à voir un homme — surtout un 
étranger — s'occuper théoriquement de qu'estions éco- 
nomiques : à tel d'entre eux, j'en suis sûr, il semble 
très singulier ique je m'enquière du prix du blé, du sel, 
de là viande, du poisson, etc. Je devine à la réserve 
de tel vieillard qu'il craint, en me disant la vérité, de 
favoriser le « syndicat étranger » dont, à ses yeux, je 
suis le secret représentant. En outre, j'inspire à quel- 
ques-uns de ces hommes une curiosité vive, parce que 
je viens de traverser le Canal de l'Obi à l'Yénisséye, 
et puis leur fournir des renseignements à son sujet. 
C'est que, bien qu'intéressés au premier chef à l'exis- 
tence de ce canal qui peut leur faire gagner de grosses 
sommes, ils n'ont jamais eu l'idée de s'y aventurer ou 
d'y envoyer un homme de confiance : voilà, entre cent 
autres, un exemple frappant de l'apathie sibérienne. 
Ils m'interrogent donc avec une impatience évidente, 
et l'un d'eux ramène à chaque instant la conversation 
sur un chargement de sel que nous lui avons en partie 



LA TAÏGA 185 

escorté jusqu*à Soukovatka. Ces voisins du Canal ne 
semblent pas disposés à élargir les questions qui s'y 
rapportent, et ne veulent le considérer que de leur 
point de vue strictement local et personnel. Admira- 
blement placés pour en tirer promptement parti, pro- 
priétaires de bateaux et d'entreprises diverses, habi- 
tués au commerce, ils se croisent les bras et attendent. 
Ils me font penser un peu à une société française 
placée en face d'une belle affaire, et qui n'ose s'y ris- 
quer avant que le Gouvernement lui ait fait signe et 
promis son concours... D'ailleurs, je ne me fais pas 
illusion sur le degré de confiance que j'inspire à mes 
aimables hôtes^ Comme ils n'hésitent pas à me donner 
des chiffres fantaisistes, ils ont tout lieu de croire, 
sans doute, que j'en fais autant de mon côté. Malheu- 
reusement pour eux, je n'ai ni intérêt, ni plaisir à 
leur masquer la vérité, et il arrive ainsi que leur 
excès de précautions à mon endroit les fait tomber 
dans l'erreur. Combien de fois ai-je observé pareil 
fait dans cette Sibérie défiante! Combien de fois, 
aussi, ai-je admiré la naïveté des gens qui me ber- 
naient, comme ici, de renseignements inexacts, sans 
se douter que j'avais sous la main le moyen de les 
contrôler!... 

C'est, je pense, la population des mariniers et des 
ouvriers revenus des mines d'or, qui donne à la gen- 
tille ville dTénisséisk, sa réputation sinistre. Il ne 
faudrait pas juger par là l'ensemble de la société. On 
y trouve en effet un noyau solide de gens fort cultivés 
et très intelligents, gros industriels, ingénieurs et 
fonctionnaires. Ainsi, par exemple, le maire de la 
ville, M. Vostratine, a été étudiant en médecine à 
Paris, et n'a pas trente-cinq ans. Ses amis, sa famille 



186 EN SIBÉRIE 

sont au courant de la vie intellectuelle de TEurope, 
lisent beaucpup et font de la musique. C'est une 
société aussi agréable qu'accueillante, et j'aurais 
plaisir h passer près d'elle une semaine ou deux. Mal- 
heureusement, le temps presse, des télégrammes qui 
m'attendaient poste restante, m'appellent à Kças- 
noiarsk où je dois retrouver mon ami Gavril Pétro- 
vitch. En outre, je suis malade depuis mon départ de 
Soukovatka : l'absorption, en pleine chaleur, d'une 
bouteille de kvass mal préparé a déterminé chez moi 
des troubles intestinaux dont je souffre beaucoup, et 
qui menacent de prendre un caractère inquiétant. On 
vous demande parfois, à la veille d'un- long voyage : 
« Et si vous tombiez maladeî » Je réponds toujours : 
« C'est une éventualité qu'il faut écarter de son 
esprit. » Le fait est que la maladie, dans un pays 
perdu, est chose terrible, et que, une fois atteint, une 
fois terrassé, on n'a plus qu'un souhait : la crîse 
violente; le coup de grâce, pour en finir... 

Oui, il me faut me hâter, et c'est dommage, car je 
trouverais au musée, si patiemment, si intolligem- 
ment organisé par A. L Kytmannof, des ressources 
vraiment précieuses pour l'étude ethnographique de 
la province, et aussi une bibliothèque spéciale dont 
nulle part ailleurs, fût-ce à Saint-Pétersbourg, les 
éléments ne se retrouvent aussi complets. Presque 
toutes les villes sibériennes possèdent ainsi un musée 
local : on y trouve, quand on n'est pas un touriste 
indifférent, de véritables trésors : on y rencontre aussi, 
le plus souvent, un conservateur opiginal et dévoué, 
dont tous les loisirs sont- consacrés à ses collections, 
et qui est un intarissable cicérone, un type curieux à 
observer, tenant le milieu entre notre savant de proi- 



'a 



LA taïga • 187 

vince, le spécialiste allemand et le propriétaire de 
bibelots rares. 

Le Nicoldi doit être utilisé à Krasnoiarsk pour les 
travaux du pont, et on l'y atlend avec impatience. 
Mais, entre Yénisséisk et Krasnoiarsk, se trouve un 
rapide, le Kozatchinski porogue, que notre machine de 
24 chevaux ne peut franchir à elle seule. Il nous faut, 
pouf un kilomètre ou deux, l'appui d'un remorqueur : 
or, lé puissant remorqueur de l'État, après nous avoir 
attendus plusieurs jours, est justement parti pour l'An- 
gara la veille de notre arrivée ici. Un particulier nous 
deniandè deux mille francs pour nous faire aider par 
son vapeur; passerons-nous par ses exigences? Nous 
attendons des instructions officielles, sans savoir quel 
jour nous pourrons partir. Je devrai donc me résigner 
à faire en tarentass les 350 kilomètres qui nous sépa- 
rent de Krasnoiarsk, et à précéder là-bas notre cher 
petit paquebot. J'en suis navré. Il faut se décider 
pourtant : je vais commander des chevaux qui seront 
prêts demain. Une dernière promenade mélancolique 
m'amène le long du port où l'on décharge du blé 
sur les informes barges de Minousinsk : c'est un tohu- 
bohu de couleurs et d'hommes, une étrange saleté 
illuminée de rouge, dans le décor bleu du fleuve enso- 
leillé. Voici plus loin le marché de bric-à-brac, avec 
d'invraisemblables débris d'ustensiles que flairent et 
manient des désœuvrés. A des tables en plein vent, 
on consomme de la soupe et de la bière que vendent 
des commères bavardes. Plus loin encore, voici des 
barques pontées, terminées par une pointe retroussée ; 
elles viennent de l'Angara, l'énorme rivière qui unit, 
après 1800 kilomètres de cours, le lac Baïkal à l'Yé- 
nisséye. C'est partout une animation extraordinaire, 



188 EN SIBÉRIE 

un va-et-vient de voitures, de porteurs, de mariniers, 
d'hommes ivres, et de voiles blanches qui se déploient 
et glissent lentement sur Tazur du lointain : la vie 
remue et bourdonne au bord de la petite ville ensom- 
meillée, où çà et là des vaches paissent dans les 
rues... 

1 7 juin. — A trois heures, je suis parti : j'ai le cœur 
gros d'avoir dit adieu au capitaine et au mécanicien 
du Nicolaï, à ces excellents amis auxquels trente jours 
de vie commune dans le désert boisé m'ont affectueu- 
sement uni. Je suis triste aussi d'avoir quitté notre 
équipage, ces braves matelots simples qui m'ont 
fourni la précieuse occasion de causer fréquemment 
et sans gêne avec des hommes du peuple, en ce pays 
où ils sont si défiants. Oui, ce sont de braves gens que 
je viens de quitter, des braves gens dans toute la 
force du terme, des hommes éprouvés, dont les res- 
sorts moraux ne sont pas faussés, comme les nôtres, 
par une éducation ambitieuse et par la casuistique 
du sentiment, des hommes simples et naturels, dont 
la simplicité est inclinée, inconsciemment, je le veux 
bien, mais qu'importe? du côté de la bonté plutôt que 
du côté de l'égoïsme, des hommes dont le contact est 
bienfaisant pour ramener à la grande route droite 
nos rêveries égarées dans les sentiers. Ce qu'ils m'ont 
donné, durant ce mois où ma vie a été mêlée à la leur, 
où, sans doute, ma pensée s'est déroulée sans qu'ils y 
aient grande part, mais où, du moins, nous nous 
sommes physiquement et moralement côtoyés à toute 
heure du jour, ce qu'ils m'ont donné là, jamais la 
société de mon pays ne me l'offrira, je le sais. Voilà 
pourquoi j'éprouve une profonde amertume de regret 
à quitter ce vapeur et ces hommes que jamais je ne 




ÀSiJkt^^ 



LA TAÏGA 180 

reverrai plus, mais que je ne veux pas oublier... Oui! 
mon départ est triste... 

La route uniformément se prolonge dans la forêt, 
non loin du fleuve, que Ton aperçoit par instants au 
travers d'une éclaircie : elle est excellente, et, en 
outre, je trouve aisément des chevaux. J'ai l'ennui, 
ne possédant pas encore de tarentass^ de déménager à 
chaque relai mes volumineux bagages et ma per- 
sonne : or, comme il faut, pour se caser commodé- 
ment dans un tareniass^ l'expérience de deux relais 
au moins, il s'ensuit que je suis toujours fort mal 
assis. 

J'ai, d'ailleurs, grâce à mes expériences russes, assez 
l'habitude de ce genre de locomotion pour ne pas 
m'irriter, el pour patienter. J'observe la route aussi 
longtemps que mon attention est capable de s'attacher 
à un objet précis — car on ne peut pas lire en taren- 
tass^ el pour dormir, il faut y être installé autrement 
que je ne le suis dans les voitures de paysan qu'on 
met à ma disposition. La forêt est défrichée sur une 
largeur de quinze à vingt mètres environ sur chaque 
côté de la route, si bien qu'au lieu de rouler dans 
l'obscurité humide et inquiétante, on passe au milieu 
d'une prairie ensoleillée, et positivement émaillée de 
fleurs. Cette floraison extraordinaire, au milieu de 
l'herbe verte^ me réjouit et me confond • de tous 
côtés^ c'est une profusion de fleurettes jaunes^ 
blanches et bleues, de fleurettes connues pour la plu- 
part^ à ce qu'il me semble, mais pour le moins 
doubles des nôtres : je vois là des pavots couleur lie 
de vin grands comme ceux de nos jardins^ des 
muguets énormes, une plante à grandes clochettes 
blanches, des boutons d'or, puis des fleurs jaunes 



190 , EN SIBÉRIE 

dont j'ignore le nom, mais que je vois en France, et 
qui sont ici larges comme des. roses. 

J 8 juin. — ^ L'inondation du fleuve me force à des 
détours, mais je ne m'en plains pas, car la route nou- 
velle serpente par des champs et par des bouquets de 
bois embaumés d'aubépine, sous un ciel de printemps 
lourd de vie et de fécondité : le premier champ de blé 
aperçu m'a donné une émotion... 

En arrivant, vers midi, près d'un relai, j'ai dépassé 
un convoi de prisonniers : quelques-uns sont en 
charrette de paysan : ce sont, je pense, les malades, et 
aussi les nobles, auxquels la loi accorde le droit .de se 
faire voiturer jusqu'au bagne. Les autres vont à pied, 
entre des soldats noirs de hâle, sous leur béret sans 
visière, et dans leur dolman de toile blanche. Parmi 
des prisonniers ordinaires, j'aperçois trois galériens. 
L'un d'eux me frappe surtout : c'est un homme de 
vingt- cinq ans à peine, un des plus beaux hommes 
que j'aie rencontrés dans ce pays, où cependant la 
race n'est pas encore déformée par la civilisation; 
c'est positivement une statue d'athlète : grand, admi- 
rablement proportionné , la poitrine bombée, les 
muscles des bras saillants sous sa chemise claire, il 
donne une image de force tranquille que soulignent la 
cambrure de sa taille et sa marche assurée, gaillarde, 
martiale, scandée par le bruit des chaînes. Sa tête, 
trop petite, est laide, insignifiante, avec une expression 
hostile et ironique. Ses fers sont constitués par des 
anneaux plats, allongés, qui relient à une ceinture de 
fer les bracelets rivés à ses chevilles, et qui pendent 
librement entre les jambes : ils ne donnent pas une 
impression de pesanteur; on les entend seulement 
tinter à chaque coup de talon. Pourtant, la vue de ces 



LA TAÏGA 191 

jambes "enchaînées qui marchent sur la route entre 
des gardiens produit sur moi une atroce impression : 
elle évoque le souvenir des ours promenés par les 
villages — et, là aussi, je plains les ours, — de 
quelque chose . d'extra-humain, d'inutilement cruel. 
Sans doute,' cet homme, ce bel athlète que les Grecs 
auraient fait poser, est probablement une dangereuse 
canaille, un assassin endurci : mais enfin,* pourquoi 

m 

rougirais-j'e d'avoir eu pitié de lui? 

Arrivé au village, j'y suis bientôt rejoint par le 
convoi, qui s'arrête tout à l'entrée, devant là maison 
d'étape. On appelle ainsi une maison de bois, basse, 
sombre, délabrée; humide, sale, aux fenôtres grillées, 
qui se trouve dans tous les villages de relais sur les 
routes postales. Les prisonniers que l'on conduit par- 
fois d'un bouta l'autre de l'Asie, trouvent là, chaque 
soir, un abri momentané. Dans des salles obscures et 
infectes, meublées d'une planche de corps de garde, 
les pauvres diables s'allongent côte à côte, se séchant 
comme ils peuvent, quand ils sont mouillés, et se 
nourrissant à peu près de même, car, vu la cherté dé 
la farine dans certaines contrées, l'allocation de pain 
n'est pas toujours suffisante pour apaiser leur 
faim. 

Ils passent ainsi la nuit et une partie du jour dans 
une atmosphère abominable, gâtée par les émanations 
de tous ces corps mal soignés, de ces vêtements 
sordides, de cette humidité qui sèche à la chaleur 
humaine, de cette vermine qui pullule partout... 
Ils passent, et, souvent, prennent là le germe d'une 
maladie qu'ils transmettent à d'autres avant d'y suc- 
comber : typhus, choléra, phtisie. Les maisons 
d'étape sont des cauchemars pour les rares touristes 



i» ~J^' '- •>^- • ^' '. '^"^ . -^T Vï^yir^-r, 



192 EN SIBÉRIE 

de Sibérie : que doivent-elles être pour leurs hôtes 
forcés? Un des plus grands bienfaits du Transsibérien 
sera de faire disparaître ces affreuses baraques qui 
coûtaient, somme toute, si cher à l'Etat, et où tant 
de souffrance humaine s'est exhalée... 

Notre convoi s'est arrêté à la maison ctétape, toute 
petite, pas sérieuse, celle-là. Vite, on place une senti- 
nelle qui s'appuie sur le canon de son fusil, tandis 
qu'on prépare le déjeuner. Alors, sous le grand soleil 
de midi et la cuisante chaleur, c'est un déballage 
inattendu. D'abord, tout le monde se lave un peu : 
un prisonnier apparaît sur le perron : de sa bouche 
pleine d'eau, il fait glisser un petit filet dans ses mains 
ouvertes, qu'il porte ensuite vivement à son visage : 
c'est le moyen classique pour se débarbouiller sans 
trop employer d'eau; on a l'avantage de pouvoir 
avaler ce qui reste. Puis, voici le grand athlète galé- 
rien : avec des poses et des cambrures, il vient, d'un 
pas martial que scande le bruit des chaînes^ chercher 
du bois pour la « popote » : il tient toute droite cette 
taille que la loi n'a point pliée, et l'on ne peut se dissi- 
muler que cette image de crime impénitent et bra- 
veur, que cette attitude de forte bêle prise au piège, 
n'est pas dépourvue de caractère. Je m'approche, 
n'osant pas trop avoir l'air de les regarder, par une 
sorte de pudeur que m'inspire la pitié : sur le perron^ 
un homme développe des bandes et soigne ses pieds 
meurtris; un autre déroule un chiffon sale, le déroulé 
lentement, avec d'infinies précautions, et, à la fin, eii 
retire deux tassés en faïence à fleurs. A ce momentj 
le galérien dont j'ai tant parlé demande très haut, en 
me désignant aux soldats : « Qu'est-ce que veut donc 
ce corbeau-là! » Toute la compagnie éclate de rire. 



.J^ 



Sur le quai d'Yenisseisk (p. 187) 



Soldats gardant des pris 



LA TAÏGA 193 

t 

Ils ont raison : mon accès de pitié compliquée est 
infiniment ridicule. 

Des femmes, cependant, sont arrivées du village 
avec des provisions, et le petit commerce va son train. 
Je vois Tune d'elles prendre en échange de pommes 
de terre une paire de vieilles bottes trouées... 

Depuis le milieu de la nuit, il est devenu plus diffi- 
cile d'obtenir des chevaux : les Sibériens, riches pay- 
sans, paresseux et jouisseurs, ne se soucient guère 
de se lever la nuit pour conduire un voyageur, et ils 
mettent à leur refus d'attelages une obstination que 
ne peut même vaincre parfois l'appât du gain. Dans 
l'âprès-midi, j'ai vu successivement sur le siège de 
ma voiture un gamin de quatorze ans, qui en portait 
dix, et une jeune femme. Ils ne conduisaient pas de la 
même façon : le gamin lança d'abord éperdûment ses 
trois chevaux dans des descentes vertigineuses, où le 
moindre faux pas nous eût été fatal; puis, incapable 
d'enlever son attelage fatigué, il se traîna péniblement 
durant la seconde moitié du parcours. La femme, au 
contraire, a conduit lentement, posément, ses deuiç 
haridelles blanches; elle a exécuté, entre autres, au 
pas retenu, une effrayante descente de cinq cents 
mètres pour le moins. Sans quitter son siège, comme 
font à tout propos les cochers sibériens, pour redresser 
les harnais^ bourrer leur pipe, ou prendre haleine, clic 
a conduit, des guides et de la voix, avec un sérieux 
qui m'a fort amusé. Enfin, lorsque nous avons relayé, 
j'ai aperçu que, pour me faire honneur, ma cochère 
avait chaussé de bottines fines son pied nu ! 

Vers le soir, en sortant d'un village, nous passons 
devant une maison détape, La porte et les fenêtres en 
sont ouvertes toutes grandes, et, devant la maison, 

EN SIBÉRIE. 13 



;^^T»»,. 'T-- '-^» --.^ - *—'-^^'1^, 



194 EN SIBERIE 

sur l'herbe fraîche, soldats et prisonniers sont étendus 
dans un touchant pêle-mêle. Un voisin s'est assis là, 
et deux femmes, arrêtées devant le groupe, prennent 
part à la conversation : c'est une idylle de soir de juin ! 
i 9 juin» — Au petit jour, ce matin, dans un grand 
village interminable, un veilleur de nuit m'a indiqué 
une maison où me procurer des chevaux : comme le 
riche paysan auquel ils appartiennent ne veut pas se 
déranger, il charge le veilleur de me conduire jusqu'au 
relai prochain. Ce cocher improvisé est un vieillard à 
barbe blanche coupée court, et à voix grêle : il est 
sec comme une planche de liège, dont il me donne 
exactement l'impression, quand je le vois assis un 
peu de travers, raide sur son siège. Comme tous les 
cochers russes, il encourage les chevaux et leur parle 
sans cesse, leur prodiguant les noms les plus tendres; 
toutes ses phrases se terminent par un refrain bizarre 
qui commence sur des notes aiguës et retombe sur 
deux notes graves : d, d, d, d, d, d, oyé^ oyééé : ce 
refrain, qui m'éveille parfois de courtes somnolences, 
me fait éclater de rire. Par moments, sur la route 
cahoteuse, une échappée se déclare sur le fossé, très 
large et peu profond ; — aussitôt, heureux comme des 
écoliers d'échapper à la grande route, nous nous enga- 
geons dans le fossé, avec de vigoureux oyé^ oyé. Ce 
manège m'amuse beaucoup, et cependant, je suis las 
de trente-huit heures ininterrompues de cahots dans 
des iarentass découverts et sans appuis. C'est chose 
curieuse que la somnolence qui s'empare de vous, 
durant ces longs trajets en voitures incommodes : on 
ferme les yeux sans le savoir, et l'on s'oublie une 
minute, deux au plus, durant lesquelles on a le temps 
de faire un rêve très compliqué, différent chaque fois. 




LA TAÏGA 195 

Les faits les plus éloignés, les souvenirs les plus 
confus passent ainsi dans votre vision, et c'est comme 
une fantasque revue de votre vie passée, coupée en 
très menus tableaux. 

Enfin, vers dix heures du matin, le paysage se 
découvre; les forêts ont fait place aux champs de blé. 
Voici au loin des montagnes bleues qui bordent le 
fleuve. Une pente effrayante mène à la ville, dont on 
voit les églises blanchir à Thorizon : une plaine pelée, 
des maisons de bois, d'interminables files de char- 
rettes, des ponts, des rues, de la poussière, Thôtel 
enfin : je suis à Krasnoiarsk. Me voici au bout de 
mon merveilleux voyage de rêve... 



La Sibérie souriante. 

DE KBASNOIARSK A IBKOUTSK. 

Krasnoiarsk est, sans doute, une ville de bel avenir, 
car, de même que Krivochokovo sur l'Obi, elle se 
trouve au point de croisement du Transsibérien et 
d'un grand fleuve, l'Yénisséje. Par ce fleuve, elle 
communique avec la Chine, avec le riche dislrict de 
Minousinsk, et enfin, pour ainsi dire, avec l'Angleterre 
qui a découvert cl qui utilise le passage de la mer de 
Kara et des bouches de l'Yénisséje. A Krasnoiarsk, 
on sfe procure certains produits anglais à bien meilleur 
compte qu'à Paris. S'il fallait citer à nos indolents 
négociants un nouvel exemple de la ténacité anglaise, 
on pourrait leur rappeler l'histoire de celte utilisa- 
tion du grand fleuve sibérien. Le capitaine Wiggins 
montra le premier que les bateaux de mer pouvaient 
remonter le fleuve. Seulement, la première expédition 
anglaise, mal renseignée sur les besoins du pays, prit 
un chargement semblable à ceux qu'on choisit pour 
les sauvages : elle embarqua des verroteries et des 
haches; pour un peu, elle y auraitjoint un lot de cou- 
teaux à scalper. Or, faute de sauvages, les verroteries 



y^r^^frTT^ 



LA SIBÉRIE SOURIANTE 197 

lui restèrent» pour compte; il en fut à peu près de 
même pour les haches, dont la forme déplaisait aux 
Sibériens, et pour un lot considérable de souliers 
ferrés que personne, en ce pays, n'eût voulu chausser. 

L'année d'après, les Anglais apportèrent des con- 
serves, des montres^ des vêtemenls; ce choix était 
excellent, mais ils eurent le tort d'écouler leur stock 
à vil prix, au détail, faisant ainsi une concurrence 
écrasante aux marchands locaux. Ceux-ci se liguè- 
rent et obtinrent du Gouvernement qu'il établît sur 
place des droits de douane sur les produits étrangers. 
Les Anglais avaient, on le voit, conduit les choses 
avec beaucoup de légèreté et de précipitation : néan- 
moins, ils subirent sans se décourager les pertes, les 
avaries et la douane, et on les voit aujourd'hui faire 
là-bas de si sérieuses affaires que, déjà, les Allemands 
et les I>anois songent à les imiter. 

La ville de Krasnoiarsk est encore assez insigni- 
fiante; elle s'étale largement entre la falaise rouge* 
qui lui a donné son nom, et la rive gauche de l'Yénis- 
séye, large de quinze cents mèlres à cet endroit. Pour 
construire sur le fleuve violent et profond le pont du 
chemin de fer, on a dû chercher un peu en amont de 
la ville une placé où il se resserre entre^deux rives dis- 
tantes seulement d'un kilomètre. Quant à la ville elle- 
même, elle possède, pour son usage, un bac qui fonc- 
tionne sous l'impulsion du courant, grâce à un câble 
amarré à une longue distance au milieu du fleuve, et 
soutenu par des flotteurs en forme de barque. Le pro- 
cédé est simple, mais l'emploi qui en est fait sur une 
échelle aussi énorme surprend l'imagination. Il va 
sans dire que le passage est lent ; or, comme la circu- 
lation est considérable entre les deux rives, il en résulte 



■":"-»^?* 




198 EN SIBÉRIE 

qu'il ne faut pas compter moins de deux heures au 
bas mot, tant pour attendre son tour, que pour tra- 
verser sur deux bacs les deux bras du fleuve. Une file 
de véhicules de toute espèce s'échelonne sur la pente 
qui mène du quai vers le bac, et, chaque demi-heure 
environ, on y avance de quelques mètres. On attend 
patiemment, avec quelques injures distribuées ou 
reçues çà et là. Le lendemain de mon arrivée, allant 
faire une visite sur la rive droite de ITénisséye, j'at- 
tendais ainsi, dans une voiture, m'atnusant à consi- 
dérer le paysage, et à bavarder avec Gavril Pétrovitch 
que j'avais eu la joie de rejoindre ici. Près de nous, 
était un groupe de prisonniers parmi lesquels se 
trouvaient trois vieillards. Tous se taisaient. Tout à 
coup, un homme, placé derrière la balustrade, de- 
mande à un soldat : 

— Où donc conduis-tu ces vieux-là? 

Le soldat ne répond pas. L'homme reprend : 

— C'est à l'asile des vieillards, et non pas en prison 
qu'il faudrait les mener ! 

— Bahl répond une^ voix, ils ont peut-être commis 
un crime. 

— Ah! bien oui, un crime! Non! c'est parce que 
c'est des gens comme ça qu'il leur faut : les vrais 
coupables leur sont utiles, ils les font entrer au com- 
missariat par une porte et sortir par Tautre. 

— C'est vrail fait la voix, mais patience, à partir du 
2 juillet, chabache^l.,. 

C'est que, à la date du 2/14 juillet, le Ministre do 
la Justice doit venir à Irkoutsk inaugurer le nouveau 
régime judiciaire,' que l'on salue ici avec une joie 

1. Exclamation qui équivaut à peu près à notre expression 
vulgaire makache ou : on peut se fouiller. 



■»Tï^ V>^.T 



LA SIBÉRIE SOURIANTE 199 

profonde, comme une aurore de justice, après le 
ténébreux arbitraire de la police. Désormais, en effet, 
la Sibérie jouira d'une partie dès droits octroyés à la 
Russie par Alexandre IL Sous le régime qu'elle a 
subi jusqu'à présent, c'est l'officier de police, Vis- 
pravnik, qui seul est chargé des enquêtes judiciaires; 
il les mène, sans contrôle, à sa fantaisie. Désormais, 
les juges nouveaux feront leurs enquêtes en personne, 
et ne pourront prononcer sans avoir entendu le cou- 
pable. Ce n'est pas beaucoup^ ce droit si simple : 
c'est cependant assez pour que le peuple sibérien tres- 
saille de joie, et pour qu'on entende çà et là, dans la 
bouche de paysans qui, certes, ne sont pas sentimen- 
taux, des exclamations comme celle que je viens de 
rapporter. 

Je ne suis pas resté longtemps à Krasnoiarsk, mais 
j'y ai fait beaucoup de visites et pris de nombreuses 
notes techniques. Si je ne puis énumérer toutes les 
aimables personnes qui m'ont fourni des chiffres et 
des renseignements, qui ont discuté, confirmé ou 
rectifié mes idées sur la colonisation et la situation 
des émigrants, qui m'ont mis au courant du commerce 
que les Anglais pratiquent par l'Océan Glacial et le 
fleuve Yénisséye, si, dis-je, je ne puis ici remercier 
chacun individuellement, je ne puis, du moins, passer 
sous silence le nom de Vladimir Mikhaïlovitch Krou- 
tovski. Nul ne passe à Krasnoiarsk sans voir M. Krou- 
tovski, pas plus qu'on ne visite Minousinsk sans 
rencontrer M. Martynof, le directeur du célèbre 
musée archéologique et ethnographique. M. Krou- 
tovski est médecin de profession, mais en réalité, 
c'est un homme qui sait tout et qui connaît tout le 
monde, qui a des relations en Amérique comme en 



T»r— - 



200 



^r-rv^rt,,^ 



f 




EN SIBERIE 

Angleterre ou en Allemagne. Ses avis sont écoutés 
de ^administration, bien qu'il soit aussi indépendant 
que possible dans ses idées et dans sa conduite : 
bref, c'est un de ces hommes qui deviennent sans 
effort, et en quelque sorte nécessairement, le centre 
intellectuel d'une ville. Résumer mes conversations 
avec lui serait long, car nous avons effleuré toutes les 
questions sibériennes, en nous promenant dans son 
jardin en fleurs, ou bien en fumant des .papirosses 
sous la. véranda de' sa maison. Sur les mines d'or 
qu'il connaît à la fois par expérience personnelle et 
en sa qualité de médecin, sur l'émigration, sur le 
chemin de fer, mon hôte a été inépuisable et char- 
mant. Que de portraits, que d'anecdotes, dans sa 
conversation imagée! Je ris encore au souvenir de ce 
fonctionnaire, délégué par l'administration pour étu- 
dier si les bords de la rivière S... étaient propices à la 
colonisation, et qui partit, le malheureux, ignorant 
ce que c'était qu'un lieu « propice à la colonisation »} 
et anxieux de trouver sur sa route un homme intel- 
ligent qui l'éclairât sur les conditions exigées pour 
l'installation d'un village russe. 

Et le chemin de fer! Vladimir Mikhaïlovitch l'at- 
taque avec crànerie comme faisait jadis Yadrinetsef : 
les Sibériens, dit-il, Vivaient bien, jusqu'à présent; 
ils avaient du blé en abondance, dé gras pâturages, 
des bois, et voici que le ruban ferré amène au milieu 
d'eux tous les meurt -de faim de l'Europe ; ils étaient 
riches et satisfaits : ils connaîtront désormais la 
misère égalitaire. Le paradoxe est moins réel ici 
qu'on ne pourrait croire : les journalistes pressés sont 
les seuls à dire que le Transsibérien apporte à la 
Sibérie les bienfaits de la civilisation : en réalité, 



LA SIBÉRIE SOURIANTE 201 

l'œuvre colossale ne profile qu'à ceux qui désirent 
exploiter ce pays : marchands, ingénieurs, colons; 
aux détenteurs actuels du sol vierge, elle n'apporte, 
au contraire, qu'une menace de ruine, ou, tout au 
moins, de gêne économique et morale. 

2 1 juin, — Ce matin, au saut du lit, je vois entrer 
dans ma chambre un petit homme ventru, noir, frisé, 
aux yeux saillants armés de lunettes d'or : c'est un 
jeune Privât Docent allemand ; il a été honoré d'une 
mission de l'Académie des Sciences de Saint-Péters- 
bourg, afin d'étudier les éléments du dialecte, toun- 
gouzedont les origines sont inconnues. Il est satisfait 
de lui-même comme un spécialiste, et naïf comme un 
poussin qui sort de l'œuf. Il m'a été adressé parce 
que l'on espère que je suis en mesure de lui donner 
des renseignements sur le lieu où il pourra rencontrer 
des indigènes toungouzes. Le petit docteur sait assez 
de russe pour se tirer d'affaire. Nous faisons connais- 
sance. Je lui fournis toutes les indications possibles 
sur les Toungouzes que j'ai rencontrés, et sur la 
meilleure façon de les rejoindre : il accepte tout cela 
sans sourciller, comme un Allemand accepte une 
amabilité d'un Russe, et il ajoute; « Un Toungouze, 
un Toungouze! donnez-moi seulement un Toungouze 
sachant le russe, et je me fais fort d'étudier sa langue. 

— Rien nest plus simple : quelque quatre cents kilo- 
mètres à faire en descendant le fleuve, et vous trou- 
verez vos indigènes aux environs de Soukovalka. 
Seulement, partez d.e suite, car ils sont nomades, et, 
une fois qu'ils seront rentrés dans la forêt vierge, 
vous pouvez perdre des semaines à les chercher en 
vain. 

— Partir tout de suite! je ne demande pas mieux : 




202 EN SIBÉRIE 

si VOUS croyez que je m'amuse ici! Mais j'attends 
mes bagages. 

— Ils se sont égarés? 

— Non, mais, par mesure d'économie, je les ai fait 
venir en petite vitesse. 

— Voilà de l'économie bien placée ! cela vous coûtera 
au moins quinze ou vingt jours d'attente à l'hôtel, si 
tant est que votre malle ne se perde pas en route. 
Quelle singulière idée vous avez euel 

— C'est que, voyez-vous, mon bagage est fort 
lourd : il pèse plus de 400 kilogrammes (27 pouds). 

— En vérité! Qu'avez-vous donc emporté? un lit, 
un canon, des plaques photographiques et un phono- 
graphe pour enregistrer l'idiome toungouze? 

— Oh non! rien de tout cela! seulement quelques 
livres,... et puis... surtout... des conserves alimenr 
taires. 

— Vous voilà bien équipé! ajoutai-je en éclatant de 
rire. Les conserves coûtent moitié nioins à Krasno- 
iarsk qu'à Moscou. Enfin^ à votre guise. Seulement, 
n'oubliez pas, quand vous partirez en barque pour 
gagner un village ou un campement, de prendre avec 
vous une bonne provision de farine. 

— De la farine, pour quoi faire? 

— Eh! pour manger! 

— Pour manger... comme ça?... l'excellent Privât 
Docent portait à sa bouche ses deux mains disposées 
en écuelle, et son visage exprimait le plus naïf ahuris- 
sement. 

— Mais non! c'est pour faire du pain. 

— Alors, il est bien plus simple d'emporter du pain 
tout fait!... » 

Je suppose que le brave orientaliste a de bonnes 



LA SIBERIE SOURIANTE 203 

dents qui lui permettent de manger du pain de trois 
semaines. Confiant dans son étoile, il ne demandera 
conseil à personne, pas plus qu'il ne Ta fait jusqu'ici. 
Ses hommes lui feront peut-être prendre du pain 
séché au four, et diminué ainsi de son poids d'eau : 
^e sera tout. Malgré les difficultés, les contretemps, 
les ennuis, les erreurs, il ira droit devant lui, ici ou 
là, cherchant le Toungouze typique; il ira tout douce- 
ment, avec son inépuisable patience, sa confiance en 
lui-même, son flair bizarre de spécialiste allemand, et 
il découvrira un beau jour son indigène : tel un tronc 
d'arbre, que les grandes eaux ont détaché de la rive, 
et qui s'en va flottant au gré d'une rivière sibérienne : 
il flotte, flotte sans trêve au fil de Teau, ballotté par 
les vents, submergé par les vagues, accroché par des 
bancs de sable et des compagnons de route, il flotte 
toujours; il atteint, après des mois, le courant d'un 
grand fleuve, et un beau jour enfin, il débouche dans 
l'Océan qui devra l'enchâsser dans un bloc de glace 
polaire. . 

22 juin, — P. N. Méjéninof, l'ingénieur en chef 
du Sibérien Central^ m'a prié aujourd'hui de lui 
raconter ma traversée du canal sur son vapeur, le 
Nicolai. Il est étonné de mon enthousiasme. Il arrive 
en ce moment d'Irkoutsk et me fait part delà difficulté 
que l'on éprouve à trouver des chevaux dans les 
relais de poste. Souvent, au lieu de deux roubles en 
moyenne, prix du tarif, les paysans vous offrent des 
chevaux à 10 ou 15 roubles pour le relai : parfois 
même, à ce prix, on ne trouve pas d'attelage dispo- 
nible. « Avant les travaux du Chemin de fer, ajoute 
Pavel Nikolaévitch, j'allais d'ici à' Irkoutsk en quatre 
jours : cette fois, j'en ai mis sept. Un jour même, que 







204 EN SIBÉRIE 

mes quatre chevaux, fournis par des ouvriers de la 
voie, allaient* dépasser un tarentass qui nous précé- 
dait, un jeune homme se montra hors de la voiture, 
et me menaça d'un revolver au cas où j'avancerais. 
Parti le premier, il entendait arriver le premier à la 
maison de poste, et ne pas se laisser souffler les- 
chevaux disponibles. » M. Méjéninof riait de tout 
son cœur! Moi, je réfléchissais... 

23 juin. — Visites, achats, préparatifs de départ : 
GavrilPétrovitch, que ses aff*aires appellent à Irkoutsk, 
doit prendre le train ce soir avec moi. Un wagon a été 
mis à notre disposition, et l'on espère que l'on obtien- 
dra l'autorisation d'accrocher ce wagon au train spé- 
cial d'un grand personnage qui part ce soir dans la 
môme direction que nous. 

Au cours d'une de mes visites de ce matin, quel- 
ques personnes se sont plaintes vivement à moi des 
procédés d'un voyageur français qui, pourvu de fortes 
recommandations, a considéré un peu trop cette pro- 
vince comme une terre conquise. Mais, que pouvons- 
nous, nous autres qui sommes calmes, maîtres de 
nous-mêmes et respectueux des usages du pays, contre 
ceux de nos compatriotes qui se laissent emporter aux 
excès d'une colère trop souvent injustifiée? Ils font 
beaucoup de tort à eux-mêmes, d'abord, puis à ceux 
qui les suivent. Dans des contrées aussi lointaines, il 
faut toujours considérer que les rares voyageurs appa. 
raissent comme des représentants de leur pays res- 
pectif : combien l'oublient mal à propos!... 

Quatre heures I nous partons. Nous traversons le 
fleuve sur un vapeur qui appartient à la direction du 
chemin de fer, VEvguénii, frère du Nicolài : hélas ! 
mon cher bateau du Canal ne sera ici que demain, et 



LA SIBERIE SOURIANTE 205 

je n'aurai pas la consolation de serrer une dernière 
fois la main à ces braves compagnons de notre beau 
voyagt^ ! 

Quelques ingénieurs dû chemin de fer ont installé 
leurs familles sur la rive'droite de TYénisséye, et je 
retrouve là tout un cercle amical qui s'est ouvert à 
moi cet hiver,àTomsk. Ernest Andréévitch Bobienski, 
qui a mis son wagon à notre disposition, et chez qui 
nous dînons ce soir, est un homme doux et sérieux, 
peu bavard, mais sur qui la confiance s'appuie en toute 
sécurité. Je lui donne des renseignements tout frais 
sur le Canal de TObi, auquel il a travaillé, il y a quel- 
que huit ans, sous la direction du baron Aminof. Au* 
milieu de sa charmante famille, la soirée s'écoule 
doucement. Enfin, dix heures sonnent, et l'on "annonce 
le train spécial, qui bientôt stoppe devant la villa. Un 
moment d'émotion pour les adieux, puis tout à coup, 
Quelqu'un appelle : « Où est louli Antonovitch? » On 
me cherche pour me présenter au personnage que 
nous allons escorter, M. Koulomzine. 

S. E. Anatole Nicolaévitch Koulomzine est Secré- 
taire d'État, Rapporteur du Comité des Ministres et 
du Comité du Transsibérien. C'est un des plus grands 
personnages russes. Grâce à ses fonctions, qui lui 
donnent accès auprès de l'Empereur^ il peut exercer 
sur la Sibérie en particulier, une action toute-puis- 
sante. La mise en valeur de ce pays ne peut être en 
effet commencée que par la colonisation, et le Comité 
du chemin de fer, dont le Tsar est le président, a com- 
pris qu'il fallait mettre tous ses soins à organiser cette 
grande œuvre : or, c'est justement à M. Koulomzine 
que le Tsar a, l'an dernier, confié le soin de faire une 
enquête sur la colonisation sibérienne. C'est donc de 




206 EN SIBERIE 

ce haut fonctionnaire que dépend Tavenir agricole de 
rimmense colonie : selon que les mesures conseillées 
par lui seront bonnes ou mauvaises, Témigration russe 
trouvera au delà de TOural le succès ou la ruine. On 
conçoit rimportance et la responsabilité d'une telle 
mission. J'étudierai ailleurs, en détail, les questions 
qui s'y rattachent, mais je tiens à dire tout de suite 
que l'enquête colossale a été menée personnellement, 
au prix de fatigues sans nombre, par l'envoyé impé- 
rial : cinq mille kilomètres en voiture ne sont pas une 
partie de plaisir pour un homme qui touche à la 
soixantaine. Le rapport qui a suivi cette enquête vient 
d'être imprimé et distribué aux principaux fonction- 
naires : on en parle, depuis un mois, dans toute la 
Sibérie. Cette année, M. Koulomzine se rend dans la 
Transbaïkalie pour y étudier certaines questions déli- 
cates relatives aux terres occupées par les indigènes 
bouriates. Son arrivée est attendue ici depuis long- 
temps, et voici quelques jours que, tout le long de la 
route, tous ceux qui portent une casquette de fonc- 
tionnaire, sont sous les armes : depuis le plus mince 
te hinovnik jusqu'aux Gouverneurs et aux Gouverneurs 
généraux, depuis le plus aimable jusqu'au plus gros- 
sier et au plus hautain, tous les hommes à qui l'État 
sert un traitement, attendent avec anxiété la visite 
de l'Enquêteur. Ceux qui, d'ordinaire, piétinent les 
autres, peuvent être, d'un mot dédaigneux, déclassés, 
anéantis... Certes, ils se rattraperont ensuite, comme 
se redresse le bouleau courbé par la tempête, mais, 
pour l'instant, leurs yeux sont inquiets. 

Telle est la situation du personnage que vient 
d'amener le train spécial. Je parlerai beaucoup de lui 
dans les pages qui vont suivre, mais,' ne m'attachant 



LA SIBERIE SOURIANTE 207 

à raconter que nos rapports personnels, je tenais, pour 
exclure toute idée de familiarité mal venue de ma 
part, à marquer la place qu'il occupe dans le monde 
russe. En outre, cette place éminente doit, et il me 
faut le déclarer tout de suite, ra'interdire les éloges 
comme elle m'interdirait les critiques. Je ne tiens pas 
plus à passer pour un flagorneur que pour un malo- 
tru ; j'espère du moins qu'il se dégagera de mon simple 
récit l'impression de ma reconnaissance profonde pour 
les procédés dont j'ai été l'objet, et de ma joie en face 
d'une des plus belles intelligences que je connaisse 
dans le grand moudé russe. 

M. Koulomzine est descendu de wagon, et son pre- 
mier soin est de m'annoncer qu'il a donné des ordres 
pour que ma voiture ne manque pas de chevaux et 
puisse voyager avec les siennes. Me voilà délivré 
d'une lourde inquiétude, et je suppose que les yeux 
gris perçants de Son Excellence en aperçoivent 
quelque chose sur ma physionomie. Après une courte 
conversation où, avec toutes les nuances que com- 
portent nos situations respectives, nous nous obser- 
vons mutuellement, plus attentifs l'un et l'autre à 
certains détails caractéristiques qu'au vague bavar- 
dage un peu gêné, qui s'élève autour de nous dans le 
salon, je demande la permission de me retirer, et je 
regagne le w^agon que M. Bobienski a bien voulu 
mettre à la disposition de son vieil ami Gavril Pétro- 
vitch et de moi. 

S4 juin, — . Notre train lile doucement dans une 
contrée boisée, accidentée, très plaisante à l'œil. Fort 
occupé de remettre en ordre mes papiers et mes 
bagages, je m'aperçois à peine que nous sommes en 
route depuis dix-huit heures, lorsque nous atteignons 




208 EN SIBERIE 

la petite ville de Kansk. A la gare, tous sont sur pied 
pourTarrivée du Général ^^ mais celui-ci, souffrant, ne 
peut recevoir personne, et ordonne de faire stopper le 
train jusqu'au soir. La foule se disperse à cette nou- 
velle. Tout à coup, un ingénieur en grand uniforme 
s'approche de moi : « Vous êtes un tel? votre ami est 
là? Je vous emmène dîner. » Nous nous voyons alors 
saisis, enlevés dans une voiture qui part au grand 
galop à travers la poussière. Notre ravisseur est Via- 
tcheslaf Andréévitch Bers, ingénieur-chef d'une sec- 
lion du chemin de fer, et beau-frère du comte Tolstoï. 
La table est servie, nous nous installons en famille, 
sans plus d'apparat : n'est-ce pas charmant! Il se 
trouve que justement nous avons des relations com- 
munes : la comtesse Tolstoï m'avait dit, il y a deux 
ans : « Quand vous irez en Sibérie, je vous donnerai 
une lettre pour mon frère », et voilà que, sans la 
lettre, je rencontre ce jeune frère, ce boute-en-train, 
ce délicat et gai et vif amphitryon, en qui je retrouve, 
avec l'intelligence de sa sœur, un entrain de méri- 
dional qui, positivement, m'enchante. Ce sont des 
heures délicieuses de causerie papillotante, de plai- 
santeries sans façon, d'intimité à l'improviste. 



1. En Russie, et surtout en Sibérie, on donne le nom de 
Général à tout civil qui a le titre d'Excellence : M. Koulomzine 
est, lui, Haute Excellence : il a donc doublement droit à cette 
appellation, et on la lui prodigue; je m'en servirai, çà et là, 
pour la commodité du récit. Je rappelle en outre que les Russes 
n'emploient pas le mot monsieur : on désigne donc là-bas 
M. Koulomzine par les mots : le Général ou Anatole Nicolaévitch. 
Si l'on s'adresse à lui, on dit, selon le degré d'intimité : Ana-" 
tôle Nicolaévitch, ou bien : Votre Haute Excellence (Vaché 
Vouisokoprévoskhoditielstvo). Enfin, les Russes n'ont pas de par- 
ticule nobiliaire. Je ne l'emploie jamais quand je parle d'eux 
en français. Je ne dis pas plus M. de Koulomzine, que M. de 
Méjéninof, M. de Bobienski ou M. de Korolenko. 



Ma cochère (p. igj) 



1 



LA SIBÉRIE SOURIANTE 209 

A Kansk s'arrête la partie de la voie fercée qui est 
ouverte à Texploitation régulière. Mais les rails sont 
posés encore au delà sur une distance de 100 kilo- 
mètres, et M. Koulomzine a exprimé le désir d'utiliser 
son wagon sur ce parcours. A partir de cet endroit, 
c'est par gracieuseté, et aux risques et périls des 
voyageurs, que le transport s'effectue par voie ferrée. 
On conçoit l'inquiétude du personnel quand il s'agit 
de piloter un grand personnage, dans un long et 
lourd wagon, sur une voie non ballastée, non essayée, 
dangereuse à tous égards, aux tournants comme sur 
les remblais. Mais on ne saurait résister à son désir. 
Un train nouveau est donc formé : il se compose du 
grand wagon spécial, des wagons de deux ingénieurs 
de la section, et de quelques wagons de marchan- 
dises dans lesquels on laisse s'entasser, pêle-mêle avec 
leurs bagages, des « bourgeois » et des moujiks. 

Le soir venu, nous nous mettons en marche, lente- 
ment, lentement, avec des précautions infinies. Les 
rails sont tout fraîchement posés : il n'y a pas trace 
de ballast, et, sur certains remblais, des tassements 
peuvent se produire et nous précipiter d'une hauteur 
de plusieurs mètres. La voie serpente entre des tran- 
chées, grimpe sans hâte sur la montagne, coupe et 
recoupe la route postale, avec laquelle elle semble 
jouer. Debout sur la plate-forme du dernier wagon, 
avec M. Bobienski, le chef de cette section, qui va 
passer la nuit à cette place, de peur d'un accident, je 
contemple ces petits rails déjà bossues par l'usage 
prématuré qu'on en a fait, ces séries de traverses très 
rapprochées, ces remblais faits à la hâte, et si étroits 
qu'ils n'ont pas l'air sérieux. Je me crois, par instants, 
dans l'Allemagne centrale, sur une petite ligne d'in- 

EN SIBÉRIE. *^ 



âlO ÈlV SIBÉRIE 

térèt local qui file entre des bois fleuris : cela éveille 
jen moi de vagues souvenirs de Rudolstadt... et cela 
n'est rien moins que la grande ligne de Sibérie, que 
l'immense ruban ferré qui court d'un monde à l'autre 
et coupe en deux l'Asie! 

On se rend bien compte, à l'examiner de si. près, 
de tout ce qu'il y a de hâtif dans la construction de 
cette ligne. On se sent en présence cTun travail éco- 
nomique et réduit, fait le plus simplement et le plus 
•vite possible.' On devine la hâte fiévreuse qu'ont tous 
ces hommes d'arriver au but dans le délai impossible 
qu'ils ont accepté dans une heure d'ivresse patrio- 
tique. Mettre d'abord bout à bout des rails quel- 
conques, puis, revenir sur ses pas, réparer, remplacer, 
consolider, telle semble être la consigne : il a du bon, 
sans doute, ce hardi mot d'ordre, mais il est si peu 
français, et il est si dangereux! 

*..Nous glissons toujours dans le silence de la forêt, 
et une sorte de tristesse douce m'envahit, à considérer, 
aux côtés de l'homme énergique et bon que voici, le 
double ruban de fer qui, pied à pied, déflore la taïga 
et conquiert l'Asie. Il y a, dans cette simple ligne de 
rails parallèles quelque chose de terrible qui ne nous 
frappe point dans nos pays, à cause de l'habitude, 
rfiais qui, dans ces déserts, se dégage brusquement 
de leur contemplation. Cette voie modeste est un ter- 
rible et brutal instrument de progrès et d'invasion. 
Grâce à elle, arrivent dans les solitudes vierges des 
hommes qui, n'ayant subi, avant de les atteindre, 
aucune peine, aucune fatigue, aucune terreur, n'ont 
pas pour elles le respect qu'avaient même les premiers 
envahisseurs. Fiers de leur expérience occidentale, ces 
hommes apportent dans la taïga des idées nouvelles, 



6- .- 



LA SIBÉRIE SOURIANTE 211 

des appétits nouveaux : c'est ce qu'ils appellent la 
civilisation. Nulle part je n ai senti d'une façon plus 
poignante ce .qu'il y a de cruel dans ce beau mot. 
Nulle part non plus, je n'ai mieux percé l'hypocrisie 
dont nous nous masquons, quand nous parlons de 
progrès et de conquête pacifique. La prétendue « con- 
quête pacifique d'un pays par la vapeur », c'est l'ap- 
plication rigoureuse d'une loi économique, c'est-à-dire 
d'une loi méchante, sans égards; c'est la spoliation 
réfléchie, impitoyable, monstrueuse, du moins armé 
par le plus armé, du plus sobre par le plus afTamé. 
Voilà tout ce que 'symbolise à mes yeux ce joujou 
d'acier qui serpente à perte de vue par les bois. Certes 
les wagons transsibériens ne courent pas le risque de 
corrompre l'âme des paysans de ces contrées, que 
l'alcool, le vice, et l'exemple funeste d'une population 
de criminels, ravagent depuis longtemps; mais, s'ils 
leur appoHent un peu de ce bien-être raffiné dont ils 
n'avaient que faire, et qu'ils ne désiraient même pas, 
ils ne contribueront en rien à l'amélioration de leur 
vie morale. Tous les mauvais instincts, tous les vices 
qui s'étalent en Sibérie sont connus de nos sociétés ; 
en revanche, nous en possédons d'autres que la Si- 
bérie, peut-être, ne connaît pas. Voilà ce que nous lui 
apporterons sur nos wagons, lorsque nous viendrons 
chercher son grain, son bois, sa houille et son or... 
' C'est le progrès... 

25 juin, — Au matin. La voie court maintenant entre 
des bois humides, très clairsemés, criblés de fleurs 
éclatantes, el où les moustiques font rage. On ne peut 
rester immobile cinq secondes sans être plusieurs fois 
piqué. Des ouvriers, qu'on aperçoit par endroits, ont 
tous sur la tête une sorte de casque rouge dont la 



212 EN SIBÉRIE 

visière est un morceau de toile noire, qui sert de 
moustiquaire. 

Nous voici enfin à Klioutchi, la dernière' station, le 
terminus provisoire de la ligne, Tendroit d'où nous 
allons définitivement partir en tarentass. Klioutchi 
est un centre animé : d'abord, c'est là que s'appro- 
visionnent les ouvriers et les employés de toute sorte 
qui sont occupés à la pose des rails. En outre, c'est 
un grand marché de voitures. Tous les voyageurs 
qui arrivent de Test laissent, en effet, ici leur équi- 
page, que le chemin de fer remplacera désormais si 
heureusement; tous ceux, au contraire, qui viennent 
de l'ouest sont contraints de se procurer ici la lourde 
machine qui les abritera jsous sa capote de cuir. Or, 
Klioutchi et son commerce ou ses commerces, sont 
entre les mains d'un individu aimable et roublard, 
M. Tchetverka, entrepreneur, fournisseur de fourrage, 
de farine, de tout ce que Ton veut. C'esf un petit 
homme haut en couleur, très sobre de gestes et très 
prodigue de sourires. Il nous conduit, Gavril et moi, 
sous un hangar où sont entassés une trentaine de 
tarentass de toutes formes, de toutes dimensions, de 
toutes conditions. Ces véhicules lui ont été confiés 
par leurs propriétaires avec prière de les vendre pour 
un prix donné. Comme il prélève sur tous indistincte- 
ment la même commission, il ne prend pas la peine de 
nous faire l'article. Il nous apprend seulement que ces 
honnêtes voitures servent, la nuit, de refuge et d'hôtel 
borgne à tous les sans-toit des environs. En effet, la 
bougie et les puces, que nous trouvons dans le véhi- 
cule n**3i, suffiraient à nous prouver que nous allons, 
en l'achetant, déposséder un honnête vagabond, et, qui 
sait, peut-être un couple d'amoureux. Mais, en voyage, 



ZT'^ 



LA SIBERIE SOURIANTE 213 

on est sans pitié, et nous versons séance tenante dans 
la main de M. Tchetverka la somme de 160 roubles 
(environ 450 francs) qu'il exige pour nous livrer ce 
large tarenlass dont les roues promettent de ne pas 
nous abandonner avant Irkoutsk. 

Alors, sans perdre une minute, tandis que Ton 
transporte du wagon sur une voiture spéciale les 
volumineux bagages de M. Koulomzine, nous prépa- 
rons, Gavril Pélrovitch et moi, notre lit de route. 
Pour y.oyager dans un tarentass à soi, on s'installe 
confortablement. La voiture n'a pas de siège : elle est 
constituée par une caisse en bois ou en osier, longue 
de 2 mètres et plus, et large de 1 m. 20 environ, dans 
sa partie postérieure : l'avant se rétrécit et vient se 
recourber en une proue large sur laquelle est fixée 
une planche où s'assied le cocher. Ajoutons que la 
caisse du véhicule est protégée par une capote de cuir 
et par un tablier qui s'accroche au faîte de cette 
capote, L ensemble est donc celui d'une grande boîte 
qui peut être, à l'occasion, presque hermétiquement 
dose par-dessus son contenu. Cette caisse est fixée 
sur des rondins de bois, longs de quatre mètres et 
plus, qui reposent eux-mêmes sur un double système 
de roues. Telle est notre calèche 1 Tout au fond de la 
caisse, on étale les valises ou les malles, que l'on a 
eu soin de choisir très plates, et en cuir résistant. 
Lorsque le fond est ainsi surélevé de 0,50 à 0,60 cen- 
timètres par une couche de bagages soigneusement 
calés et nivelés, on étend sur le tout les vêtements 
moçUeux dont on peut disposer : pelisses, pardessus, 
en plusieurs épaisseurs, matelas même, si l'on en a 
pris avec soi. Cela fait, il ne reste plus qu'à s'étendre 
sur cette couche moelleuse, en sç calant la tête, le 



.- -J^ . ^.^r-j-.,;,-^, 



214 EN SIBÉRIE 

dos, les bras, le siège, avec des oreillers de plume. 
Une fois installé de la sorte, on peut franchir impuné- 
ment dans la rudimentaire voiture, plusieurs milliers 
de kilomètres : les roues et les essieux se fatiguent 
plus vite que le voyageur. Si j'ajoute que l'on se 
trouve on ne peut mieux dans un tarentass sibérien 
préparé de la sorte, j'aurai l'air de me permettre une 
aimable plaisanterie : cependant, c'est l'exacte vérité. 
Étendu sur une couche moelleuse, on peut, sans 
fatigue aucune, r^er ou dormir. Le seul ennui est de 
se réveiller ou même de se lever aux relais pour payer 
les chevaux que l'on quitte, et pour s'en procurer d'au- 
tres. Cet ennui n'est pas mince. On ne saurait croire, 
à distance, combien est énervante cette'lutte, repétée 
toutes les deux ou trois heures, contre l'apathie ou la 
cupidité des maîtres de poste. En temps ordinaire, on 
en souffre beaucoup; mais, par cet afflux inusité de 
voyageurs, se procurer des chevaux est une véritable 
torture, si l'on n'est pas un millionnaire ou un grand 
personnage. A certaines stations, des familles entières 
attendent leur tour depuis dix, vingt, quarante-huit 
heures, et, grâce aux mille expédients déshonnêtes 
inventés par les maîtres de poste pour les berner, 
les pauvres gens voient passer, d'heure en heure, sous 
leurs yeux, des attelages qu'on leur refuse. Ce sont là 
les dernières convulsions du service des chevaux de 
poste, que le chemin de fer, dans quelques mois, aura 
tué sans rémission. 

Nous partons à un train modéré, en une file 
espacée de quatre équipages : d'abord le Général, 
puis ses bagages, puis sa suite, enfin GavHl Pétro- 
vitch et moi. Il nous faut bien quinze cents mètres 
de développement, pour ne pas rouler dans la pous- 



LA SIBÉRIE SOURIANTE 215 

sière les uns des autres. -Aux relais, des chevaux 
nous attendent, et, en quatre minutes, l'échange est 
fait; nous repartons alors, si Ton ne décide pas de 
prendre du thé ou de déjeuner. 

Après quelques heures de route, nous traversons 
sur un bac la rivière Biriouza, et, parvenus sur une 
sorte d'îlot que nous parcourons à pied tandis que 
Ton opère le transbordement des tarentass, nous aper- 
cevons une députation qui s'avance au-devant de Son 
Excellence. Ce sont des fonctionnaires du district : 
ils attendent là en grand uniforme, par la chaleur 
écrasante, depuis onze heures d'horloge. Ils se sont 
baignés deux ou trois fois, ils ont bavardé, fait des 
gambades : le Général n'arrivait toujours pas! Enfin, 
vers le milieu de l'après-midi, une grande poussière 
a annoncé sa venue : on s'est rhabillé, rajusté, épous- 
seté, raidi. Le malheur veut que celui d'entre eux 
qui est le plus élevé en grade soit affligé d'une rage 
de dents. A la vue de notre cortège, ce pauvre homme 
enlève prestement sa mentonnière, et, comme il est 
forcé de prendre la parole au nom des autres, il 
domine héroïquement sa douleur. Tandis qu'on lui 
pose des questions, je vois sa langue, douloureuse- 
ment, mais stoïquement, rouler quelque chose sous 
sa joue; mais il tient bon, il est beau de correction. 
Je lui dois d'intéressants renseignements sur l'orga- 
nisaticoi de la corvée pour l'entretien de la grande 
route de Sibérie, du tract, 

M. Koulomzine a décidé de ne pas voyager la nuit; 
le trajet sera plus long ainsi; mais, pour ma part, j'en 
suis heureux, car j'observerai mieux les détails de 
la route. Nous campons dans une maison de poste. 
Gavril Pétrovitch et moi nous étendons tout bonne- 






216 EN SIBERIE 

menl sur des couvertures, à même le plancher, et 
nous sommes imités par un des fonctionnaires de 
tout à rheure, Alexandre Nikéforovitch, qui s*est 
joint au cortège pour servir, jusqu'à Irkoutsk, de cicé- 
rone au Général. C'est un homme d'une trentaine 
d'années, trapu, bronzé, à l'air fort intelligent et 
sympathique. 

^6 juin. — Après un bain vivifiant pris dans les 
eaux de la Biriouza glacée, nous partons dans le matin 
clair. Nous partons, et, le long du tract, c'est un per- 
pétuel éblouissement. Des fleurs innombrables se 
pressent, se marient, se confondent dans les quarante 
mètres de forêt défrichée qui sont ménagés aux deux 
bords du chemin. J'aperçois des tapis de larges bou- 
tons d'or, des pissenlits triomphants, au bord du 
fossé, puis, plus loin, une sorte de fuchsia bleu avec 
le bord de la clochette délicatement frangé de blanc, 
du muguet blanc et rose, des fleurs blanches, jaunes, 
orangées que je ne connais pas, et qui sont déli- 
cieuses. Puis, surtout, sur le talus du double fossé, 
s'épanouit infatigablement le discret sourire de 
l'églantine rose; ici, des fleurs étalant largement 
leurs pétales pudiques autour de leur cœur pâle ; là, 
un ébourifl'ement de boutons rosés qui vont s'ou- 
vrir. 

La persistance de cette floraison d'églantines est 
telle que le cœur en est touché, et que, au heu d'y voir 
une simple grâce de juin, j'y associe involontairement 
le souvenir de tous les malheureux que, depuis un 
siècle, cette grande route a vus passer, de tous les 
malheureux pour qui cet épanouissement de la rose 
sauvage a été la dernière, la fugitive consolation, — 
et, en même temps, la définitive flèche de regret, — ^ 






I.A SIBERIE SOURIANTE 217 

avant que les portes de Tinfecte prison se soient 
refermées derrière eux... 

Le grand tract sibérien offre à peu près la même 
largeur qu'une de nos routes départementales. Grâce 
à l'initiative de deux exilés politiques, on s'est rais, il 
y a vingt ou trente ans, à l'entretenir avec suite et 
avec méthode; les péages, dont la somme s'élève à 
80 copecs (environ 2 fr. 25) entre Tomsk et Irltoutsk, 
sont affectés à cette dépense. Le fond de la route n'a 
pas la même solidité que chez nous, mais il est, en 
général, assez uni. Durant Tété, on remplit les 
ornières avec des pierres cassées que les véhicules 
enfoncent eux-mêmes par leur passage. En outre, 
certaines parties sont refaites à neuf, et, dans plu- 
sieurs villages, j'ai vu des rouleaux. Assurément, sur 
une route aussi fréquentée, les plaies sont nombreuses 
et la poussière est inévitable; mais il faut avouer 
que, malgré ces inconvénients, peu de routes russes 
sont comparables au tract sibérien. Lorsque la voie 
principale est détériorée, ou bien encombrée par le 
cailloutis, on s'esquive sur les bas côtés : je me 
demande ainsi parfois à qui sera réservée la pénible 
tâche de frayer le tract caillouté, lorsque les voies 
latérales seront coupées d'ornières et engluées de 
boue. 

Sur le t7'act voyagent perpétuellement, jour et 
nuit, les équipages de la poste, les véhicules des 
voyageurs, et les interminables files des charrettes : 
par trente, par cinquante, par soixante, elles s'en vont 
lentement, au pas résigné de leur petit cheval, avec 
leurs conducteurs jamais pressés, jamais lassés, qui 
dorment à la grâce de Dieu, se reposent quand man- 
gent leurs chevaux, sous le soleil, la pluie ou le froid, 



218 EN SIBERIE 

et surveillent sans relâche les 25 pouds (400 kilog.) de 
marchatidises qui sont confiés à leur garde, et dont 
leur cautionnement répond. Lorsque nous rencon- 
trons une de ces longues files empoussiérées, je me 
rappelle le mot de Gavrilka, mon cocher du Canal : 

— Ah! bàrine, que je voudrais aller avec vous, 
voyager! Je ne crains ni le froid ni la faim ! 

— Qu'en sais-tu? 

— J'ai fait comme cocher (iémchik) la route de 
Tomsk à Kiakhta, aller et retour : c'est tout dire. 

Partout, sur les bords de la route, on aperçoit de 
grands mélèzes morts et debout. On s'étonne d'abord 
de voir ainsi dépérir l'arbre magnifique. En réalité, 
ce sont les paysans qui le tuent : le bois du mélèze 
sibérien est si dur qu'il faut un travail sérieux pour 
l'abattre : or, les Sibériens n'aiment pas le travail. 
Aussi, lorsqu'ils veulent défricher un coin de forêt, 
ont-ils soin d'enlever à la base des mélèzes un anneau 
d'écorce; bientôt, l'arbre royal meurt de l'infime 
blessure, et les hivers le désagrègent, si le feu n'en a 
pas eu raison. Il y a dans cette façon d'assassiner le 
géant des forêts quelque chose de bas qui ne s'ac- 
corde peut-être que trop bien avec le caractère des 
paysans logés dans les villages du tract.,. 

Nous filons toujours, grimpant ou descendant des 
pentes vertigineuses, infatigablement. Au loin, des 
cimes bleuissent; partout, des forêts s.e dessinent, 
mais ce n'est plus l'jmage de la taïga inviolée qui 
accompagnait mon voyage du Canal. A tout instant, 
nous rencontrons la voie du chemin de fer; elle se 
tient toujours près de la route, ne s'en* écartant que 
pour éviter les pentes trop brusques. La substructure 
en est à peu près terminée; des ponts de bois provi: 



LA SIBÉRIE SOURIANTE 219 

soires permettront d'attendre les ponts métalliques 
qui seront livrés dans cinq ans (?) ; des piles de tra- 
verses sont toutes prêtes, et sur le remblai de la voie, 
la luxuriante végétation sibérienne a déjà installé ses 
verdures et ses fleurs. Çà et là, des gares sont cons- 
truites. On n'attend plus que les rails, les petits rails 
monotones, insignifiants en apparence, mais qui vont, 
comme d'un coup de baguette enchanteur, animer 
toute cette contrée qui sommeillait... 

Un accident à la roue d'un de nos véhicules nous 
force à nous arrêter dans un village, où, à notre 
grande joie, nous sommes atteints par une pluie vivi- 
fiante. Une bonne occasion pour faire connaissance 
avec quelques paysans et prendre des notes sur les 
ressources d'un grand village. Il s'y trouve une 
maisdn (Tétape ; je retiens deux choses de la visite que 
j'y ai faite : d'abord, l'odeur, l'infection spéciale, 
célèbre, des maisons d'étape^ où se mêlent les senteurs 
de l'humidité, de la sueur, des baquets de nécessité, 
de la respiration, du renfermé, de la saleté. Une 
horreur inoubliable! Et puis, la vue d'une jeune fille 
assez jolie, ma foi, mais au regard si affreusement 
cynique, que j'en ai frissonné. 

Nous partons enfin, sous la pluie battante, et 
bientôt, éclate en face de nous un superbe orage qui 
éclaire au loin les montagnes et la vallée. Les éclairs 
lointains, énormes, prennent des formes bizarres et 
se prolongent par une aveuglante phosphorescence 
qui illumine le grandiose paysage où nous courons. 
C'est un spectacle de toute beauté, au milieu de ces 
gorges sauvages, de ces bois sombres, de cette route 
aux tournants imprévus. Tout se calme enfin. Voici 
au loin des lumières; nous traversons un village 



220 ÏN SIBÉRIE . 

énorme, très bien bâti : la banlieue de Nijné-Oudinsk, 
puis un bac nous transporte dans la ville, où un dîner 
a été préparé pouf M. Koulomzine, qui nous y invite. 
Dîner bien servi, domestiques empressés, une bonne 
chambre et une mauvaise nuit. 

27 juin, -^ Je n'ai guère le temps, ce matin, 
d'explorer Nijné-Oûdinsk. J« vois seulement que 
rOuda, ulie rivière très rapide et très claire, sépare 
de la vrftîe ville constituée par la banlieue {sloboda)^ 
la ville des fonctionnaires, où nous nous trouvons; j'ai, 
cette nuit, constaté que la rivière n'avait pas arrêté 
l'invasion de la vermine. J'ai été bien puni d'avoir 
accepté un lit, et Ton ne m'y reprendra plus! 

La route se continue en pleine montagne; l'un de 
mes cochers m'affirme que le blé ne mûrit paç tous 
les ans dans ce district, où l'on observe parfois, 
durant les nuits qui succèdent aux plus chaudes jour- 
nées d'été, un abaissement de température qui 
parfois va jusqu'au-dessous de zéro. Pourtant, il fait 
en ce moment une chaleur accablante. La floraison 
des revers boisés qui bordent la voie semble avoir 
pris un caractère un peu différent de celui de la 
plaine de la Biriouza. Je vois apparaître pour la pre- 
mière fois de grands lis jaunes et des orchidées 
splendides, roses et rouges, grosses comme des œufs 
de poule, et qu'on admirerait à la vitrine d'un fleu- 
riste. Tout le jour, persiste cette impression déli- 
cieuse : la profusion des fleurs semble augmenter à 
mesure que nous nous enfonçons dans l'Asie, et 
celte découverte inattendue me paraît de plus en plus 
touchante. 

La journée se passe à courir sans arrêts par d'im- 
menses solitudes vallonnées, dans une chaleur cui- 



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»r9r>' 



I.A SIBÉRIE SOURIANTE 221 

• 

santé, sous les brûlures du soleil qui nous rôtit la 
peau, et, à nos faces cramoisies, gagnées aux coups 
de soleil et à la réverbération des jours derniers, 
ajoute encore des teintes sombres. Nous parvenons 
vers le soir au grand bourg de Toulouna, le but que 
le chemin de fer doit atteindre à la fin de cette saison. 
C'est une agglomération cossue qui compte 6 000 habi- 
tants ; on y voit de belles maisons de brique, des rues 
dignes d'une ville, une animation qui surprend et fait 
plaisir. Toulouna est, en effet, un centre commercial 
de grande importance, et, lorsque le Transsibérien 
y sera parvenu, il est probable qu'elle détrônera 
quelque jour Irkoutsk, ainsi que Krivochokovo, la 
ville champignon, détrônera Tomsk au point de vue 
des affaires. 

28 juin, — La route serait peut-être monotone 
sans les fleurs : mais, de temps à autre, une de nos 
voitures s'arrête, et, en une minute ou deux, l'un de 
nous ramasse un gros bouquet multicolore; c^est une 
joie saine, un sourire de consolation, sous la chaleur 
accablante. Voici quelques chariots d'émigrants : 
nous nous arrêtons pour questionner les hommes. Ils 
viennent de la Petite Russie, du gouvernement de 
Poltava; gênés par le manque de terre, et par des 
difficultés de toute sorte, ils s'en vont rejoindre un 
groupe de leurs parents étabHs sur l'Amour. Leurs 
charrettes sont couvertes de bâches blanches; les 
hommes, qui marchent pieds nus, sont coiffés de 
vastes chapeaux de paille. Peu à peu, ils s'enhardis- 
sent et nous content par le menu les tribulations que 
leur a fait subir le propriétaire terrien, leur voisin; 
ils parlent des amendes qui pleuvaient sur eux s'ils 
marchaient sur sa terre, ou si leurs pigeons s'abat- 



i "T". 



222 EN SIBÉRIE 

laienl sur son champ. Lassée enfin d'une patience 
inefficace, ils ont vendu tout ce qu'ils possédaient, et 
ils sont partis à la grâce daDieu, sachant bien qu'ils 
arriveraient trop tard là-bas, sur le versant du Paci- 
fique, pour tenter des semailles cette année, mais 
comptant sur l'aide de leurs parents installés à cette 
place. Ils avancent de trente à trente-cinq kilomètres 
par jour, et ils auront ainsi parcouru à pied, durant 
la belle saison, six ou sept mille kilomètres! On leur 
offre tout près d'ici des terres avantageuses , mais ils 
préfèrent parcourir encore 2o00 kilomètres, pour re- 
trouver leurs amis; on insiste : en têtus Petits Rus- 
siens, ils secouent la tête et n'écoutent rien. 

Je passe, dans l'après-midi, dans la voiture du 
zasiâdatièle (officier de police) qui précède M. Kou- 
lomzine pour préparer les relais et faire ranger les 
files de charrettes qui encombrent la route. C'est un 
brave homme, un peu timide. Il m'avoue qu'il est 
accablé de travail, avec ses multiples fonctions de 
juge d'instruction, de juge, d'administrateur, de po- 
licier, et de guide des grands personnages qui traver- 
sent la contrée. Ce qu'il ne me dit pas, le pauvre 
homme, c'est que son traitement est dérisoire, et que, 
pour pouvoir payer son uniforme, nourrir ses chevaux 
d'ordonnance, entretenir sa famille et instruire ses 
enfants, il est obligé, sans doute, comme ses collègues, 
de ne pas fermer la main aux offrandes de ses admi- 
nistrés. Cela, tout le monde le sait bien en Sibérie; 
mais on se dit probablement, en haut lieu, que, si 
l'on doublait les traitements des officiers de police, 
on ne les empêcherait pas de tendre la main, et qu'il 
vaut mieux, dès lors, choisir, entre deux maux, le 
plus économique. Cela est triste. 



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LA SIBÉRIE SOURIANTE 223 

J'ai parcouru également un relais dans le tarentass 
d'Alexandre Nikéforovitch dont les allures franches, 
la conversation animée et la grande connaissance du 
pays m'avaient séduit dès la première heure. Il offre 
un exemple frappant de ces existences russes ou sibé- 
riennes que les accidents de la vie ont bouleversées, 
et qui scsont trouvées par là remplies d'expériences 
curieuses, et mûries de bonne heure, sans rien perdre 
de leur enthousiasme. Natif d'Irkoutsk, il continua 
son instruction à l'institut agronomique de Varsovie. 
Mais, peu de temps avant la fin de ses études, il en 
était exclu pour une gaminerie d'étudiant. Sans res- 
sources, il se mit à apprendre à Pensa le métier de 
mécanicien, et obtint son brevet : « J'ai, me dit-il, 
conduit des locomotives» » Un beau jour, cependant, 
saisi sans doute par le mal du pays, il donna sa démis- 
sion, revint en Sibérie, et se mit à défricher un grand 
espace de terre, une zaïmka. Il se maria alors à une 
femme qui savait le comprendre, et il fit prospérer 
sa culture. Malheureusement, une grave maladie le 
contraignit à revendre sa terre, et il finit par accepter 
un poste de confiance auprès du Gouverneur gé- 
néral. 

C'est, assurément, un des hommes les plus intéres- 
sants que j'aie rencontrés dans ce pays; non qu'il 
fasse le moindre effort pour me paraître tel, car il se 
tient plutôt sur la réserve, mais parce qu'il a du pays 
une connaissance précise, et qu'il parle sans détours, 
avec une pointe de malice qui ne me déplaît pas. 
Certes, pas plus de lui que d'Un autre Russe, je ne 
saurais dire ce qu'il a tout au fond de l'âme; mais du 
moins, j'ai pour lui une vive sympathie. Je vois en 
outre avec plaisir que, bien qu'indépendant par sa 




^^- .----- ^.- - - .^ ._^,_^ TT,;- 



224 EN SIBERIE 

situation, il n^abuse pas de cet avantage, mais en use 
seulement pour se faire respecter. 

Tandis que nous causons, nous voyons surgir de 
la plaine une sorte de bourgade élégante et toute 
neuve : c'est une gare avec ses dépendances; on 
n'y attend plus que la pose des rails, le person- 
nel et les voyageurs; pour le moment, pas un être 
humain n'y est visible : l'effet en est étrange, inquié- 
tant. 

Nous pénétrons enfin dans la petite ville de Zima, 
dont l'aspect est riant, au bout de la steppe poussié- 
reuse que nous venons de traverser. Cette fois, c'est 
l'ingénieur du pont du chemin de fer, M. Maievski, 
qui a l'honneur de recevoir chez lui le grand person- 
nage que nous accompagnons. Il occupe un premier 
étage dont les fenêtres s'ouvrent sur les délicieuses 
verdures qui bordent l'Aka, une rivière limpide, pro- 
fonde et glacée, qui passe en bruissant au pied de la 
maison, et qui dégage une fraîcheur vivifiante. Dans 
les appartements, meublés avec un vrai goût euro- 
péen, nous retrouvons la civilisation que notre course 
par les bois et par les villages nous a déjà fait perdre 
de vue, et le contraste est si piquant entre nos vête- 
ments de route et l'élégance de la table servie, qu'une 
sorte d'épanouissement intérieur succède aux senti- 
ments affairés des jours passés. En reprenant contact 
à l'improviste avec notre vie normale de Pétersbourg 
ou de Paris, nous laissons, comme malgré nous, la 
conversation prendre un tour particulier, un tour 
léger, plaisant, mondain. Des mots jaillissent d'un 
bout à l'autre de la grande table, et, pour ma « légè- 
reté » française, comme peut-être aussi pour la 
dignité du Général, c'est un repos charmant, une 



LA SIBÉRIE SOURIANTE 225 

oasis de gaîté paisible, au milieu de raffairement de 
notre travail respectif. 

La municipalité avait retenu des appartements 
pour la suite de M. Koulomzine; je suis invité à en 
profiter avec Gavril Pétrovitch et Alexandre Nikéfo- 
rovitch. La bonne nuit simple! Nous sommes tous 
trois rompus aux habitudes de la route, et d'un 
commun accord, nous refusons les lits que l'on nous 
offre. Nous préférons nous étendre par terre, au beau 
milieu du salon, côte à côte, comme des soldats. Le 
domestique qui nous sert doit bien comprendre les 
raisons de notre modestie Spartiate ! 

£9 juin, — J'ai passé la journée dans la voiture d'un 
nouvel officier de police. C'est un homme bien mis, 
élégant, aux yeux doux; une figure sympathique, un 
peu lassée, abandonnée; au reste, un charmant inter- 
locuteur. J'ai oublié son nom, mais son type moral 
me restera fixé. Il a beaucoup lu, en dépit de ses écra- 
santes fonctions, il s'intéresse aux grandes questions 
qui agitent le monde russe, et, sur plusieurs d'entre 
elles, il a une opinion ferme. En revanche, il n'aime 
pas la Sibérie, avec son peuple ivrogne qui vole per- 
pétuellement et qui s'entretue après boire; la Sibérie, 
qui semble bien être pour lui la maison du crime, la 
contrée méchante aux longs hivers. Il doit être sin- 
cère, car j'ai entendu des gens dignes de foi louer 
hautement sa droiture et sa probité... 

D'ordinaire, la voiture de l'officier de police précède 
d'un petit quart d'heure celle de M. Koulomzine : il 
faut, en effet, avertir le village, préparer le relais, éviter 
les attroupements d'hommes et les encombrements 
de charrettes, que sais-je encore? Cependant, tout î\ 
l'heure, nous étions partis en retard, précédant de 

EN SIDéniE. 15 



226 EN SIBÉRIE 

trois minutes à peine la grande voiture : en outre, 
nos quatre chevaux étaient mauvais, et le cocher, un 
Bouriate borgne, était pire encore. A chaque tour- 
nant franchi, il nous semblait entendre derrière naus 
le galop de Tattelage que nous devions annoncer. 
Nous pressions le cocher, et le cocher secouait ses 
.chevaux! La course dura plus de deux heures : nous 
avions fini ^ar gagner deux kilomètres peut-être, et 
il fallait, durant le court répit de cette avance, faire 
mettre le couvert et faire servir le déjeuner commandé 
par dépêche. Enfin, voici le village, une de ces énormes 
agglomérations sibériennes étalées aux deux bords 
de la route, sur quatre ou cinq kilomètres : nous arri- 
vons ventre à terre, au grand bruit de nos clochettes. 
Personne dans la rue très large : par cette chaleur 
intolérable, tous les paysans so;it à Tombre. Tout à 
coup, un homme se détache des maisons pour tra- 
verser la route : il court comme sans nous voir, il 
passedevant nous, juste au moment où nous sommes 
sur lui. Il nous aperçoit alors, il lève les- bras, veut 
fuir, se retourne : il est trop tard! « Stoî, stoil » (arrête, 
arrête), crions-nous au cocher arc-bouté sur ses rênes. 
Mais les chevaux sont trop lancés; l'homme, un ins- 
tant, se débat devant eux, puis tombe et disparaît : 
nous sommBs passés... Il faut soixante mètres encore 
pour arrêter l'énorme voiture. Je laisse mon compa- 
gnon à son office et je cours en arrière pour ramasser 
rhomme. Il n'est plus sur la route : il me semble 
même voir sa silhouette rouge disparaître dans une 
maison. J'accours : « Où est-il? — Ici, bârine », répon- 
dent des paysans. L'homme, à ma vue, se sauve dans 
une autre pièce où je le rejoins enfin. Je suis, je pense, 
aussi pâle que lui. En me voyant arriver près de lui, 



LA SIBÉKIE SOURIANTE 227 

l'homme, un grand diable en chemise rouge, tombe à 
genoux, et, joignant les mains, s'écrie : « Pardonnez- 
moi, bârine, je ne l'ai pas fait exprès I » 
Et il tremble. 

— Tais-toi I Qui te fait des reproches? Voyons, aâ-tu 
mal? Déshabille-toi. 

— Non! non! je n'ai rien! Pardonnez-moi^ bârine! 

— Imbécile, déshabille-toi, te dis-je! 

Il obéit enfin. Ses plaies se réduisent à quelques 
écorchures superficielles aux coudes et à un genou. 
S'élant trouvé entre le troisième et le quatrième cheval 
de flèche, il a miraculeusement échappé au lourd 
véhicule qui l'eût broyé. Je respire. L'homme se con- 
sole et s'esquive. C'était le cocher qui devait conduire 
le Général. En l'honneur de cette circonstance, il 
s'était enivré et s'était endormi contre un mur : au 
bruit de nos clochettes, il s'était éveillé en sursaut et 
avait voulu traverser la rue pour courir à son atte- 
lage... 

30 juin. — Nous traversons ce matin l'Angara, car 
il a été décidé que nous ferions un crochet pour 
visiter la prison d'Alexandrovsk. La splendide rivière 
présente ici, près de Malla, une largeur d'environ un 
kilomètre : elle coule, limpide, rapide et glacée, 
entre des rives escarpées que couronnent des bois; 
le "paysage est admirable et nouveau pour mes yeux 
accoutumés aux fleuves boueux rencontrés jusqu'à 
présent. Pour nous traverser, les mariniers remontent 
au cordeau leurs longues barques, à plus d'un kilo- 
mètre en amont du point de débarquement, puis ils 
saisissent leurs avirons et nous passent en biais, uti- 
lisant la formidable dérive que leur impose le cou- 
rant. 



. J- 




228 EN SIBERIE 

La prison d'Alexandrovsk est aux bagnes ordi- 
naires ce qu'une ferme-école est à une exploitation 
villageoise. C'est un bagne-école^ un bibelot sculpté, 
que Ton montre avec complaisance, et qui, en réalité, 
est fort beau. Il serait téméraire, sans doute, d'en tirer 
la moindre conclusion sur les autres bagnes sibériens; 
je me garderai donc de le faire : la question, d'ailleurs, 
n'est pas de ma compétence, et la Sibérie vivante 
m'intéresse infiniment plus que la Sibérie qui meurt 
derrière les colossales palissades des prisons. Il faut 
louer, du moins, fût-ce à titre d'exception, l'exem- 
plaire propreté qui règne dans les chambrées qu'on 
nous fait voir; sans doute, tout cela se ressent de la 
visite prochaine du Ministre de la Justice; mais, à 
certains détails, on reconnaît de très heureuses inno- 
vations. Les fers, par exemple, ne sont pas employés 
ici — peut-être parce qu'Alexandrovsk n'est qu'un 
purgatoire du crime, où l'on n'accepte pas les forçats 
impénitents. En outre, les prisonniers sont assortis 
par âge et par crime : on évite de mettre ensemble 
des jeunes gens et des hommes faits, des faussaires 
et des assassins. Pour les Orientaux, il existe une salle 
spéciale : en faire partie est la récompense enviée 
d'une bonne conduite : on les voit là, Tatars, Kirghizes, 
Tcherkesses, aux visages bronzés, aux yeux blancs. 
Ailleurs, voici l'infirmerie, un véritable modèle d'aéra- 
tion méthodique; voici des ateliers, une école. Le 
bagne d'Alexandrovsk a ceci de particulier qu'il est 
dirigé par un homme intelligent et bon. C'est un 
exilé politique venu en Sibérie il ya quarante ans. 
Persuadé qu'on peut obtenir par la justice et la fer- 
meté bien plus de résultats que par une aveugle sévé- 
rité, il songe plutôt à améliorer ses hommes qu'à les 



.■SVP' 



LA SIBÉRIE SOURIANTE 229 

punir. Ses ateliers, non seulement sont un heureux 
ferment de relèvement moral, mais encore, procurent 
des bénëfices. J'ai donc emporté de ce bagne une 
impression douce et calmante. Toutefois, on m'y a fait 
un certain nombre d'affirmations dont j'ai reconnu 
l'inexactitude par une enquête personnelle et en par- 
courant un livre publié à Irkoutsk. Cela m'a fâché. 
Mais, pourquoi, aussi, suis-je si sensible à une affir- 
mation erronée, moi qui counais la Sibérie! Est-ce 
mon amour-propre qui se révolte à me voir ainsi pris 
pour un naïf; est-ce plutôt mon habitude de la fran- 
chise européenne qui me fait éprouver un malaise 
devant ces grosses roueries? Je ne sais trop *. 

Un cocher à figure épanouie, qui me promène à 
travers le bourg habité surtout par des libérés, me 
raconte qu'il expie, par douze ans de bagne, le meurtre 
de sa femme surprise par lui avec un jeune homme : 
« J'avais un peu bu, explique-t-il, je n'étais plus 
maître de moi, je l'ai tuée. » Voici un portier qui, lui, 
est innocent de tout crime. Dans son village, on avait 
lynché un paysan voleur de chevaux : il fallait que la 
justice trouvât, sinon le coupable, du moins un cou- 



1. On nous montra 231 délenus. H y en avait 100, ce matin-là, 
ce qui est peu, puisque la prison a été construite pour en con- 
tenir 1000 normalement. Pourquoi, cependant, me dit-on, qu'il 
n'y avait plus personne, alors que je n'avais vu que le tiers de 
la population? En outre, je demande : « Vous avez parfois une 
grande pressé? — Jamais! » répond l'inspecteur avec un sourire : 
or, quelqu'un de la maison m'avait dit auparavant : « Nous avons 
parfois ici jusqu'à trois mille hommes. » En outre, le livre auquel 
je fais allusion : Desoiplion des mœurs de la population du 
gouvernement d^lrkouls/c, parle d'effrayantes accumulations de 
détenus, p. 157 et 1d9. Le fait est donc indéniable. Ce sont des 
détails sans importance, dira-t-on. — Soit, mais pourquoi me 
faire tant de menues cachotteries, à moi qui ne demande qu'à 
admirer ce bagne modèle, et qui l'admire malgré tout! 




•230 EN SIBERIE 

pable; le conseil du village se réunit, et notre homme 
^ s offrit à se charger du crime, à condition que la com- 
munauté prît soin de sa famille et lui donnât, è lui, 
cent roubles (300 fr.) pour la route! Le -directeur, 
rinspecteur, tout le monde, s'accorde à louer le carac- 
tère et la conduite de ce forçat volontaire. Ne 
^mesure-t-on pas là, pourtant, la distance qui sépare 
de la nôtre une flexible civilisation comme celle-ci, 
OÙ un paysan passe au bagne par misère ou insou- 
ciance, mais volontairement, et, surtout, y reste tel, 
aussi honnête qu'il était dans la vie ordinaire, où, 
sans effort d'ailleurs, il rentrera, une fois son temps 
accompli!... 

Vers le soir, enfin, parti en avant, dans mon impa- 
tience d'arriver, j'aperçois tout à coup, du haut d'une 
montagne boisée qui domine la plaine, les délicieuses 
bordures d'Irkoutsk, la ville blanche. Cette impres- 
sion de blanc sur l'horizon, au crépuscule de juin, 
est délicate et charmante. Il faut encore une grande 
heure de descente vertigineuse, 'puis de course dans la 
poussière, pour atteindre les premières maisQns des 
faubourgs; voici maintenant des rues droites, des 
maisons de belle apparence : mon tarentass s'arrête 
en face de l'hôtel où mon ami m'a précédé. 



Irkoutsk-la-Blanche. 



J" juillet, — Il y a un mois et demi que j'ai quitté 
Tomsk, et depuis ce jour, je n'ai guère cessé de 
flotter ou de rouler vers Test. J'ai cueilli de merveil- 
leuses impressions et réuni des notes importantes : 
je crois bien, maintenant, tenir ma Sibérie occidentale. 
Mais, avant de m'engager plus avant, et d'aborder la 
Sibérie transbaïkalienne et amourienne, il me semble 
bon de faire station à Irkoutsk pour me reposer, 
et surtout pour m*initier aux questions nouvelles que 
je vais étudier sur place : l'or, le thé, les rapports 
russo-chinois, l'émigration officielle dans la province 
du Littoral. D'abord, je lirai à loisir le paquet de let- 
tres qui m'attendait : c'est, on le croira sans peîne, 
une joie douce que de recevoir une liasse de corres- 
pondances vieilles, il est vrai, de plus de deux mois, 
pour la plupart, mais qui vous apportent un écho du 
pays. C'est le repos moral dans le repos physique, 
c'est le retour nécessaire aux préoccupations natio; 
nales, bien mesquines parfois, mais utiles, cependant, 
à qui ne veut pas se laisser envahir, annihiler par 
une civilisation étrangère. 



232 EN' SIDKHIK 

Je suis installé à TlKilel que l'on cor 
le premier de la ville, l'hùlel Ueko. Ver 
y sont maîtres. On m'a donné, au prem 
très vaste chambre avec deux alcôve 
i'uiic pour le lit, l'autre pour le vestiairt 
je paye deux roubles et demi (exacte 
par jour. Les deux énormes fenêtres d 
rue : si, par miracle, je parviens à en 
pénètre chez moi des Ilots de poussière 
de chambre se garde bien d'essuyer. Il 
ou bien suffoquer de chaleur, ou bien é 

poussière. Les fenêtres n'ont ni volet,, ... 

opaques, el, durant plusieurs heures, le soleil y 
donne en plein. Les meubles sont boiteux, sales, 
tachés d'encre el de graisse, el pour comble, telle- 
ment remplis de vermine, qu'il suffit, pour se débar- 
rasser d'un importun, de le faire asseoir dix minutes 
sur ccrlain fauteuil ou sur le sofa. 

Pour toilette, je possède l'instrument ordinaire des 
familles pauvres en Russie : un vase en cuivre percé 
à sa partie inférieure d'un orifice où passe une tige 
terminée par une boule. La boule s'adapte à l'orilicc 
et empêche — ou à peu près — l'eau de s'écouler 
lorsque l'appareil est au repos. Mais, si l'on vient à 
soulever la boule en la renfonçant dans le vase, l'eau 
trouve un passage, el s'écoule comme elle peut le 
long de la lige. Pour se laver, la manœuvre est simple : 
on commence par les mains. Soulevant discrètement 
la tige, on utilise le lilel d'eau qui s'écoule pour faire 
mous.ser le savon. L'eau salie retombe où elle peut, 
le plus généralement, d'ailleurs, dans un bassin de 
cuivre, large el plat, d'où elle rejaillit à loisir. Les 
mains une fois lavées, on les joint en forme d'écuelle. 



— '-T 



IRKOUTSK-LA-BLANCHE 233 

et on les présente au filet d'eau qui coule le long de 
la tige soulevée; on les porte ensuite vivement à sa 
figure. On recommence, selon l'humeur, deux ou trois 
fois ce manège. Il ne reste plus alors qu'à s'essuyer 
les mains et le visage avec une serviette. C'est écono- 
mique et rapide. Tel est l'instrument que j'ai à ma 
disposition : j'en sais, d'ailleurs, l'usage depuis bien 
des années, et ne m'en trouve pas trop incommodé. 
En face du vestiaire-toilette, se trouve le réduit 
tendu de rideaux, où est installé mon lit. Sur ces 
rideaux, on voit, avec un peu d'attention, caracoler 
des punaises. Le lit est en fer — fort heureusement I 
La muraille est nue; le crépi en a été peint d'une 
teinte bleuâtre : çà et là, des trous y font tache noire : 
on reconnaît la trace de la bougie homicide dont un 
de mes prédécesseurs a poursuivi les insectes dans 
ce3 retraites profondes. En outre, les voyageurs qui 
m'ont précédé dans cette belle chambre ne se sont 
pas gênés pour cracher sur le mur, tandis qu'ils étaient 
au lit, ou pour se moucher dans la même direction. 
C'est abominable. Vous vous demandez comment je 
puis dormir dans ce taudis? Je prends soin, chaque 
soir, de semer autour de mon lit une petite barrière 
d'insecticide, et de me coucher dans de la poudre à 
punaises : je trouve encore, cependant, le matin, des 
hôtes imprévus nichés dans les replis de mon drap... 
Et l'hôtel Deko est le premier d'Irkoutsk!... Et j'y 
vais passer un mois!... Et je trouverai, à mon retour 
en France, des gens au teint fleuri pour me dire : 
« Ah! comme vous êtes heureux de voyager! »... 

Trkoutskest la résidence du Gouverneur général de 
la Sibérie orientale, un des trois vice-rois de la colonie. 







•234 EN SIBERIE 

C'est le général Gorémykine qui remplit actuelle- 
ment ces fonctions. C'est un soldat, dans se& qualités 
comme dans ses défauts : il est, s'accorde-t-on à'dire, 
à la fois, rude et bon. 11 adore la paperasserie, est 
capable de colères terribles, et de sensiblerie à la 
Sterne. On cite de lui plusieurs traits d'arbitraire, 
mais, d'un commun accord, tous ceux qui l'appro- 
chent ou le connaissent de longue date, apprécient 
en lui une nature honnête et droite. On l'a vu sou- 
tenir par pitié des fonctionnaires qui avaient failli; 
mais on ne dit pas qu'il ait jamais sciemment perdu un 
honnête homme. Il a, dit-on, refusé de laisser établir 
ici une blanchisserie à vapeur, mais c'était par crainte 
de ruiner « ces pauvres blanchisseuses ». Il me reste 
de tous ces on-dit et d'autres renseignements, d'ail- 
leurs plus sérieux, l'impression d'un brave homme, 
un peu brusque et excessivement formaliste. J'ai 
diautant plus de liberté pour faire cet éloge, que je 
n'ai causé avec le général que trois minutes environ, 
et d'une façon beaucoup plus officielle que cordiale. 
2 juillet. — J'ai déjà fait ici des connaissances, et j'ai 
accepté un déjeuner chez Piolre Pétrovitch, un jeune 
fonctionnaire de haute intelligence, que, depuis l'an 
dernier, on m'avait recommandé de voir à Irkoutsk. 
Nous avons beaucoup causé de l'émigration, et peu 
à peu, j'ai compris quel genre de questions nouvelles 
ce problème soulevait en cette contrée envahie par la 
forêt vierge ou occupée par des colons bouriates. 
Quinze cents kilomètres, en ce pays, ne semblent pas 
une longue distance; pourtant, ils mettent entre deux 
villes comme Tomsk et Irkoutsk une différence extrê- 
mement sensible. Non seulement le caractère du sol 
se mocfifie, mais surtout, les conditions de la vie 



IRKOUTSK-LA-BLANCHE 23r) 

« 

deviennent tout autres, et il faut quelque effort d'at- 
tention pour saisir nettement cette transformation. 
A Irkoutsk, nous nous trouvons sur le bord extrême 
de 'la Sibérie russe. Toute la région située au delà 
n'est guère exploitée que temporairement par les cher- 
cheurs d'or, et est surtout colonisée par des étrangers, 
des paysans d'origine mongole, des Bouriates. Durant 
tout le voyage à travers la Sibérie, on avance paral- 
lèlen^ent à la frontière chinoise ; mais nulle part encore 
je n'avais vu comme ici le& traces d'unç pénétration 
jaune. Voilà précisément ce qui complique l'étude 
sérieuse de ce bizarre chaos de races qu'est l'Asie 
russe. Les touristes n'y voient qu'une exposition variée 
de types curieux : moujiks, Kirghizes, Ostiaks, Toun- 
gouzes, Bouriates, Chinois, Japonais, Ghiliaks, etc. ; 
ils passent sans s'y attarder. Mais, pour qui rêverait 
autre chose qu'une description superficielle, que -de 
problèmes, insolubles pour la plupart, présenterait 
ce kaléidoscope de races!. Du moins, pour ne pas 
s'égarer ici, faut-il un plan net; j'ai résolu, pour ma 
part, d'étudier quelque chose de l'infiltration slave 
dans cette partie de l'Asie que Ton croit à tort, chez 
nous, déserte et morte. Il me faut donc ici, d'une part 
résumer les observations que j'ai recueillies depuis 
l'Oural, et d'autre part, m'armer de renseignements 
sur les allogènes que je vais, dans la suite de mon 
voyage, rencontrer à chaque pas, mêlés au flot mon- 
tant de l'émigration russe. Un mois suffira-t-il à ce 
travail ?. . . 

Ce soir, le bruit s'est répandu que l'on a, en cours 
de route, volé au Ministre de la Justice, qui vient ici 
pour inaugurer le nouveau code, une malle contenant, 
entre autres effets, son grand uniforme chamarré d'or. 



236 EN SIBÉRIE 

Le cas est amusant : si cela pouvait seulement servir 
de leçon et apprendre à un grand personnage que les 
routes ne sont pas sûres ici pour les modestes voya- 
geurs! 

• 3 juillet. — Je vais faire visite, sur la rive gauche 
de r Angara, dans la verte banlieue de Glascovsr, à un 
jeune homme, M. Pétrof, fort au courant des ques- 
tions qui m'intéressent. C'est samedi, aujourd'hui, et 
dans toute la ville, c'est comme un flux lent de femmes 
et d'hommes armés de petits balais en bouleau, et 
chargés de paquets . A mesure que mon fiacre 
approche du coude de la rivière, les passants 
deviennent plus nombreux; me voici enfin devant la 
maison blanche des Bains, et jd vois qu'elle est le 
centre de tout ce mouvement de fourmilière. Sur un 
banc, devant une des portes, un chapelet de moujiks 
et de soldats, décrassés à neuf, les cheveux un peu 
humides encore, devisent et rient. Qu'ils ont l'air 
heureux, dans ce pays, après la lessive hebdomadaire 
du corps! 

Un pont de bateaux relie à Irkoutsk le faubourg de 
Glascow, où sont logées les villas, et où le chemin de 
fer va passer. L'Angara, transparente et rapide, roule 
au bord de la berge montagneuse, et forme un cou- 
rant d'air si froid qu'on est forcé de se couvrir ou de 
se boutonner en traversant le pont. 

M. Pétrof est un tout jeune homme aux yeux noirs 
très vifs, aux traits fins, au profil romain. Il est — 
c'est une trouvaille pour moi ! — un vrai Sibérien de 
Sibérie. Que d'anecdotes il a recueillies, que d'expé- 
rience il a pu amasser durant ses courses et ses sta- 
tions dans les villages ! A la veille de la grande enquête 
territoriale à laquelle M. Koulomzine va procéder 



IRKOUTSK-L A-BLANCHE 237 

dans la Transbaïkalie, pour tâcher de faire une place 
aux colons russes parmi les envahissants Bouriates, 
M. Pétrof me montre, d'un côté la résignation assez 
facile des paysans sibériens détenteurs du sol, devant 
les empiétements des colons, et d'autre part, la téna- 
cité rusée des Bouriates : ceux-ci sont toujours prêts 
à soutenir leurs droits par la discussion, par le procès : 
ils n'occupent pas un lopin de terre sans prétendre 
avoir des actes qui les y autorisent. 

4 juillet, — Quelqu'un me parlait des difficultés 
d'application de la loi forestière. Jadis les paysans 
coupaient le bois à leur fantaisie, et saccageaient les 
forêts. Une fois la loi protectrice promulguée, ils se 
trouvèrent aux prises avec les forestiers, qui ne mon- 
trèrent pas toujours le tact désirable. Pour couper du 
bois dans la forêt prochaine, il fallait venir chercher 
un billet à Irkoutsk : le voyage était trop long parfois. 
C'est ainsi que tel village fut réduit à se chauffer avec 
le bois de ses ponts, faute de pouvoir, à temps, faire 
les démarches exigées par l'administration. Cela, sans 
doute, explique certains de ces incendies de forêts 
dont les paysans, par vengeance, se rendent coupa- 
bles. Cela montre aussi que la Russie flexible est 
parfois aussi malheureuse dans l'application des lois 
nouvelles, que l'est quotidiennement notre pauvre 
chère France routinière et administrative... 

Quand un voyageur pénètre à Irkoutsk, il a sûre- 
ment en poche l'adresse de Dmitri Ivanovitch Per- 
chine, l'homme le plus affable, le plus obligeant, le 
plus accueillant et le plus modeste de toute la Sibérie. 
Nous avons, ce matin, lui et moi, fait connaissance à 
son bureau des contributions indirectes. C'est un gros 
homme qui, du premier coup d'œil, vous apparaît 




•238 EN SIBERIE 

comme pétri de bonté. Il m'accueille fraternellement, 
il m'enveloppe de sa conversation allègre et amu- 
sante, de ses avis précieux (c'est à lui que je dois le 
choix d'une partie de mon itinéraire ultérieur) ; en un 
mot, il me conquiert. Aussitôt qu'il est libre, il m'em- 
mène visiter le très beau Musée historique et ethno- 
graphique que possède la Société de géographie *. Il 
est lui-môme mongolisant, aussi se trouve-t-il mieux 
que personne en état de me faire apprécier les collec- 
tions ethnographiques bouriales ou mongoles que 
possède le Musée. Il m'explique en détailles rapports 
du bouddhisme et du lamaïsme, et me décrit, en me 
montrant les objets du culte, la fameuse cérémonie 
du Tsame^ qui a lieu chaque année au temple bouriate 
du Lac des Oies. Ensuite, il cède la parole à l'un de 
ses collaborateurs, qui me montre des collections 
iakoutes : des yourtes en peaux, des 7iarty ou traî- 
neaux légers qui permettent aux indigènes du cercle 
polaire, de transporter, durant l'été, des fardeaux à la 
surface de la toundra^ l'immense marécage, gelé neuf 
mois sur douze, qui recouvre tout le nord de l'Asie. 
Voici des berceaux que l'on prendrait pour des chaises 
de malade ; une petite gouttière, ménagée dans le bois, 
permet à la maman de ne pas changer son nourrisson 
plus souvent que son mari ne change la litière de ses 
botes. Voici des ustensiles de cuisine ; on me décrit 
les cent manières de mourir de faim inventées par les 
pauvres sauvages, qui cherchent couramment, dans 
les feuilles ou dans le liber des arbres, des succédanés 
du pain ! Bref, cette visite de plusieurs heures dans 
le Musée me fournit mille détails intéressants et m'ins- 

1. Le Musée, d'ailleurs, est bien connu des voyageurs français : 
telle collection parisienne y a été préparée de toute"^ pièces. 



ï 



T.TîTï-tfT^' 



IRKOUTSK-L A-BLANCHE 23^ 

pire le désir de revenir souvent examiner par le menu 
certaines vitrines. 

5 juillet, — Aperçu, en passant dans une rue, cette 
suggestive enseigne : « Malles et cercueils, tout faits 
et sur commande. » 

A Irkoutsk, par Tétouffante chaleur, ce n'est pas, 
comme on pourrait croire, le côté de l'ombre que 
recherchent les passants, mais le côté abrité du vent, 
car la poussière est telle qu'on n'y voit goutte si elle 
vous enveloppe. 

J'entre, en habit, chez un coiffeur. Pour soustraire 
mon frac au douteux contact de ses serviettes imbi- 
bées de schampoing, je veux me mettre en bras de che- 
mise. Horreur I le patron s'y oppose : w Ne faites pas 
cela! monsieur. S'il entrait une dame! » J'oubliais 
qu'en Russie, un homme en bras de chemise paraît 
beaucoup plus indécent que celui qui laisse flotter 
sa chemise sur son pantalon, et découvre le haut de 
sa poitrine. J'ai d'ailleurs fait observer à mon coiffeur 
que, cinquante mètres au delà de sa boutique, les 
, pudibondes Sibériennes voyaient journellement, en 
traversant le pont, des messieurs qui se baignent dans 
Tappareil le plus paradisiaque. Le patron m'a trouvé 
fort inconvenant de discuter ses raisons; j'ai pensé, 
une fois de plus, que le sentiment de la pudeur est 
chose vraiment relative et toute de définition! 

La ville est vid^, endormie sous le soleil qui la 
couve; tout le monde est à la campagne. Mais, en 
vérité, je n'ai jamais nulle part, fût-ce à Tomsk ou à 
Bordeaux, vu autant de flâneurs et de désœuvrés. De 
plus, ici, quand on ne travaille pas, on s'enivre. La 
populace est d'aspect rébarbatif, antipathique. 

J'ai passé l'après-midi avec Dmitri Ivanovitch ; nous 



240 EN SIBÉRIE 

sommes allés faire une promenade à pied sur la 
rive gauche de l'Angara, et nous avons gravi la mon- 
tagne. De là-haut, le coup d'œil est féerique : on dis- 
tingue tous les détails dans le panorama de la ville 
blanche qui sourit aux derniers rayons du couchant. 
Voici une église jaunâtre, puis une cathédrale café au 
lait, des toits verts et des toits gris, se détachant sur 
la blancheur des murailles, et, tout au fond, des mon- 
tagnes bleues qui s'étagent dans la brume. Le fleuve 
glauque, la divine Angara, semble enserrer amoureu- 
sement la ville dans une large boucle, avant d'aller 
se perdre aux verdures du lointain. Je ne puis me 
lasser de cette merveilleuse contemplation. 

d juillet. — Devant moi, quelqu'un racontait la vie 
que l'on mène sur les confins de l'Asie, à Sredné- 
Kolymsk, le dernier cercle, et le plus terrible, de 
l'enfer sibérien. Ce sont surtout des exilés politiques 
qui sont envoyés là-bas * : il faut trois mois pour par- 
venir de Iakoutsk au village de déportation. Les habi- 
tants de Sredné-Kolymsk, au nombre de quatre cents 
environ, sont des Cosaques dégénérés, rongés par une 
maladie terrible, et par l'ivrognerie, incapables d'ail- 
leurs de travail sérieux. Les exilés s'occupent à leur 
guise, les uns de poche ou de chasse, d'autres, d'écri- 
tures, de lecture, de rêve. Ce désert glacé exerce sur 
eux une impression déprimante qui va parfois jusqu'à 
la folie. Plusieurs s'abandonnent, comme n'étant plus 
du monde, ne se coupent plus ni les cheveux ni la 
barbe, et ne se lavent même plus. La poste n'arrive 
que trois fois par an : alors, on arrache les sacs, on 
les vide sur le plancher, et, fiévreusement, on fait le 

1. Le Calendrier sibérien de 1896 fournit de fort intéressants 
détails sur cette contrée. 



IR KOUTSK-L A-BLANCHE 541 

triage des correspondances et des imprimés passés au 
crible d'une triple censure. Quatre mois de journaux 
à lire! Quelques-uns les dévorent au hasard, nuit et 
jour : d'autres, plus rares, les lisent méthodiquement, 
dans l'ordre des dates, pour repasser ainsi par les 
mômes émotions que les gens de là-bas, de là-bas où 
Ton vit... 

On parlait aussi de l'évasion tentée, il y a une quin- 
zaine d'années, par un écrivain aujourd'hui fort 
connu comme romancier et comme ethnographe, et 
par quelques compagnons parmi lesquels se trouvait 
un Français (?). Ils descendirent en barque la rivière 
lana, tributaire de l'Océan Glacial; mais, pendant une 
estale, le Français s'égara en chassant, et ses compa- 
gnons, qui voulurent l'attendre, furent repris. C'est 
à cette époque que l'Américain Melvil, parti à la 
recherche de la Jeannette^ se trouva en détresse sur la 
côte d'Asie, et, par un indigène, envoya une demande 
de secours aux autorités russes. L'autorité, là-bas, est 
représentée par un officier de police, Vispravtiîk : or, 
Vispravnik ne savait pas l'anglais. Melvil eût été perdu 
peut-être, sans un des exilés qui traduisit sa lettre, et 
put, avec ses amis, agir sur l'officier de police pour 
le déterminer à envoyer des secours. Melvil, sauvé, 
vint à Sredné-Kolymsk, et, plus tard,. dans son livre, 
décrivit par le menu ce qu'il y avait vu et entendu. 
Après avoir manifesté l'étonnement qu'il avait éprouvé 
à se voir invité à dîner par des déportés politiques qui 
mangeaient sans assiettes et sans couverts, à même 
la table et avec leurs doigts, il fit un tel récit de leurs 
conversations, que plusieurs d'entre eux virent, de ce 
chef, leur peine augmentée de quelques années'... 

l. Je ne me porte nullement garant de cette anecdote : 

EN SIBÉRIE. 16 



■2^^ 



•242 EN SIBÉRIE 

7 juillet. — J'ai fait connaissance avec le maire dlr- 
koutsk, Vladimir Platonovitch Soukatchof. C'est un 
homme qui use noblement de sa grande fortune, et ne 
se lasse pas de contribuer à des fondations généreuses. 
Bien des Parisiens connaissent cet élégant Sibérien 
du boulevard ; mais bien peu, sans doute, ont visité 
la gracieuse villa où il abrite une des rares galeries 
de tableaux que possède la Sibérie. Cette galerie a 
été pour moi une joyeuse surprise, car lorsqu'on 
voyage dans un pays neuf, les émotions d'art sont 
rares. La galerie Soukatchof est presque entièrement 
russe : c'est la preuve d'un patriotisme que j'apprécie 
fort. Elle se compose surtout de paysages, de marines, 
et de vues de la Crimée, le pays charmant qui attire 
toujours ceux qui, en Russie, délayent des couleurs. 
L'impression dominante est celle d'une grande dou- 
ceur de touche, de contours volontiers un peu flous, 
un peu embrumés, facilitant ces envolées de rêve 
auxquelles se livre si souvent l'habitant des grandes 
steppes ou de la forêt morne. 

Nous visitons ensuite l'école que M. Soukatchof a 
construite dans un coin de son parc : c'est une 
coquette école de filles, admirablement propre (qua- 
lité rare en ce pays), ornée, çà et là, de tableaux, de 
dessins et de gravures. Elle peut contenir cent qua- 
rante enfants. Celles qui ont terminé leurs classes 
y trouvent toujours des livres mis à leur disposition 
dans la bibliothèque, et celles qui veulent continuer 
leurs applications de couture fine, trouvent là une 



d'abord parce que je n'ai pas eu entre les mains le livre de 
Melvil, puis parce que je n'ai pu rien contrôler auprès des inté- 
ressés. Vraie ou fausse, l'anecdote circule à Irkoutsk : ne fîit-ce 
qu'à ce titre, je l'aurais recueillie. 



^_— n,-— -,, 



-jl-' - — . - --.. 



IRKOUTSli-LA-BLANCHE 243 

salJe et des maîtresses. Comme tout cela est pratique! 
On se rend bien compte de l'influence que peut 
exercer sur tout un quartier d'une ville occupée de 
gains et de plaisirs grossiers, cet essaim de jeunes 
filles instruites modestement et pratiquement... 

Cet après-midi, j'étais en visite dans une maison 
intelligente, et j'y ai pris le thé. L'aimable compa- 
gnon qui m'avait amené me montrait, me faisait 
valoir, déclarait mon goût pour le thé léger, empê- 
chait qu'jôn ne me mît du sucre, se rejouissait de me 
voir servir un verre d'eau h peine teintée, et, comme je 
protestais en souriant, disant que, décidément, c'était 
un peu trop faible, il insistait : « Prenez, prenez, ne 
vous gênez pas! » Et il ajoutait, se tournant. vers les 
hôtes : « Vous allez devoir : il va boire Rwecpiikouska 
(un morceau de sucre aux dents, à la moujik). » Bref, 
on rie montre pas plus soigneusement un chien savant. 
La maîtresse de la maison, intelligente et gaie, me 
regardait comme on regarde un objet rare dans un 
musée, et m^interrogeait comme on fait un Papou à 
travers les grilles du Jardin d'acclimatation. Elle ne 
.pouvait lever les yeux sur moi sans avoir un sourire 
un peu inquiet et ce regard interrogateur qui semble 
dire aux voisins : « Il ne mord pas, au moins? » — Je 
n'ai pas mordu î 

8 juillet . — M. Soukatchof est venu me prendre ce 
matin pour me conduire à l'École d'Arts et Métiers. 
Cette institution a eu des débuts difficiles. Fondée 
par initiative privée, avec une subvention de la ville, 
elle fut presque entièrement détruite par le grand 
incendie de 1879. Après de laborieuses négociations, 
rÉtat promit son obole, si les particuliers s'inscri- 
vaient pour 130000 roubles. C*est alors que la tante du 



V 



244 EN SIBÉRIE 

maire actuel donna 150000 roubles, et M. Soukatchof 
lui-même, 50000 (400000 francs d'une part et 135000 
d'autre part); l'École fut reconstruite sur une base 
plus large, et complétée peu après par l'adjonction 
d'une- classe supérieure faite aux frais du Ministère. 

L'Ecole compte, en moyenne, deux cents élèves 
répartis en neuf classes : l'âge fixé pour l'admission est 
de dix à treize ans. Parmi les quinze ou seize élèves 
qui, chaque année, terminent leurs études avec le 
diplôme, la moitié environ essaient, au grand déses- 
poir du directeur, d'entrer dans un Institut technolo- 
gique (Ecole centrale) à Pétersbourg ou à Kharkof : 
ils sortent de là ingénieurs, alors qu'à Irkoutsk, ils 
n'étaient que techniciens, La Sibérie a besoin des uns 
comme des autres, des seconds plus peut-être que des 
premiers, car, dans ce pays tout neuf, où l'on se trouve 
aux prises avec la nature brutale, l'homme pratique 
est plus précieux que le savant. Mais, comment empê- 
cher, ici comme ailleurs, la poussée des jeunes gens 
vers la haute instruction? Ce que l'on appelle chez 
nous la crise du prolétariat intellectuel se retrouve en 
somme jusqu'en Sibérie. Comment, en effet, dire à 
l'enfant qu'on a instruit : « Tu n'iras pas plus loin! 
désormais, tu fermeras Ion esprit à la science pure 
pour entrer dans la pratique? » 

Je note ce fait assez curieux que, dans cette école 
d'Arts et Métiers, fraternisent des enfants nés dans 
des conditions très différentes : on voit ici, côte à côte, 
les fils d'un Gouverneur général, d'un millionnaire, 
d'un simple artisan, et.;, d'un ancien galérien* Aussi 
bien les Russes, avec leurs très nombreuses familles, 
n'ont-ils pas autant que nous la superstition des 
études classiques. 



IRKOUTSK-LA-BLANCHE 24b 

En somme, on le voit, une telle école est de pre- 
mière utilité pour la Sibérie; cependant, l'équilibre 
de son budget est difficile à maintenir, et la vente des 
travaux des élèves, fort recherchés dans ce pays qui 
manque d'artisans, est nécessaire pour qu'on puisse 
joindre les deux bouts. On trouve ici la preuve de 
l'abandon où l'État avait jusqu'ici laissé la belle 
colonie sibérienne. Qu'importait, jadis, aux hommes 
de Saint-Pétersbourg, que la ville d'Irkoutsk eût ou 
non des ouvriers d'art et de ces « techniciens » dont 
elle avait tant besoin pour transformer le riche, mais 
rude pays où elle régnait? On y envoyait des con- 
damnés, et on en rapportait de l'or : on ne voyait 
guère plus loin. Aussi, lorsque la Russie étonnée s'est 
aperçue' de la vitalité de la Sibérie, a-t-elle compris 
que, de toutes parts, il fallait créer, organiser, soute- 
nir des enseignements nouveaux, et qu'elle avait tout 
à faire dans ce pays abandonné inhumainement à son 
climat de misère et à ses ferments de vice et de crime. 
Une transformation de cette sorte ne s'efTectue mal- 
heureusement pas en quelques coups de baguette... 

m 

Je suis monté, cet après-midi, à l'observatoire 
magnétique, où j'ai reçu un charmant accueil de M. 
et M™'' Voznécensky. Les observatoires du genre de 
celui-ci sont d'autant plus curieux à visiter que, 
instruits par les Allemands, les Russes apportent à 
leur installation un soin méticuleux que nous ne con- 
naissons guère en pareil cas. Nos résultats, paraît-il, 
sont à peu près aussi bons, et cela me console. Aussi 
bien les variations magnétiques ont-elles, en ce point 
de la Sibérie, une fréquence et une intensité vrai- 
ment surprenantes. La déclinaison locale de l'aiguille 



2i6 EN SIBEKIE 

aimantée subit des écarts énormes à quelques lieues 
(le distance. 

Après que nous eûmes contemplé, du haut de la 
tourelle, le merveilleux panorama d'Irkoutsk, avec ses 
blancheurs éclatant parmi la verdure, et la nappe unie 
de l'Angara enflammée par le couchant, tout là-bas, 
une dame rappela devant moi ses souvenirs du grand 
incendie de 1879 qui a dévoré toute la ville. Le feu 
éclata sur plusieurs points à la fois, ce qui semble bien 
prouver qu'il avait été allumé volontairement. Gomme 
toutes les maisons étaient construites en bois, Tin- 
cendie se propagea avec une rapidité inouïe. Les habi- 
tants n'eurent que le temps de saisir quelques effets 
et de s'enfuir. Par centaines, les familles se réunirent 
dans les cimetières, pour camper, en attendant qu'on 
pût rentrer dans la ville en cendres. Là, sans- autres 
provisions qu'un peu de thé, souffrant de faim et de 
froid, navrés de la ruine subite, tous durei;t attendre 
que le feu eût consumé le dernier hangar. La situation 
de la plupart était affreuse, dans cette ville isolée, 
placée si loin des centres de production. Aussi n'a- 
t-on pas de peine à comprendre la réaction qui suivit. 
Irkoutsk avait été, avant l'incendie, une ville où Ton 
faisait la fête, dépensant l'or à pleines mains, buvant 
du Champagne à quarante-cinq francs la bouteille, 
envoyant à Pétersbourg du linge à blanchir. Après le 
sinistre, ce fut pis encore. Un grand nombre de per- 
sonnes avaient touché des primes d'assurances; avec 
cette rage de jouissance qui succède aux grandes 
émotions, on se rua sur les plaisirs. Ce fut, pendant 
quelques semaines, dans les rares édifices encore 
debout parmi les cendres fumantes, une délirante 
orgie. 



1 



mKOUTSK-LA-BLANCHE 247 

Il paraît que, de temps à autre, lorsque la populace 
est mécontente du Gouverneur général, ce fonction- 
naire reçoit des lettres qui le menacent d'un nouvel 
incendie. L'an dernier, même, ces bruits avaient si 
bien reçu créance, que plus d'une famille faisait 
camper des hommes sur le toit plat de sa maison, avec 
des tonneaux pleins d'eau, et que d'autres tenaient, 
jour et nuit, des chevaux attelés, pour être prêts à fuir 
à la première alerte. Vraie ou fausse, l'anecdote est 
bien typique et donne une impression singulièrement 
vive de la propagation foudroyante, terrifiante de l'in- 
cendie dans ces villes de bois. 

9 juillet. — Dès onze heures du matin, je traversais 
en habit la ville empoussiérée sous le soleil brûlant, 
et, en compagnie du maire qui était venu me prendre 
dans sa voiture, j'allais, au delà de l'Ouchakovka, 
mince filet d'eau tout grouillant de baigneurs, assister 
à la distribution des prix de l'école professionnelle de 
Trapeznikof. Cette école a été installée grâce à un 
legs vraiment royal fait à la Ville par un de ses plus 
généreux millionnaires. Elle n'a pas encore son plein 
développement, à cause des procès et des compéti- 
tions soulevées par un héritage énorme. Mais, bientôt, 
elle sera reconstruite, le litige étant écarté, et pourra 
devenir un des centres les plus utiles pour la prépara- 
tion méthodique de jeunes ouvriers serruriers, ébé- 
nistes, menuisiers, etc. Pour cette année, onze jeunes 
gens seulement reçoivent leur diplôme de sortie. 
On compte bientôt doubler, tripler ce chiffre, car 
les jeunes « sous-maîtres » trouvent à se placer 
avantageusement dès que leur apprentissage est ter- 
miné. 

Nous passons ensuite à l'orphelinat de M"'' Med- 



H 



248 • EN SIBÉRIE 

viednikof. Cette institution, qui fut fondée, il y a une 
soixantaine d'années, avec une banque, d'abord très 
modeste, destinée à subvenir à ses dépenses, s'est peu 
à peu développée, grâce au succès de cette banque, 
devenue une des plus importantes de la région. 
Aujourd'hui, je ne saurais la comparer qu'à une bril- 
lante maison d'éducation française. Les bâtiments 
s'élèvent au milieu d'un parc et de jardins potagers. La 
propreté la plus stricte, et la plus coquette simplicité 
régnent partout, dans les dortoirs, les réfectoires, les 
salles d'étude, les salles de travaux manuels, les salles 
de récréation, etc. Deux cent cinquante jeunes filles, 
en uniforme clair, s'abritent dans cette maison de 
campagne (elles ont, en ville, une maison d'hiver), et 
tous ces visages gais et frais, penchés sur les cahiel's 
ou sur la broderie, produisent une charmante impres- 
sion. L'éducation que reçoivent ici les élèves a un 
caractère surtout pratique, ainsi qu'il convient à des 
femmes : ménage, cuisine,^ couture, broderie, jardi- 
nage, tout cela les occupe tour à tour. Le grand prin- 
cipe est de les habituer à ne reculer devant aucune 
besogne désagréable, à passer, sans transition et sans 
humeur, du tambour de la broderie, au balai du gros 
nettoyage. L'instruction n'est pas non plus oubliée, 
et, lorsque les jeunes filles sortent de l'Institut, 
elles sont vraiment accomplies en leur genre... Il fait 
grand soleil, il fait bon sous les arbres, au milieu de 
cette envolée de robes blanches... et je pose indiscrè- 
tement une question : Que deviennent ces jeunes 
filles, lorsque leur temps est fini? 

— D'abord, un grand nombre se marient. 

— Très bien, mais les autres? Elles n'ont pas un 
sou dé fortune, puisque c'est la condition d'entrée : 



TFT- 



IKKOUTSK-LA~BLANCHE 249 

elles n ont plus de parents; que vont-elles devenir sur 
le pavé de la ville? 

— Mon Dieu ! elles entrent en service. Elles soijt 
fort recherchées comme domestiques. 

— On le serait à moins. Mais, croyez-vous que la 
transition ne soit pas cruelle, entre le charmant Ins- 
titut et les rudesses d'un service de bonne ou de 
femme de chambre? Des maîtres bourrus, souvent 
inintelligents, jamais affectueux; la femme revôche, 
et, souvent, jalouse d'une domestique plus affinée, 
plus adroite qu'elle-même ; le mari aimable à l'occa- 
sion, trop aimable môme... 

— Sans doute, sans doute. Mais enfin, l'Institut 
fait ce qu'il peut-: il fait beaucoup déjà... 

Il fait beaucoup, certes, mais ne nous trouvons- 
nous pas ici en face d'un des problèmes essentiels de 
la charité, celui qui cherche à en déterminer la mesure 
et l'à-ppopos? Je me demande si, au lieu d'aider ces 
jeunes filles à sortir de la misère et du vice, on ne les 
y précipite pas plus sûrement en les déclassant. Je me 
demande si la charité, au lieu d'être uniformément 
prodigue, ne doit pas être essentiellement relative, 
appropriée rigoureusement aux besoins et aux habi- 
tudes de ceux qui en sont l'objet. Je me croirais cou- 
pable si je prenais un pauvre homme, et, pendant un 
mois, le comblais de bonne chère et de bon vin, pour 
le laisser ensuite retomber dans la vie. — Et pourquoi, 
dira-t-on, les déshérités n'auraient-ils pas droit aux 
mêmes jouissances que vous-même? -— Parce que le 
bonheur est tout relatif et que c'est augmenter leur 
soufïrance que de leur révéler des joies inconnues 
d'où, demain, naîtront autant de regrets. De ces 
orphelines sans ressources, vous faites des jeunes 



•250 EN SIBÉRIE 

filles instruites comme si elles devaient entrer de plain- 
pied dans des familles riches. Ne feur préparez-vous 
pas là un avenir de souffrance et de désillusion? 
N'avez-vous pas considéré votre œuvre charitable 
comme une broderie que Ton fignole pour elle-même, 
sans se préoccuper de savoir si elle pourra servir? 
N'avez-vous pas, hélas! justifié ce mot cruel d'un de 
mes amis : « Heureusement que nous avons, à Irkoutsk, ' 
à côté de l'Orphelinat Medviednikof, l'iîospice d'en- 
fants trouvés de M'"'' Bazanof... » 

Nous avons accepté, pour finir la journée sur cette 
rive droite, ombreuse et fraîche, de l'Ouchakovka, de 
dîner chez un médecin, Victor Nicolaévitch D., qui 
passe ici, à la campagne, les mois d'été. Nombreuse " 
famille, des enfants gais et remuants, avec lesquels, 
de suite, je noue une camaraderie. Ce sont des bonds, 
des courses, des expéditions dans le parc et sur la 
mince rivière, des confidences de petits bonshommes, 
des espiègleries de petites filles, des caresses d'une 
troupe de chiens. Les enfants simples n'ont pas le 
sentiment du grotesque : je ne suis donc pas gêné 
dans mes ébats par mon habit noir que je porte 
depuis le matin. Quel repos, après les visites, les dis- 
tributions de prix, les conversations techniques! Je 
trouve même là une compatriote, professeur de fran- 
çais de tout ce petit monde turbulent : c'est une 
femme charmante et calme, adorée de tous, dans la 
paix indulgente de ses cheveux gris : je laisse à penser 
la joie qu'elle éprouve à parler de France avec un 
Français!... Lorsque, le soir, dans la fraîcheur 
piquante, après l'extinction d'un grand feu de joie que 
les enfants avaient allumé dans le parc, je suis parti 
sous le ciel blanc d'étoiles, je me sentais comme 



1 



IRKOUTSK-LA-BLANCHE 2ol 

imprégné de^ce calme simple dont les familles russes 
savent si bien faire profiter les étrangers, et dont nous 
sommes si friands, nous autres Français, bien que 
nous ne sachions guère le répandre sur nos hôtes. 

iO juillet. — Victor JNicolaévitch vient me faire 
aujourd'hui visite : qu'ils sont charmants, ces Russes 
de Sibérie! Vous dînez chez eux : vite, le lendemain 
ou le surlendemain, ils viennent vous rendre visite. 
Gomme cela fait bien ressortir la grossièreté de notre 
coutume de la visite de « digestion » ! Mon hôte d'hier 
se réjouit lui aussi, lui millionième, de l'introduction 
d'un nouveau régime j udiciaire en Sibérie, et il m'énu- 
mère les réformes qu'il en attend comme médecin... 
Mais, que vont-ils être, ces juges de qui tout un 
peuple espère tant de bienfaits? Ont-ils conscience 
d'être les Messies attendus, et de ce qu'il y a de 
splendide dans leur rôle de distributeurs de cette jus- 
tice dont tout ce peuple a soif? J'en ai vu quelques- 
uns, en passant. Les difficultés de la route les ont 
exaspérés : ils ont vu passer devant eux de minces 
fonctionnaires, des sous-lieutenants, des policiers, 
qui ont pris à leur barbe les chevaux des relais ; ils 
sont mécontents, désenchantés. Ils viennent, en outre, 
de s'apercevoir que, au prix où sont les vivres à 
Irkoutsk, leurs traitements seront insuffisants pour 
leur permettre de vivre honnêtement. Leur faudra-t-il 
donc vendre des acquittements, ou tendre la main, 
comme le faisaient avant eux tant de ces policiers qu'ils 
remplacent? Conscients, pour la plupart, de la beauté 
de leur mission, ils apportaient ici quelques idées 
nobles. Voici que la réalité leur apparaît tout autre : 
on serait triste avec moins de raisons. Cependant, le 
peuple espère en eux; il espère, ce peuple calme, qui 



252 EN SIBÉRIE 

recourt à la justice contre l'arbitraire, qui, ayant de- 
puis si longtemps sous les yeux des exemples de véna- 
lité dans les arrêts, rêve encore, cependant, Téquité 
absolue, et compte l'obtenir demain! Il espère... 

/ / juillet, — M. Perchine racontait aujourd'hui 
quelques souvenirs de cette république d'aventuriers 
chercheurs d'or, forçats russes échappés, et bandits 
chinois, qui s'était formée, il y a dix ou quinze ans, sur 
un point delà frontière sibéro-chinoise: la Jeltchoukha. 
Le lavage du sable leur fournissait de l'or en quantité 
considérable, et le temps se passait pour eux en orgies 
de vodka et en nuits occupées à battre les cartes, avec 
des tas de sable d'or pour enjeux. A la fin, le Gou- 
vernement chinois envoya, à la requête du Gouverne- 
ment russe, des soldats contre la « république » : les 
chercheui^ d'or furent cernés et criblés de balles ; on 
écartela, on empala, on tortura du mieux qu'on put 
ceux que l'on prit vivants, et les soldats chinois, fiers 
d'un si bel exploit, s'en retournèrent... 

i 2 juillet. — Une heure charmante passée à con- 
templer l'Angara derrière le monastère. La berge, 
très calme, est peuplée de flâneurs et d'ivrognes : au 
loin, sur des chantiers, quelques taches rouges qui 
remuent : ce sont des ouvriers. L'eau de la rivière est 
pure comme celle d'une source, et rappelle certains 
petits lacs de Suisse. Elle a des teintes sombre^ qui se 
glacent de moires, au-dessus- des remous que forme 
le courant terrible. Cette délicieuse eau glacée qui 
court si vite avec une puissance incomparable, m'im- 
pressionne; je comprends l'affection tendre que lui 
vouent ses riverains *. 

• 

1. L'énorme rivière Angara unit le lac Baïkal à l'Yen isséye : 



IRKOUTSK-L A-BLANCHE 283 

... Un propriétaire de mines d'or m'a expliqué la 
crise que subisseht ici les petites et les moyennes 
exploitations. 11 se plaint surtout du manque de capi- 
taux et du manque de bras. Les capitaux russes sont 
engagés ailleurs qu'en Sibérie, ou bien affluent aux 
grandes compagnies ; quant aux ouvriers, c'est l'admi- 
nistration du Transsibérien qui les accapare. Les frais 
d'extraction du sable aurifère sont tellement considé- 
rables que l'on doit abandonner, comme insuffisam- 
ment rémunérateurs, des placers qui, dans tout autre 
pays, donneraient une fortune. D'ailleurs, comme on 
sait, le travail ne dure guère ici que quatre mois et 
demi : durant l'hiver, on creuse des galeries, d'où l'on 
extrait du sable dont otf essaie chaque jour quelques 
échantillons : il faut attendre le dégel printanier pour 
en faire le lavage définitif. 

En face de ces doléances fort sincères d'un proprié- 
taire de mines d'or, j'ai plaisir à noter quelques ren- 
seignements que m'a donnés une personne qui con- 
naît les mines de fort près. Il est toujours, en effet, 
extrêmement difficile de savoir ce qui s'y passe : si 
Ton s'adresse aux directeurs, on ne peut s'étonner 
d'être trompé; si l'on interroge Vispravnik (officier de 
police), il n'a garde de vous renseigner sur des irré- 
gularités qui lui rapportent un traitement de 
70 000 francs * ; si, enfin, l'on s'adresse aux employés 

son cours est long de 1800 kilomètres; à sa naissance, elle est 
déjà un cours d'eau imposant où se précipitent les eaux du lac. 
1. Exactement 24 000 roubles, qui se répartissent en 6 000 rou- 
bles payes par l'Etat et 18 000 payés par les propriétaires de 
mines, c'est-à-dire par les administrés de Vispravnik\ Je dois 
ajouter d'ailleurs que, en raison du nouveau régime judiciaire, 
qui lui enlève l'instruction des affaires criminelles, son traite- 
ment officiel et officieux ne s'élèvera plus qu'à 18 500 roubles 
(exactement 50 000 francs). C'est encore assez coquet. 



254 EN SIBÉRIE 

subalternes, ils mentent par crainte d'être découverts. 
Ajoutons enfin que les mines d'or sont, le plus souvent, 
situées dans des pays perdus que Ton ne peut guère 
visiter sans l'assentiment et sans l'aide des proprié- 
taires eux-mêmes. Comment alors savoir la vérité? — 
On ne la sait pas. Pourtant, il se passe bien des irré- 
gularités, bien des horreurs, dans la profondeur de la 
tàiga gonflée de pépites. Les ouvriers sont liés par 
un contrat qu'ils ne sauraient rompre sous peine de 
prison : ils sont réduits à un état de servitude totale. 
Nul n'est là pour recevoir leurs réclamations, puisque 
tout se ligue contre eux, l'intérêt de leurs patrons et 
celui de la police. Mais, d'autre part, il ne faut pas 
ajouter foi à toutes leurs doléances : ils sont fort 
remuants, exigeants comme des enfants, insouciants 
de la parole donnée, incapables de résister seuls à 
l'attrait du renouveau qui les appelle dans la taiga 
fleurie. Souvent ils volent : quelques-uns commettent 
des meurtres. C'est un peuple difficile à tenir, et il 
faut se garder de mettre a priori tous les torts sur le 
compte des propriétaires de mines, bien que la cupi- 
dité de la plupart de ces derniers n'inspire à personne 
la moindre confiance ni la moindre sympathie. 

On ne saurait, d'ailleurs, imaginer la variété des 
moyens qu'inventent les propriétaires pour gagner 
sur leurs ouvriers. Il y a bien des lois fort sévères qui 
régissent les placers; m^is, au fond de la forêt vierge, 
il est aisé de tourner la loi. Voici un exemple entre 
cent. Un propriétaire de mines d'or me disait, il y a 
deux ou trois mois, ceci : « La loi nous oblige à 
fournir à nos ouvriers, pour leur entretien, une quan- 
tité déterminée de pain, de viande, dégraisse, etc. Or, 
qu'arrivait-il? Les ouvriers, trop grassement nourris^ 






IRKOUTSK-LA-BLANCHE 255 

gaspillaient leur ordinaire et jetaient une partie de ce 
pain qui nous coûte si cher là-bas. Nous avons, dans 
leur intérêt^ voulu remédier à cette imprévoyance. A 
la place des vivres, nous leur en donnons le prix, cal- 
culé sur les tarifs officiels affichés dans les boutiques 
d'approvisionnement qui entourent la mine. De la 
sorte, ils n'achètent plus que le strict nécessaire et ne 
gaspillent plus rien. » J'avais ici flairé un mensonge : 
le bon patron, soucieux de l'épargne de ses ouvriers, 
est trop rare en Sibérie pour qu'on ne se défie pas 
tout d'abord. Or, voici en réalité ce qui se passe : les 
ouvriers peuvent bien officiellement exiger qu'on leur 
vende les vivres au prix du tarif, mais rien ne déter- 
mine la qualité des vivres que doit contenir la bou- 
tique; c'est donc telle qualité qu'on leur vendrait à 
tel prix : par malheur, on n'a plus cette qualité; en 
revanche, on en a une autre^ qui est seulement un peu 
plus chère : l'ouvrier doit donc prendre ce qu'on lui 
offre, et payer plus cher. En outre, les ouvriers, grands 
enfants sans volonté, sont incapables de garder l'ar- 
gent qui leur est remis d'avance, ou de ménager le 
crédit qu'on leur ouvre. Ils dépensent, jusqu'au der- 
nier sou et au delà, leur maigre provision, avant de 
songer à se nourrir solidement : c'est tout profit pour 
le propriétaire, qui possède la boutique en même 
temps que la mine, et encaisse d'un côté l'argent qu'il 
a dépensé de l'autre. D'ailleurs, si les ouvriers avaient, 
dans le cas présent, jeté du pain, ce n'était pas par 
insouciance, mais pour protester contre je ne sais 
plus quelle mesure arbitraire de leur patron. Autre 
exemple. Jadis, les ouvriers n'avaient droit qu'à deux 
jours de repos par mois : une loi nouvelle leur en 
accorda quatre. Que firent alors les propriétaires? Ils 



«-a; 



456 EN SIBÉRIE 

refusèrent de nourrir leurs hommes durant ces quatre 
jours, réalisant, de ce chef, une sérieuse économie, 
et imposant des dépenses fort sensibles à ceux que la 
loi avait voulu protéger. 

On citerait à Tinfini des exemples de cette nature ; 
mais on risquerait, en s'y complaisant trop, de ne pas 
laisser voir, en regard, les risques et les dépenses 
qu'occasionne aux patrons l'extraction de l'or. Sans 
doute, en effet, 'il est parmi eux des geijs tarés, 
méprisables, usant sans ménagement les forces de 
leurs ouvriers; sans doute, il est des propriétaires 
pour qui l'exploitation d'un placer n'est qu'un pré- 
texte à ouvrii' là-Bas des boutiques où ils écoulent à 
dés prix fantastiques tous les manques et tous les 
invendus du commerce urbain; mais, en revanche, il 
est aussi, parmi eux, des hommes qui exploitent nor- 
malement, et, sinon avec une générosité sentimen- 
tale, du moins avec sérieux et avec équité, les im- 
menses champs d'or de l'Asie septentrionale. 

C'est chez un propriétaire de ce dernier type que 
vivait l'employé qui me raconta un jour l'anecdote 
suivante. On sait que, aux yeux des ouvriers, l'or 
trouvé dans la terre appartient à qui le trouve : ils se 
font difficilement à l'idée qu'il faut le remettre au 
patron : voilà pourquoi les plus honnêtes d'entre eux 
volent des pépites quand ils le peuvent : ils ne sont 
pas les seuls. Les vols sont perpétuels sur les placers. 
Pour éviter la soustraction des pépites trouvées par 
les hommes en piochant, l'administration leur alloue 
un droit assez élevé, proportionnel au poids brut de 
ces pépites. Une caisse spéciale reçoit l'or ainsi re- 
cueilli. Or, dans la mine dont je vais parler, les deux 
employés chargés de cette petite caisse qui échappe 



.jViSL 



IRKOUTSK-LA-BLANCHE 257 

te 

au contrôle officiel de la laverie, avaient laissé s'y 
accumuler 23 livres d'or (9 kilog. 407 grammes), au lieu 
de le verser, livre par livre, à la caisse centrale. Un 
beau jour, tous deux s'absentèrent pour assister à une 
fête; le soir, le trésor avait disparu. L'intendant, pré- 
venu, accusa ses employés de négligence coupable, 
congédia l'un d'entre eux et envoya l'autre servir sur 
un placer éloigné. Vers la fin de l'hiver, un homme 
vint trouver à la ville, le représentant de la compa- 
gnie, et offrit, contre récompense, de faire retrouver 
l'or soustrait : on lui promit le tiers prévu par la loi 
en pareil cas, et il raconta que le trésor était caché 
• ' près de la mine (à 1 000 kilomètres de la ville), dans 
le creux d'un arbre fraîchement coupé, où il reposait 
dans une enveloppe de cuir et dans une natte. « Le 
voleur, ajouta-t-il, est un vieillard qui va, en compa- 
gnie de ses deux neveux, faire partie cet hiver d'un 
convoi qui transporte là-bas du poisson ; arrivé sur les 
lieux, il s'embauchera sur le placer. » A ce moment, 
la neige couvrait le sol, on ne pouvait faire de recher- 
ches. On attendit le printemps et le convoi de poisson. 
Les hommes indiqués arrivèrent et s'embauchèrent 
en effet dans l'équipe de la mine désignée d'avance. 
On plaça des gardes, on fit des fouilles; mais on 
s'apergut alors que le trésor avait disparu du creux 
de l'arbre. Était-ce parce que le Cosaque chargé de 
la surveillance, était de connivence avec les voleurs? 
On né savait. Au bout de quelque temps, le vieil 
ouvrier, simulant une maladie, voulut faire régler son 
compte. L'intendant lui dit alors : « Tu as raison, 
va-t'en au diable, nous.n'avons que faire de voleursl » 
Alors, le vieux, d'une voix brisée, s'écrie : « Ainsi, 
c'est donc toi qui l'as pris? » Interrogé après cet aveu 

EN SIBÉRIE. (7 



:2:>8 EN SIBERIE 

indirect, il avoua que l'or avait été primitivement volé 
par un des employés, qui lavait enterré à un endroit 
qu'il désigna (on y retrouva en eflet la boîte). Quel- 
ques ouvriers avaient vu l'opération : ils déterrèrent le 
trésor et l'enfouirent dans un arbre pour le voler à la 
saison prochaine. L'un d'eux, alors, voulant s'assurer 
sans peine le tiers légal, dénonça ses complices : il 
est probable qu'un troisième larron, plus gourmand 
encore, s'empara du trésor avant l'arrivée du convoi 
qui amenait les co-partageants. 

On devine, à ces anecdotes, que, au fond de la 
laiga^ une vie étrange, anormale^ se développe, dans 
le conflit des intérêts et des cupidités sauvages. La 
surveillance complète est impossible, avec la meil- 
leure volonté du monde, et l'on me citait l'exemple 
de ce caissier d'une grande compagnie minière, qui 
retenait aux ouvriers les centimes, et ne leur payait 
leurs gages qu'en chiffres ronds. Qu'importait au 
moujik, qui recevait plusieurs centaines ou milliers 
de francs, qu'on lui donnât ou non les 10, 20, 30, 50 
copecks supplémentaires? Quand l'indélicatesse de 
l'employé fut découverte, elle se poursuivait depuis 
trois ans et lui rapportait, bon an, mal an , une douzaine 
de mille francs ! 

En outre, il se manifeste, au cours de ce dur 
métier, une véritable déviation psychologique de ces 
esprits mal équilibrés que sont tant d'ouvriers. Par- 
fois, sous l'influence d'une heure d'ennui, d'un 
regret, d'un rien^ tel d'entre eux commet un crime. 
Un jour, deux ouvriers, marchant en sens inverse, se 
heurtèrent : « Je songeais, raconta ensuite le premier ; 
je pensais au pays. L'autre me cogne en passant : 
inconsciemment, je souris. Il me frappe alors, et 



IRKOUtSK-L A-BLANCHE 259 

moi, je saisis mon couteau et le lui plonge dans le 
ventre. » 

Ce qui surtout, au dire des personnes bien au cou- 
rant, est fréquent aux mines d'or, c'est le déclasse- 
ment. L'extraction et le contact du métal précieux 
rendent les ouvriers et les employés inaptes à tout 
autre métier : sur les premiers s'exerce directement la 
fascination de l'or; quant aux seconds, habitués à être 
défrayés de tout, ayant perdu la notion exacte de ce 
que vaut l'argent, dans ce milieu où l'on remue des 
centaines de mille francs gagnés sans peine, ils 
deviennent incapables, de leur aveu même, de se 
remettre à une vie régulière où il faut s'observer et 
équilibrer son budget. Puis, sans doute, l'amour de 
la forêt vierge se développe chez les uns comme chez 
les autres : qu'y a-t-il, en effet, de plus séduisant 
pour une de ces âmes slaves, indécises et inquiètes du 
plus loin, que le sourire printanier de la tàigal Aussi 
dit-on couramment en Sibérie, et c'est une amère 
vérité : « Quiconque a touché aux placers y retour- 
nera : c'est un homme perdu pour la charrue. » 

i4 juillet, -^ C'est aujourd'hui, par un grand 
soleil, que le Ministre de la Justice, M. Mouraviof, a 
inauguré le nouveau code qui va régir la Sibérie; 
Toute la ville officielle était en mouvement depuis le 
matin. Que d'uniformes, grand Dieul La salle des 
fêtes était trop petite pour tout ce monde. Sur ces 
uniformes, il y a en général trop d'or, et, de plus, on 
sent trop que ceux qui les ont revêtus ne sont pas 
habitués à leurs entournures. Il manque à toutes ces 
tenues, un peu de cachet. Beaucoup de dames : la 
plupart, hélas! sont en blanc, plusieurs avec des robes 
â traîne. Le blanc ne va guère aux grosses personnes 



""^ 



260 EN SIBÉRIE 

qui approchent de la quarantaine, et il y a beaucoup 
de grosses personnes dans ce cas, à Irkoùtsk. On le 
devine : bien des maris ont trop joué, et puis, les 
bonnes faiseuses sont trop loin... 

On commence par des actions de grâces. Le mi- 
nistre esquisse de petits signes de croix discrets qui 
révèlent le* courtisan; à ses côtés, le Gouverneur 
général, raide dans son uniforme, se signe sans 
relâche, avec une bonne grosse dévotion, à grands 
coups de poing. Si Ton tentait, en Russie, la psy- 
chologie du signe de croix, que de découvertes on 
y ferait! Les discours commencèrent ensuite. Le 
Ministre de la Justice déclara : « Que, jusqu'à pré- 
sent, la Sibérie était en proie au régime de Tarbi- 
traire, et qu'on y voyait des exemples de révx)Uante 
iniquité. » Pour qu'un ministre tienne ce langage, il 
faut en vérité que le pays ait bien souffert. M. Mou- 
raviof a ajouté que tout allait changer, et, sans par- 
tager de tous points sa confiance, j'ai, pourtant, senti 
frémir autour de moi, et surtout parmi la foule silen- 
cieuse massée en bas sur la place, cette espérance en 
la justice vraie qui soulève toute la Sibérie. 

i 5 juillet, — La ville a offert au ministre un grand 
banquet, et, comme on m'a fait l'honneur de m'y 
convier, je suis arrivé, comme l'indiquait ma carte 
d'invitation, une heure à l'avance. Presque tous les 
convives sont en habit, chose rare, dans ce i>ays où 
tous les fonctionnaires civils ont un uniforme. La 
salle, très vaste, est ornée de branches de sapins 
entremêlées de 'drapeaux tricolores i. L*'atlente est 
longue. Le ministre arrive enfln, et passe entre les 

1. On sait que le drapeau jaune avec l'aigle est celui du tars. 
En Russie, on pavoise bleu, rouge, blanc. 



IRKOUTSK-L A-BLANCHE 261 

deux longues tables avec des saluts et des poignées 
de mains. L'archevêque l'avait précédé, vêtu de sa 
soutane en velours (?) bleu, et cette bonne figure de 
Monseigneur Tikhon, avec ses cheveux blancs, me 
rappelle d'une façon frappante M. Himly, le doyen de 
la Faculté des Lettres de Paris. Le rapprochement, 
• certes, est imprévu ; mais M. Himly n'a pas gagné à 
se revêtir d'une soutane bleue : l'archevêque a une 
expression naïve que l'on chercherait en vain dans 
lesyeux du malicieux doyen. J'observe le manège des 
salutations. Ceux qui connaissent Monseigneur 
s'approchent de lui, lui baisent la main, échangent 
avec lui trois baisers sur le coin des lèvres, et lui 
baisent la main une dernière fois. Gela se fait vite et 
proprement. C'est d'un curieux effet. 

On sait "que tout dîner russe bien servi commence 

. par des hors-d'œuvre , que l'on consomme debout 
devant un buffet. Au signal donné, cette foule de 
deux cents personnes se précipite dans des salles 
adjacentes à celle du banquet, et, dans une cohue 
indescriptible, chacun cherche à s'emparer, qui d'une, 
sardine, qui d'un morceau de hareng ou d'une tar- 
tine de caviar que l'on arrose de vodka. Cela ne peut 

.s'appeler rompre la glace : c'est plutôt la briser. Plus 
que jamais j'aurais ici souhaité des dames, pour 
mettre un peu d'ordre et de tenue dans ces appétits. 
' • A table, on ne cause pas entre voisins,' à moins de se 
connaître d'avance. Le menu est fort beau, le Cham- 
pagne n'est pas épargné, mais, ce que j'apprécie sur- 
tout, c'est l'attention de Piotre Pétrovitch, le fin, le 
discret ami, qui m'a fait placer à son côté, et me 
permet ainsi de passer une bonne soirée. 

L'heure des toasts et des discours a sonné enfin : 



26*2 EN SIBÉRIE 

Dieu ! que d'éloquence! A son tour, le ministre prend 
la parole ; quand il vient à prononcer le nom du sou- 
verain, il a un élancement, une extase, un ravisse- 
ment, un épanouissement de toute sa face illuminée, 
uji haussement de toute sa personne ; il en soupire ; 
pour un peu, il tomberait en pûmoison. Cela fait très 
bien... 

Le soir, les rues sont illuminées de lampions : 
c'est la première fois qu'à Irkoulsk je puis circuler 
sans tàter mon chemin avec une canne î 

i 7 juillet, — Irkoutsk, malgré ses voies larges et 
ses constructions de bois, est la ville de Sibérie qui 
m'a le moins paru avoir le' cachet russe : on y entend, 
sur les trottoirs en bois, parler toutes les langues de 
l'Europe et une bonne partie des langues de l'Asie. ^ 
Les Bouriates et les Chinois les plus laids et les plus 
invraisemblables peuvent circuler dans les rues sans 
faire môme retourner un passant. 

Il me semble, en revanche, que l'on observe ici 
plus nettement que dans les villes de l'ouest, le type 
sibérien ou bien, pour mieux dire, une sorte de type 
sibérien. Cela tient sans doute à ce que l'afflux d'une 
récente population a été moins rapide que dans les 
villes où pénètre déjà le Transsibérien. Les traits 
généraux qui me font reconnaître un Sibérien sont 
les sourcils froncés, l'air dur, la démarche dandi- 
nante, avec un port droit, hardi, et une expression du 
visage volontiers effrontée ou ironique. D'ailleurs, je 
ne prétends pas établir par là les signes infaillibles 
d'un type ethnique. Je ne crois pas me tromper une 
fois sur cent quand je désigne un Sibérien natif; 
cependant, mes remarques sont tout empiriques. Le 
costume des paysans ou des ouvriers est également 



IRKOUTSK-L A-BLANCHE 263 

typique : la chemise-blouse [roubajka] se porte ici 
très longue; elle tombe jusqu'aux genoux, et, au 
lieu de la serrer coquettement à la ceinture, comme 
font les moujiks russes, les Sibériens la laissent 
flotter comme un ample chiffon, par-dessus leurs 
larges pantalons à plis : cela est affreux. Comme coif- 
fure, ils portent un chapeau de feutre rond, à larges 
bords. 

Irkoutsk, avec ses 250000 roubles (700000 francs) 
de budget, ne possède ni éclairage, ni pavage, ni 
canalisation d'eau. Il n'y a, en tout, que 600 lanternes 
à pétrole, bien que la ville soit très large et compte 
environ 50 000 habitants : encore n'allume-t-on pas, 
les soirs de lune et durant les nuits que Ton juge 
devoir être courtes. Les rues sont donc des casse-cou, 
avant d'être des coupe-gorge. D'ailleurs, la société 
intelligente est unanime ici pour déplorer l'ignorance 
épaisse d'un certain nombre de gros marchands qui 
forment la majorité dans le conseil municipal, et qui 
paralysent les efforts des quelques hommes intelli- 
gents et généreux qui défendent l'intérêt public. 
C'est de haute lutte qu'on a emporté l'autorisation 
d'établir sur l'Angara ce pont de bateaux si commode 
qui unit la ville à son élégant faubourg de Glascow 
et à la grande route de Sibérie. Pour l'éclairage 
électrique, pour les tramways, ils ne veulent rien 
faire, ces gros conseillers, incapables de s'élever au- 
dessus de leurs petits intérêts de marchands, et ter- 
rorisés par l'approche de ces instruments de progrès 
qui les empêcheront, à bref délai, de faire leurs béné- 
fices habituels de 150 à 200 pour 100. 

On retrouve ainsi à Irkoutsk quelques vestiges de 
l'ancienne Sibérie, ignorante et gavée, que le Trans- 



•264 EN SIBÉRIE 

sibérien balaye sur son passage. La ville mériterait 
mieux : elle est si jolie, si. bien douée de la nature, 
si souriante, dans Tamoureux repli dont Tentoure 
son fleuve charmant, l'Angara! Pourtant, elle subira 
sans doute, lorsque les rails l'atteindront, une rude 
concurrence, du côté du grand bourg de Toulouna, 
qui commande le marché de la Lena et de la région 
des mines d'or. 

i 8 piillet, — Je déjeunais, vers midi, au restaurant 
de l'hôtel; tous les rideaux baissés, fraîcheur relative, 
essaim.de mouches. La dame du buffet, une excel- 
lente personne très brune, qui a un peu l'air d'un 
homme déguisé, va et vient, et verse aux clients des 
petits verres sur son comptoir, tout en fumant sa 
cigarette. Un familier de la maison, un géant à l'air 
hébété, un corps énorme que secoue de temps à autre 
un rire qui ressemble à un hoquet d'éléphant, dévore 
son déjeuner, gloutonnement. Devant lui, un mon- 
sieur maigre casse une croûte, et, tous deux, très 
haut, causent en polonais. Je déjeune, moi aussi, en 
lisant un journal russe ouvert devant moi : on m'a 
servi une soupe froide, une akrochka^ faite de mor- 
ceaux de viande, de concombres et de toutes sortes 
de légumes; puis une gelinotte avec une salade à la 
crème (oh! tout cela n'est pas fameux !), et un sorbet. 
Entre un petit homme que je vois assez souvent ici. 
Il est vêtu, car c'est, je crois, dimanche, d'un complet 
fait d'une étoffe exactement copiée sur la classique 
toile à matelas : ses cheveux gris, qu'il porte longs, 
sont peignés à la photographe, et, j'en demajide bien 
pardon à la confrérie, il a, en effet, vaguement l'air 
d'un photographe, bien qu'il soit en réalité comptable. 
Il porte une de ces chemises non empesées qui sont, 



1 



IRKOUTSK-LA-BLANCHE 2G3 

depufs quelques années, à la mode en Russie. Cette 
chemise est jaune soufre; elle est munie d'un col 
rabattu de dimensions colossales, un vrai col de co- 
médie; et les bords de ce col, ainsi que ceux des 
manches, sont tuyautés au fer. En guise de cravate, 
le petit homme porte une cordelière de laine rose 
tendre. Cette apparition est si puissamment drôle que 
je ris de joie derrière mon journal : c'est une appari- 
tion qu'on jurerait tirée des contes d'Hoffmann; et, 
comme pour compléter la vraisemblance, le petit 
homme hoffmannesque parle l'allemand... 

j20 juillet. — J'ai fait visite à l'inspecteur des prisons 
du département d'Irkoulsk, M. Sipiaguine, auquel 
j'avais été présenté à Alexandrovsk. Il m'a reçu avec 
sa politesse plaisante et son ordinaire affectation de 
taquinerie. Il est difficile d'amener à une conversa- 
tion sérieuse cet excellent apôtre pénitentiaire qui, 
à certains moments, a des larmes dans les yeux quand 
il parle de ses chers forçats. îl semble se défier 
extrêmement de moi, sans doute parce qu'il a deviné 
que je vérifierais dans des publications officielles 
quelques chiffres inexacts qu'il m'a donnés. Il a raison, 
car j'ai vérifié. Je lis dans les yeux du bon vieillard 
ceci : « Vous croyez, vous autres, étrangers, que 
nous sommes des barbares et que nous torturons 
nos forçats! Eh bien, il ferait beau voir comparer 
mon ancien domaine d'Alexandrovsk avec une colonie 
pénitentiaire européenne! » En réalité, je n'ai pas 
d'idées sur les bagnes sibériens, puisque je n'ai pas 
étudié la question; je crois d'ailleurs les Russes 
beaucoup plus humains avec leurs forçats qu'on ne 
pense-d'ordinaire ; il suffit de lire, pour s'en convaincre, 
les Souvenirs de la Maison des Morts. Mais M. Sipia- 



266 EN SIBKHIE 

guioe no pourrait croire sans doute qu'un étranger, 
assez avisé pour discuter des faits non prouvés, soit 
capable de dire franchement sa pensée, et il ne croit 
pas un mot de mes protestations. Il amène tout natu- 
rellement la conversation sur la Nouvelle Calédonie, 
et, comme j avoue ne pas la connaître, il me prête 
Tarticle qu'un criminaliste russe éminent, M. Driil, a 
consacré à notre bagne *. 

J'ai lu cet article. Des détails que j'y ai trouvés 
sobrement, mais cruellement rapprochés, sans un 
mot de blâme ou de louange, il ressort une impres- 
sion affreuse. Sous l'apparence d'un compte rendu 
impersonnel, c'est une impitoyable condamnation de 
notre système pénitentiaire. A-t-on lu cet article, chez 
nous, Ta-t-on lu entier, bien traduit? Certes, M. Drill 
y donne l'impression d'une parfaite sincérité; mais ce 
n'est pas ce qu'il dit qui me fait mal, c'est ce qu'il 
laisse entendre, ou plutôt, ce que ses lecteurs russes 
ne peuvent manquer de sous-entendre : cette idée 
que nous témoignons une cruauté foncière à l'égard 
de ceux qui ont failli. C'est si bien d'ailleurs l'opi- 
nion russe! Un de mes amis les plus chers ne me 
disait-il pas un jour, là-bas : « Chez nous, les femmes 
des villages traversés par les forçats vont porter des 
vivres à ces « malheureux », comme elles disent; chez 
vous, au contraire, du temps de la « chaîne », les 
paysans lançaient des injures, et, si c'était possible, 
des coups aux forçats qui passaient. » D'où pouvait-il 
tenir cet abominable mensonge, que réfutent les sou- 
venirs de tous les vieillards qui, chez nous, ont vu 
passer la « chaîne »? Je ne sais. En tout cas, c'est 

1, Revue dq Ministère de la justice, 1897, en russe. 



IHKOUTSK-LA-BLANCHE 267 

une impression analogue qui ressort de Tarticle de 
M. Drill, et il est bon de ne pas cacher ces choses. 

Je le répète, je ne me suis jamais occupé de crimi- 
nologie, et je ne suis pas venu en Sibérie pour étu- 
dier un système pénitentiaire que je ne pourrais com- 
parer avec aucun de ceux des nations européennes. 
Voici, cependant, les réflexions qui me sont venues à 
la lecture de cet article, et que je communiquerai à 
M. Sipiaguine. M. Drill, sans le dire expressément, 
montre bien que, pour la majorité des Français, le 
criminel est un être à part, un tombé qui ne se relè- 
vera plus, et pour qui il n'est guère utile de faire 
des frais d'éducation. Notre société moyenne a bien 
en effet, ce me semble, une opinion de ce genre. Les 
Russes veulent y voir le signe d'une grande dureté 
de cœur : ils se trompent. En réalité, cette opinion 
que nous avons des forçats tient à deux causes 
sociales : d'une part, la spécialisation à outrance de 
chacun de nous a pour effet de nous rendre indif- 
férents à toutes les classes sociales en dehors de la 
nôtre; d'autre part, le degré élevé de notre civilisa- 
tion fait que l'homme tombé par le vice ou par le 
crime est (ou paraît) beaucoup plus éloigné de 
l'homme normal et honnête que ce n'est le cas en 
Russie; il est donc (ou paraît) beaucoup plus irré- 
médiablement incorrigible. Cela ne veut pas dire 
que le niveau de la moralité soit plus élevé en France 
qu'il ne l'est en Russie, mais cela signifie que la 
dignité morale et que le sentiment de la responsa- 
bilité sont infiniment plus développés chez nous, dans 
les classes moyennes et profondes, que dans les cou- 
ches correspondantes de la société russe. Ce qui 
fournit à M. Sipiaguine ce contingent de forçats cor- 



C^l^lj- 



2G8 EN SIBÉRIE 

rigibles dont il est si fier, ce sont surtout les classes 
inférieures de la société, les classes rurales ou celles 
du petit commerce, qui, restées, faute d'instruction, 
très près encore de la nature, commettent souvent 
des crimes que, chez nous, elles n'auraient pas 
commis. La plupart de ces bons forçats russes que 
l'on nous montre avec orgueil, n'auraient pas, chez 
nous, commis leur crime, ou bien, tout au moins, 
la loi Bérenger ou le jury le leur eussent presque 
pardonné : mon cocher d'Alexandrovsk, qui avait 
tué sa femme coupable, eût été, en France, acquitté 
à l'unanimité. 

D'a-utre part, les Russes n'ont-ils pas, eux aussi, 
leurs forçats désespérés, leurs récidivistes, leurs bêtes 
brutes, contre lesquelles sévissent Sakhaline et les 
horreurs du cercle de Kolymsk? Il y a trois ans, on a 
exécuté à Irkoutsk huit forçats : étaient-ils donc des 
agneaux égarés, ces hommes que, dans un pays qui 
n'a plus la peine de mort, sauf en matière politique, on 
est cependant obligé de supprimer par la corde, parce 
qu'aucune prison n'arrête leurs fureurs? Certes, je 
ne défends pas le bagne français que je n'ai jamais 
vu, et qui,- probablement (j'ai entière confiance en la 
véracité de M. DrilP), est soumis à un dur régime, 
mais je soutiens que ceux qui le peuplent ne seraient, 
pour la plupart, guère plus amendés par les Russes 
qu'ils ne le sont par nous. Je conclus que notre sévé- 
rité, qui semble ici à notre honte, ne- prouve rien sur 
nos sentiments, et que, tout au contraire, le puissant 

4. M. Drill traite aussi durement Sakhaline. Je liens à rendre 
lionimage à sa haute impartialité et à rassurer que je ne le 
rend* pas responsable de toutes les méchancetés que le public 
russe lit volontiers dans les pages qu'il nous a consacrées. 



IRROITSK-LV-BLANCHE 2C9 

contingent des forçats russes corrigibles prouve Tinfé- 
riorité de la culture dans un pays où tant de braves 
gens se laissent glisser au crime. 

22 juillet. — M. Soukatchof m'a fait visiter un 
hôpital d'enfants installé 'dans son voisinage par la 
libéralité de M"*® Bazanof. C'est un édifice coquet et 
pratique qui abrite en ce moment trente lits, mais 
pourrait certainement en contenir bien davantage. 
Le caractère qui me semble y dominer, c'est la pro- 
preté blanche, et, de plus, la douceur, l'air pas 
hôpital. L'aimable directeur, le D'' Goubkine, me fait 
visiter les salles en grand détail, et partout, au lieu de 
cette impression de boîte à mort que m'ont laissée 
tous les hôpitaux français que j'ai vus, je trouve ici 
l'impression d'une série de chambres de convales- 
cence. Pas d'odeurs, pas de tristesses. En outre, les 
enfants disposent d'un arsenal de jouets, on leur 
montre la lanterne magique, et de temps à autre, on 
monte pour eux une boîte à musique. En ce moment, 
la plupart des petits malades jouent dans le jardin, 
à l'ombre. Qui donc, chez nous, aurait ainsi l'idée 
de dépouiller un hôpital de son air sinistre, pour y 
semer la gaîté du sourire et des fleurs? Dans un 
pavillon séparé, je vois un petit lépreux avec un 
visage hideux où brillent deux bons yeux fidèles. On 
voit qu'habitué aux bons traitements, jamais rudoyé 
par les médecins ni par les infirmières, il n'a pas 
conscience de sa hideur. Cela aussi est touchant. 

26 juillet. — Je vais me séparer ici de Gavril Pétro- 
vitch avec qui je viens encore, côte à côte, de passer 
ce mois à Irkoutsk, à qui je dois, ici comme partout, J 

tant de renseignements, d'encouragements, de bons 
offices de sympathie affectueuse. Chaque jour, chez 



4 



.^ -„^^ ^-^ ,.,-, ^^,^,-_, — ,^^^,,.„^^ 




270 EN SIBERIE 

lui OU chez moi, nous avons pris le thé du matin, et, 
presque chaque soir, nous nous sommes retrouvés 
pour partager, reviser, passer au crible les impres- 
sions et les renseignements recueillis. Une telle amitié 
m'a fortifié. Aujourd'hui, pourtant, il nous faut nous 
séparer : le temps me presse, car j'ai encore à visiter 
Kiakhta et des mines d'or, avant d'atteindre le fleuve 
Amour. Gavril Pétrovitch m'a procuré un tarentass 
léger : deux haridelles y sont attelées, mes bagages 
y sont descendus; il est trois heures après midi : il 
faut partir. Nous nous reverrons sans doute à Tchita. 
De nouveau je suis seul sur la grande route de 
Sibérie. 



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■^--rv?T*VT'r«7' • 



.^^--^- ... 



VI 



Le royaume du thé. 

LÉ LAC BAÏKAL. — KL\KHTA. — LA FRONTIERE 
CHINOISE* — UNE MINE D'OR. 

Après avoir roulé, durant sept ou huit heures, au 
trot résigné de deux chevaux maigres, sur une route 
fraîche qui côtoie l'Angara j j'atteignis à la tombée de 
la nuit Tendroit où l'immense rivière prend naissance 
dans le lac Baïkal. Le chemin, depuis Irkoutsk, avait 
été un peu monotone ; mais, lorsque le jour déclina^ 
le paysage sembla grandir en se parant d'ombre et de 
brouillard. Bientôt, devant moi apparurent de mys*- 
térieuses montagnes noyées dans une brume que 
la lune argentait, et l'eau d'opale, subitement gon^ 
fiée, sembla reculer vers la gauche jusqu'à l'horizon 
vague. C'était le lac Baïkal, « la Mer », comme le 
peuple le nomme ici, et j'arrivais sur la grève où 
les lames, à peine bercées par une brise insensible, 
déferlaient avec un clapotis rude et fréquent, comme 
essoufflées. J'eus grand peine à trouver un gîte 
pour ma voiture et pour moi; j'y parvins cependant, 
et, m'entourant de mes bagages, je m'endormis sur 
le plancher d'une chambrette nue, où j'avais allongé 
ma pelisse. 



.WT-^' 



272 EN SIBÉRIE 

Le village de Listvinnitchnaya, où je venais d'ar- 
river, doit son importance au lac Baïkal; ses habitants 
vivent du poisson qu'ils y pochent et des gains que 
leur rapporte le passage des voyageurs et des mar- 
chandises. C'est en effet ici que l'on s'embarque pour 
traverser le lac, et même, depuis quelques années, 
c'est ici qu'a été transporté le bureau de douane des- 
tiné à molester les voyageurs qui arrivent de l'est. Ce 
bureau douanier est assez curieux : au sortir du 
grand village, il est embusqué sur un côté de la route, 
qu'il barre au moyen d'un arbre mobile. Les voyageurs 
qui viennent de traverser le lac sont arrêtés à cet 
endroit : ils voient leurs bagages fouillés, retournés,' 
bouleversés, par des mains grossières, et ils ont l'in- 
signe déplaisir de retrouver, au fond du désert sibé- 
rien, cette vilaine formalité douanière qui empoisonne 
tant les voyages, et dont savent .si bien se dispenser 
les gens qui réellement se livrent à une large contre- 
bande. Il va sans dire, en effet, que tous ceux qui ont 
intérêt à transporter en Sibérie une charge de thé, de 
tabac ou de soieries, se gardent bien de passer ici par 
la grande route. Certains se glissent tout simplement, 
la nuit, par un sentier qui contourne la douane; 
d'autres, et ce sont les plus nombreux, passent en 
barque, par les nuits brumeuses, à la barbe des 
douaniers qui sont embusqués aux bouches de la 
rivière, large, à cet endroit, de cinq ou six cents 
mètres. Il est même quelques intrépides qui passent 
par des sentiers de montagne; mais, ceux-là sont • 
simplement des amateurs de sport, car tant de pré- 
cautions sont superflues, et rien n'est, paraît-il, aisé 
comme la contrebande par le Baïkal. Comme je tiens 
ces détails d'un excellent douanier, on ne pourra 






LE ROYAUME DU THÉ 273 

soupçonner que je serve d'écho à la vantardise d'un 
paysan *. 

J'avais une journée à passer au village : je l'ai 
employée à diverses excursions. La première me con- 
duisit de nouveau sur la route que j'avais suivie la 
veille; elle était maintenant éclairée par un soleil 
radieux, et je pus jouir enfin de ce merveilleux pay- 
sage que la nuit m'avait seulement permis de deviner. 
La route côtoie constamment la rive droite de la 
rivière, et offre sur la rive gauche, abrupte et boisée, 
un coup d'œil admirable : on y reconnaît la voie du 
chemin de fer en construction, cette voie mince qui 
se faufile, comme un ruban, le long de la pente qu'elle 
incise à peine, et qui semble suspendue au-dessus de 
la rivière glaciale. Je songe, en la contemplant, aux 
futurs voyageurs qui passeront par ici en wagon, et 
qui, après avoir vu, sans interruption, défiler sous 
leurs yeux les infinis paysages de la steppe, puis la 
tàiga robuste, arriveront ici aux Alpes baïkaliennes : 
auront- ils encore, après ce long voyage, la force 
d'admirer ce sublime horizon?... Car le lac est, en 
vérité, l'un des plus beaux que je connaisse au monde. 
Ses rives, fort escarpées déjà sur la côte occiden- 
tale, où nous sommes, sont constituées à l'est, par 
de colossales murailles rocheuses qui tombent à pic 
sur ses eaux et ne s'ouvrent que de temps à autre 
pour livrer passage à quelque rivière. Au delà de 
cette ligne grandiose, se dressent des montagnes 
couvertes de neige, dont on voit d'ici scintiller les 
pics. Dans l'intervalle, l'eau bleue qui moutonne à 

1. Il paraît que le Ministère veut reporter la douane à Kiakhta 
ou à Troïtskosavsk : ce serait une faute insigne, car la contre- 
bande est encore plus aisée là*bas que sur le Baïkal. 

EN SIBÉRIE. lo 



ciT ^, —» - r - - ,-7 ^r ■'^JtXTT^'^F^^ 



^ 




•274 EN SIBERIE 

perle de vue m'a donné, à certains moments, des 
impressions analogues à celles de la Méditerranée. 
Mais, surtout, à chaque nouveau tournant, et comme 
involontairement, mes yeux se reportaient à l'horizon 
vaporeux, à celle brumeuse dentelle, à cet ébou- 
riCfement grisâtre des montagnes qui, vers Test, 
encerclent cette mer intérieure de TAsie. 

Jusqu'à l'an dernier, le lac Baikal était mal connu. 
Le Gouvernement a envoyé pour l'explorer une expé- 
dition hydrographique commandée par un officier de 
marine aussi aimable qu'intelligent, Féodor Kirillo- 
vitch Drijenko. J'avais eu la bonne fortune de le ren- 
contrer à Irkoutsk : aussi mon désappointement fut-il 
sensible, lorsque j'appris qu'il n'en était pas revenu, 
et dus reconnaître qu'à bord de son vapeur, Ylnno- 
kenhj, personne ne pouvait ou ne voulait se mettre à 
ma disposition pour compléter les renseignements 
dont j'avais besoin. Il y avait là un officier de marine 
trop occupé de la récente capture d'un jeune cygne, 
pour pouvoir causer sérieusement. 

L'expédition hydrographique a d'abord pris pour 
tâche de tracer la carte du Lac. On s'est aperçu que 
les cartes précédentes, tout en lui conservant ses 
contours généraux, le faisaient s'allonger d'environ 
trois quarts de degré dans la direction du nord-est. 
On a ensuite entrepris des sondages sur différents 
points, et, notamment, sur la ligne où passent les 
paquebots, entre Listvinnitchnaya et Mouisovaya. Ces 
sondages ont révélé l'existence, au fond du lac, d'une 
véritable chaîne de montagnes qui se détache brus- 
quement de profondeurs énormes, car, en plusieurs 
endroits, la sonde est descendue à environ 2000 mè- 
tres, sans pouvoir trouver le fond. Cette année, 



LE ROYAUME DU THÉ 275 

rinnokenty , après une croisière vers le nord, va 
explorer la partie méridionale du Baïkal. Il s'agit, en 
effet, de savoir si la muraille rocheuse qui forme la 
rive, tombe brusquement sur de grands fonds d'eau, 
ou bien si, au contraire, elle permet rétablissement, 
soit à flanc de rocher, soit sur un remblai, d'une 
voie de chemin de fer. On ne sait pas encore de quelle 
façon le Transsibérien passera d'Irkoutsk en Trans- 
baïkalie. Le plus simple serait de lui faire gagner 
directement, depuis Irkoutsk, la pointe méridionale 
du lac ; mais ce tracé nécessiterait plusieurs travaux 
d'art, des tunnels surtout, dont le coût serait assez 
élevé; les ingénieurs de cette ligne semblent d'ail- 
leurs vouloir à tout prix éviter la montagne. Un 
autre projet consiste à faire passer les trains au tra- 
vers du Baïkal au moyen d'un ferry-boat ; mais , 
comme on ne sait pas quel sera le résultat de cette 
hardie tentative, on a cru bon de présenter, à tout 
hasard, un troisième projet, celui de diriger la ligne 
le long de la rive du lac, depuis Listvinnitchnaya jus- 
qu'à Mouisovaya. Ce dernier projet, que vont éclairer 
les études de l'expédition Drijenko, est celui qui, 
certes, présente les plus grandes chances de succès, 
si la rive se prête à l'établissement d'une voie. 

Le fameux ferry-boat^ dont on a tant parlé, et que la 
presse européenne considère déjà comme à peu près 
terminé, se construit à trois ou quatre kilomètres de 
mon auberge, à l'autre bout du village. Grâce à l'obli- 
geante conduite d'un des ingénieurs, j'ai pu en visiter 
les chantiers. Tout d'abord, on ne voit qu'un amas 
extraordinaire de poutres assemblées sur plusieurs 
rangs parallèles. Puis, peu à peu, on découvre dans 
la cour des pièces de métal, des ailes d'hélice, des 



yi^- 



^■WS 



276 EN SIBÉRIE 

arbresNde couche, et Ton apprend que ces tourelles en 
poutres énormes sont la base même du ferry-boat. Ce 
bateau qui doit mesurer, si j'ai bonne mémoire, 70 ou 
80 mètres de long, sur 26 mètres de large, se cons- 
truit en plusieurs sections. Tout l'effort des ingénieurs 
porte sur la lutte qu'il faudra soutenir contre l'hiver : 
le feiry-boat devra briser la glace, lorsqu'il en sera 
besoin, non pas en la fendant au moyen d'une étrave, 
mais en l'écrasant par son propre poids. A cet effet, 
il contiendra des réservoirs qui, selon les besoins de 
la marche, pourront être remplis d'eau ou bien vidés. 
Quant à la machine, elle a été commandée en Angle- 
terre. Outre les hélices destinées à la propulsion, elle 
sera munie de deux hélices latérales disposées per- 
pendiculairement à l'axe de la marche. Ces hélices 
auront pour but de retirer l'eau de dessous la glace, 
tandis que le bateau soulevé fera pression sur cette 
môme glace privée de son élastique appui. Je ne sais 
si mon explication est très exacte, car je n'ai pas vu 
les plans du bateau; je puis dire, du moins, que les 
constructeurs ne doutent pas un instant du succès. 
Il est bon d'ajouter qu'en Sibérie, ils sont, à ma con- 
naissance, les seuls à partager cette confiance. C'est 
qu'en etTet le Baïkal est, durant sept mois, emprisonné 
sous une énorme croûte de glace. Les défenseurs du 
ferry-boat affirment que le chenal sera toujours libre, 
en raison du fréquent passage des bateaux porte- 
trains. Ils oublient que, si la' glace n'a pas le temps 
de se reformer bien épaisse sur ce chenal de trente 
mètres, du moins, sous l'influence des vents et de la 
dilatation, cette trouée éphémère sera, en quelques 
secondes, obstruée par les glaçons avoisinants. Ce 
chenal, ni plus ni moins qu'une de ces crevasses qui 



a" 



LE ROYAt^ME DU THE 27* 

sillonnent le lac durant l'hiver^ se bouchera ou s'en- 
tr 'ouvrira à l'improviste. Malheur au train qu'une 
banquise de plusieurs centaines de kilomètres saisira 
dans son colossal étau ! Souhaitons tout au moins 
de nous tromper; mais, avant de nous réjouir, atten- 
dons les premières expériences... 

.28 juillet. — Au matin, je m'installe sur un vapeur 
qui doit me transporter sur la rive orientale du lac, 
où je remonterai dans ma voiture, qui m'accompagne, 
amarrée sur le pont. Le public des premières est fort 
peu nombreux : quelques dames, un ingénieur qui 
regagne Tchita, et prend plaisir à soutenir dans le 
salon des paradoxes opiniâtres, et enfin, un marchand 
d'Irkoutsk, avec lequel je cause longuement de ce 
pays qu'il connaît bien. Je tiens de lui une anecdote 
assez caractéristique. Un jour, deux commerçants de 
la ville, les frères X., furent accusés d'avoir com- 
mencé, sans l'autorisation légale, à exploiter une 
mine d'or. Ils furent condamnés : comme ils se trou- 

m 

vaient déjà en Sibérie orientale, on ne les exila pas 
très loin, mais seulement dans un village perdu, 
afin qu'ils ne pussent ni commercer, ni faire ins- 
truire leurs enfants. Au bout de deux années, les 
pauvres gens obtinrent la permission de rentrer à 
Irkoutsk. Ils y vivaient depuis quelques mois, lorsque 
le général Gorémykine s'aperçut de leur présence : 
il n'en pouvait croire ses yeux. Comment, lui qui 
aime tant la paperasserie, il avait pu laisser passer, 
et signer sans la lire, une supplique des condamnés? 
Non! c'était impossible; il y avait, pensa-t-il, quelque 
intrigue sous cette affaire. Qu'eussiez-vous fait à la 
place du Gouverneur général? Il avait deux partis 
logiques à prendre : ou bien fermer les yeux, ou bien 



278 EN SIBÉRIE 

faire une enquête et punir, s'il y avait lieu, le fonc- 
tionnaire qui l'avait trompé. Le général ne ferma pas 
les yeux et ne fît pas d'enquête : il prit un troisième 
parti! Admettant, sans discussion, qu'il y avait fraude, 
il se garda bien de s'en prendre aux vrais coupables : 
il exila de nouveau les malheureux marchands : 
« Cela leur apprendra, dit-il, à corrompre mes fonc- 
tionnaires! » Où trouver une plus vive peinture de ce 
caractère candide et fantasque, très bon au fond, 
mais si rude dans la forme? Il est bon d'ajouter que 
les frères X. furent acquittés parle Sénat... 

L'eau du lac Baïkal, comme celle de l'Angara, est 
d'une incroyable transparence. On y voit les cailloux 
du fond par quinze mètres d'eau et plus. Cette pureté 
de ses eaux a si bien frappé les riverains du lac qu'ils 
l'ont enjolivée de légendes : ils affirment que le 
Baïkal ne peut supporter aucune impureté, et que, 
lorsque, par exemple, un homme ou un animal vient ' 
à s'y noyer; il rejette bien vite le cadavre sur la rive la 
plus prochaine. Pour ma part, l'eau si merveilleuse- * 
ment pure, à travers laquelle on ne voit pas un pois- 
son \ cette eau glaciale et vierge, ne m'est pas sym- 
pathique, elle me semble morte, à moi qui aime 
tant la mer.... Pour la troisième ou la quatrième fois, 
je dois subir, en contemplant le lac par-dessus le 
bordage, l'histoire du « marchand avare ». Le pauvre 
homme, ayant payé passage pour sa voiture et ce 
qu'elle contenait, refusa de prendre pour lui-même 
un billet, affirmant qu'il ne devait rien, à condition 
de ne pas quitter son tarentass. La discussion prit 

* . ' " 

1. Le Baïkal, sans être très poissonneux, alimente cependant 
des pêcheries. Uomoule, que l'on y -capture, est fort prisée et 
remplace le hareng des zakouskis russes. 



•V" 



LE ROYAUME DU THÉ 279 

un caractère aigre-doux, mais le marchand conserva 
le dernier. Or, il arriva par malheur que,, dans un 
formidable coup de* roulis, la voiture, mal calée, 
glissa dans Teau, et s'y enfonça avec son propriétaire. 
Je suppose, entre nous, que c'est la compagnie de 
navigation qui fait circuler cette édifiante histoire, 
pour effrayer les passagers trop économes I 

Sur Tavant du bateau, des prisonniers sont parqués, 
gardés par des soldats plus sales qu'eux-mêmes : 
.ce sont des forçats que l'on conduit au bagnel Les 
hommes ont la moitié de la tête rasée, et les jambes 
entravées par les kandaly^ des chaînes qui relient 
leurs chevilles à une ceinture de fer. Les femmes 
sont libres; mais, comme les hommes, elles portent 
la houppelande du bagne, en grossier drap gris, avec 
un losange découpé dans le dos, et remplacé par du 
drap jaune. Une toute jeune fille est là, jolie en 
vérité : quel crime ont donc commis ses yeux qui 
semblent maintenant voilés d'indifférence? Une femme 
d'un type oriental, une Caucasienne,. qui accompagne 
son mari au bagne, pleure silencieusement, en regar- 
dant cette « Mer » qui la sépare si bien, pour si long- 
temps, de là-bas. Une autre femme soigne avec une 
touchante sollicitude ses deux enfants, un garçon et 
une fillette de cinq et sept ans tout au plus : elle les 
enveloppe dans son châle, car il fait frais, et elle leur 
partage un morceau de pain blanc qu'un passager 
vient de lui tendre. Une dame lui demande, en mon- 
trant les enfants : « Ils suivent leur papa? » Et la 
femme répond avec une simplicité grosse de regret 
pénitent et résigné : « Non! c'est moi qir*ils suivent»... 
Ce spectacle est bien triste. 

Longtemps, un épais brouillard nous emprisonne, 



1 



280 EN SIBÉRIE 

mais enfin, il se dissipe et nous permet d'apercevoir 
la côte ; nous avons parcouru une soixantaine de 
kilomètres, et nous arrivons à la station de Mouiso- 
vaya. Sifflets, coups de cloche; enfin nous accostons 
la jetée au milieu d'un grand brouhaha de voitures 
remuées, de chevaux qui piétinent le bois et font 
tinter leurs clochettes, d'hommes qui causent et qui 
s'interpellent. Nous sommes en Transbaïkalie, et il 
fait très chaud. 

Pour me rendre à Kiakhta, j'ai le choix entre deux 
routes : l'une suit la vallée de la Sélenga, en contour- 
nant la pointe orientale des monts Khamar Dabane 
qui la séparent du lac; l'autre s'engage directement 
dans la montagne : cette dernière est plus courte et 
plus pittoresque; c'est, naturellement, celle que je 
choisis. Cette route qu'on appelle le « tract des mar- 
chands » a été construite par les marchands de thé 
de Kiakhta, désireux de gagner cent ou cent cin- 
quante kilomètres en évitant à leurs rouliers le détour 
de Verkhné-Oudinsk : elle est charmante, et elle 
repose des monotonies de la steppe occidentale. Les 
hauteurs entre lesquelles monte la piste poussié- 
reuse, sont couvertes de pins, de cèdres et d'arbres 
à feuillage ; elles sont extrêmement riches en minerai 
de fer, et voici que déjà une usine s'y installe. A nos 
côtés roule un gave écumant et joyeux, et les éboulis 
de rochers sur lesquels il sautille, les pins accrochés 
sur la pente," l'horizon qui, peu à peu, se dégage sur 
des lointains violets, tout cela me donne des impres- 
sions de vallée pyrénéenne. Nous montons toujours; 
la route, patiemment, s'élève le long des cimes en 
les contournant, et, malgré l'accablante chaleur, 
j'éprouve une surprise joyeuse à me retrouver, si 



"y^^ 






LE ROYAUME DU THÉ 281 

loin, comme dans un paysage connu, presque fami- 
lier. Le lac, un instant, apparaît, bleu pâle, dans 
une buée, puis tout à coup, Teau bondissante, qui 
depuis quelque temps nous avait quittés, se montre 
de nouveau, et je m'aperçois qu'elle glisse sur un 
autre versant. Sur les sommets que la route côtoie, 
j'aperçois, à certaines clairières, des buissons où les 
passants bouriates ont, en guise de prière, attaché 
aux menues brindilles des chiffons multicolores. Une 
descente, au soleil déclinant, vers la vallée qui 
s'assombrit dans la fraîcheur croissante, une descente 
au grand trot, au grand galop, folle par endroits, une 
descente délicieuse et grisante, m'amène à la station 
d'Oudounga où je me décide à passer la nuit, afin de 
ne pas arriver trop tôt chez un riche Bouriate auquel 
je dois rendre visite demain. Le maîtrade poste lui- 
même me conseille de ne pas m'étendre sur un banc 
de sa maison : (^ Il y a tant de vermine, dit-il, que 
nous avons failli en perdre notre petit enfant, dont le 
corps n'est qu'une plaie! » Reconnaissant du conseil, 
je passe la nuit dans ma voiture, ma bonne petite 
voiture tapissée de foin. 

^9 juillet, — Une journée pénible, occupée à de 
lentes pérégrinations, par une atroce chaleur, à tra- 
vers des oulousses ou campements bouriates. Ces 
rusés indigènes profitent de mon ignorance de la 
langue mongole pour me jouer, pour m'exploiter, et 
pour modifier contre mon gré mon itinéraire. Ils 
conduisent lentement mon tarentass, de village en 
village, à travers une longue vallée sans arbres et 
sans eau. Aux stations, je pénètre çà et là dans leurs 
demeures, et j'y trouve chaque fois, dans la pièce 
d'apparat, l'étagère sacrée où reposent les statuettes 




•282 EN SIBERIE 

des dieux, quelques livres sainls, des amulettes, 
et une dizaine de coupes contenant des céréales. Ces 
Bouriates me font parfois une sinistre impression. 
Je vois encore un vieillard énorme, nii jusqu'à la 
ceinture; à mon arrivée, il ricanait sur le pas de sa 
porte en causant avec deux ou trois compatriotes 
accroupis sur leurs jarrets, et je crus un instant me 
trouver en face d'un conciliabule de sauvages. 

Le soir enfin, mon tarenlass pénétrait dans une 
sorte de vaste plaine entourée de montagnes, et toute 
tapissée de plantes aquatiques, comme si elle consti- 
tuait le fond d'un lac récemment desséché : bientôt 
j'apercevais le fameux lac des Oies, et faisais mon 
entrée dans le village sacré qui s'étale sur ses rives 
plates. 

Le grand prêtre, ou Khairibo lama^ du monastère 
bouriate {Dalzane) du lac des Oies, met à la disposi- 
tion des visiteurs une grande maison, espèce d'hôtel- 
lerie confortable à la russe. Deux aspirants lamas 
m'en ouvrent les portes et transportent mes bagages 
dans la salle à manger, qui doit me servir de cliambre, 
tandis que le salon est réservé au Prince Oukhtomski, 
attendu dans quelques heures. Le prince revient de 
Chine, où il a porté au Fils du Ciel les présents du 
Tsar. A peine installé, je vois entrer chez moi un 
lama très obséquieux, très sale et très corpulent : il 
parle russe et m'annonce qu'il est envoyé parle grand 
prêtre, dont il est le secrétaire, pour régler les détails 
de la visite que je dois lui faire demain. L'excellent 
homme est bavard : comme, aux frais de son" maître, 
on m'offre un dîner précédé de vodka, je lui aban- 
donne mon apéritif, et, de suite, nous sommes les 
meilleurs amis du monde. Il me donne sur tout^ la 



. --> - 



LE ROYAUME DU THÉ 283 

société de copieux détails, et quand il mè quitte, je 
suis au courant de la vie qu'on mène dans la sainte 
bourgade. 

Le lendemain, levé dès l'aube, je fais toilette, et 
j'attends la visite du Chérétoiiï. Le grand prêtre est en 
effet absent; malade, il se repose dans un couvent 
moins assiégé de visiteurs que n'est celui-ci. C'est le 
Chérètoui qui le remplace : or, pour des raisons que. 
j'ignore, prpbablement à cause des préparatifs néces- 
sités par l'arrivée du prince Oukhlomski^ il préfère 
me rendre visite à l'hôtel, plutôt que de me recevoir 
dans ses appartements. Vers neuf heures, le cortège 
fait son entrée. Le Chérètoui, Baldajiichi Djordjiévitch 
Djorjief, est un petit vieux, un peu voûté, au visage 
très large, avec un nez écrasé, et des yeux si minces 
qu'ils se réduisent à une ligne transversale. De toute 
sa petite personne saluante et souriante se dégage une 
impression de bonhomie futée. Bien qu'il soit, après 
le grand prêtre, le plus haut dignitaire de la confrérie, 
je ne distingue guère dans son vêtement les signes 
de ses fonctions élevées : il est vêtu, comme tous les 
lamas de sa suite, d'une robe en soie jaune où sont 
brochées des images du Bouddha. En bandoulière, il 
porte, comme eux, une sorte d'écharpe libre en soie 
rouge, très longue et très large, drapée comme une 
toge : c'est le symbole des vœux monastiques. Il 
ignore, ou bien feint d'ignorer le russe, et nous cau- 
sons par l'intermédiaire d'un lama qui écorche. misé- 
rablement cette langue. La conversation est peu 
animée, on le comprend. Nous échangeons des poli- 
tesses, des souhaits, quelques questions. Les petits 
yeux du Chérètoui observent sur ma figure l'effet de 
ses paroles tandis qu'on me les traduit, et, dans ce 



3»)4' EN SIBKHI 

regard souriant et inquisiteur 
ne sais trop ce qui domine le 
moquerie ou l'astuce. J'ohtien 
de visiter les curiosités du tem 
rons après avoir échangé det 
une pièce légère d'argenterie r 
grande écharpc en soie bleue 
images du Bouddha, et une pc 
de Çakia-Mouni. Nous som 
l'autre. 

Le temple, que je m'empres! 
fice en bois, constitué par troi 
vont en diminuant, et qui se te 
angles retroussés, à la chinois 
bas est tout encombrée de col 
d'innombrables bandes d'étoff» 
très haut, et s'agitent au mo 
sont perpendiculaires à la r 
s'ouvre la porte d'entrée; en 
taine de fidèles psalmodient d 
donnée par un gong, et dans 
plus rapide qui finit par deven 
face de l'entrée, an fond de la 
trade, derrière laquelle sont d< 
contiennent des statues de di< 
dieu de la fécondation, des dit 
paisibles, puis enfin, une stati 
tant une déesse, Nohon Hédé 
avec une taille mince, une poitr 
et une attitude paisiblement hi 
prendre et'permet d'accepter s 
sième œil qu'elle porte perpend 
du front. Je ne sais si c'est ui 



^ V^ ,* - ' .^^ - ^^^ 



LE ROYAUME DU THÉ 285 

sculpté celte œuvre : en tout cas, pour posséder une 
telle connaissance de la femme, il a dû prendre son 
temps, avant de prononcer ses vœux monastiques. 

Au premier étage, nouvelle salle et nouvelles 
armoires, avec de nouveaux dieux plus sombres, plus 
terribles. C'est là aussi que l'on conserve les ori- 
peaux, les déguisements grotesques et les masques 
hideux qui servent aux lamas pour célébrer la grande 
fête du TsamCj avec ses danses et ses processions 
symboliques. 

Enfin, une dernière échelle de bois m'amène au 
deuxième étage, où, dans deux petits réduits qui se 
font face, reposent, à droile, un dieu clair, à gauche, 
un dieu sombre, monstre horrible et terrifiant. Les 
Bouriates n'ont pas multiplié dans leur temple les 
figures de dieux, mais ils les ont soigneusement choi- 
sies!... Une petite échelle encore à grimper en com- 
pagnie de mon lama empêtré de sa robe jaune, et 
je débouche sur la terrasse qui domine le templç. 
Les dieux dorés et les dieux noirs s'oublient brus- 
quement dans cette lumière splendide. A nos pieds 
s'étalent les toits symétriques du village saint, habité 
uniquement par des lamas et par des aspirants à 
cette fonction; c'est une bourgade tranquille, toute 
en bois, avec des clôtures de planches enfermant des 
cours nues. Du gazon pousse dans les rues, où se 
promènent lentement, pieusement, en robes multi- 
colores, les prêtres bouddhiques. Sur la gauche, on 
aperçoit des coUines pierreuses, dénudées, désolées; 
mais, dès que le regard s'en détache, il erre librement 
sur le lac bleu, dont les rives sont si basses, et l'eau 
si paisible, qu'on ne distingue plus, par endroits, la 
ligne qui les sépare. Je reste longtemps à regarder 



286 EN SIBERIE 

ce petit village de planches écrasé par la chaleur, sur 
la plaine sablonneuse et nue, et mon guide ne sait 
trop pourquoi je prolonge ainsi ma méditation. Je 
songe que les Russes, si jeunes encore de civilisa' 
tion, ont instinctivement trouvé le moyen de s'as- 
similer les peuples. Si nous avions la Mecque en notre 
possession, nous y enverrions des képis galonnés, des 
pantalons rouges, quelques bouteilles d'absinthe, et 
toute une série de fonctionnaires : les Russes, dans 
cette Mecque en miniature,- n'ont pas un tehinovnik: 
leur seul représentant ici, est, il est vrai, un rusé com- 
père, mais il n'est que Toueur de chevaux, et ne fait 
pas de propagande... 

Je continue à visiter des temples. L'un deux n'est 
qu'une sorte d'énorme hangar dans lequel loge k 
l'ombre et au sec une gigantesque slaUie de Bouddha. 
On me fait ensuite visiler l'imprimerie rudimentaire 
où l'on tire à la main des épreuves sur planches en 
bois gravées. Enfin, ma promenade se termine chez 
un vieux prêtre, frère de l'ancien Kkambo-lama : par- 
tout, dans les appartements meublés seulement de 
nattes épaisses et de rares étagères sacrées, partout 
règne la propreté scrupuleuse à laquelle tient ^i 
opiniâtrement une partie de l'Extrême-Orient. On 
m'offre du thé préparé à la façon bouriate : du thé 
en briques bouilli, cuisiné avec du lait aigre et divers 
ingrédients. 

Cependant, tout le monastère est en émoi. Le 
prince Oukhtomski, que l'on attendait le matin, ne 
doit arriver que dans l'après-midi, et l'on se prépare 
à le recevoir. Tous les lamas de distinction ont revêtu 
leurs plus belles robes d'apparat, et, depuis une heure, 
ils sont debout dans la cour de l'hôtel, tandis que 



LE ROYAUME DU THE 287 

des guetteurs, perchés au haut du temple, scrutent 
llhorizon. Deux fois, tout ce monde est sorti comme 
appelé par une alerte; mais, pourvud'une jumelle à 
prismes extrêmement puissante, je les ai détrompés. 
Le soleil, impitoyablement, nous grille. De ma fenêtre, 
je puis examiner à loisir les costumes qu'ont revêtus 
mes hôtes. Les uns sont en robes jaunes^ les autres en 
grenat, et je ne puis m'empêcher de les comparer à 
une assemblée de professeurs de Faculté. Mais les 
coiffures bizarres des lamas déconcertent quelque 
peu mon imagination : les uns portent de grands 
panaches jaunes, les autres des bonnets jaunes, de 
forme pyramidale, agrémentés de rubans verts; 
d'autres, enfin, ont la tête couverte d'une coiffure 
énorme, toute plate, jaune, bien entendu, qui jure 
singulièrement avec les hautains couvre-chefs de 
leurs collègues. Tous ces hommes bizarrement accou- 
trés se promènent de long en large en plein soleil, 
interrogent l'horizon, échangent entre eux des 
réflexions que je ne comprends pas, puis des rires 
brefs... Lassé d'attendre, je pars enfin. 

3i juillet. — Je suis arrivé vers midi, par une 
chaleur abominable, dans la bourgade de Kiakhta, 
but de mon excursion, et je bénis le ciel qui me 
délivre pour quelques jours des tortures du voyage 
par les traîtresses ornières de la plaine sablonneuse, 
ou sur les bords infestés de moustiques de la rivière 
Sélenga. Je suis arrivé muni seulement de trois 
lignes de recommandation pour une famille qui, de 
suite, s'est ouverte à moi, et, depuis une demi-heure, 
je suis l'hôte de MM. Touflef et Voronine, que je ne 
connaissais pas ce matin ! 

J'ai fait aujourd'hui visite à Maïmatchine, la 



288 EN SIBÉRIE 

ville chinoise. Sa muraille d'enceinte n'est pas éloi- 
gnée de cent mètres de la dernière maison de Kiakhta. 
Les deux villes se touchent pour ainsi dire, malgré 
le poteau qui indique entre elles la ligne de la 
frontière russo-chinoise. Le mur d'enceinte est fait 
de terre glaise, de paille hachée et de lattes en bois 
léger : elle s'écaille par endroits, ailleurs, elle s'effrite 
à son sommet : elle est pour moi, dès le premier 
coup d'œil, comme un symbole de la Chine qui se 
désagrège. A l'entrée des poternes sont postés des 
flâneurs en haillons; et, quand on pénètre dans la rue 
qu'ils semblent garder, on est d'abord incommodé 
par les senteurs qui s'en dégagent : des mauvaises 
odeurs de toute sorte, provenant des négligences 
de la voirie, et, par-dessus tout, une odeur indéfi- 
nissable, fade et pénétrante, écœurante au premier 
abord, l'odeur du Chinois. Les rues sont extrêmement 
étroites : c'est tout juste si l'on a de quoi s'y ranger 
d'un chariot qui passe : elles sont vaguement pavées 
de dalles et de pierres disjointes. Chose étrange, les 
vastes portes cochères des magasins entre lesquels 
on circule, sont en général propres, bien soignées, 
ornées d'un auvent festonné et gaufré. Lorsqu'on 
pénètre dans les cours ainsi défendues, et qu'on par- 
vient à faire taire les petits chiens à nez camus qui 
se jettent à votre rencontre, on est surpris du con- 
traste que présente avec la rue bruyante et sale, 
l'intérieur des maisons de commerce. La cour est 
en général égayée d'étagères où sont posés des pots 
de fleurs joliment soignées : on y voit des lauriers- 
roses, des géraniums, des fleurettes de toute sorte. 
Puis encore on aperçoit, pendues aux murs de la 
cour, de petites cages rondes contenant des oiseaux 



iï»-*^- 



LE ROYAUME DU THÉ 289 

du genre des cailles. Le magasin s'ouvre mystérieu- 
sement devant vous, et vous pénétrez dans une pièce 
sombre, fraîche, soigneusement tenue. Le fond du 
magasin est généralement occupé par une espèce 
d'estrade basse, qui recouvre la caisse d'un grand 
poêle : c'est là que les personnages principaux de 
la maison s'allongent, côte à côte, perpendiculai- 
remeiit à la cloison, comme des soldats dans un 
corps de garde, sur des feutres épais enveloppés 
d'étoffes multicolores. La paroi qui ouvre sur la cour 
est constituée par des châssis mobiles en baguettes 
de bambou offrant des dessins capricieux ; les vitres 
y sont rares : on les remplace le plus souvent par du 
papier huilé ou par de J'étoffe. Tout est si iien rangé, 
si propre, dans cette pièce, que l'on a peine à croire 
que la rue chinoise soit si proche. Les meubles, sans 
être des pièces de musée, sont cependant, pour la 
plupart, élégants; ils sont en bois verni agrémenté de 
quelques cuivres. Voici, par exemple, une haute ar- 
moire en bois de couleur sombre, sans une corniche, 
sans une ciselure, mais avec quatre petites pièces de 
cuivre incrustées : cela est d'un goût sévère, d'un goût 
sûr qui me fait plaisir. Je m'enquiers de la destination 
de ce joli meuble : un jeune garçon s'avance, saisit 
des poignées dissimulées dans les cuivres, et ouvre les 
deux battants : l'armoire est tout simplement destinée 
à cacher un minuscule escalier qui sert à atteindre, 
au haut de la pièce, l'ouverture où se loge le cou- 
vercle du calorifère ! Le fond de la pièce est occupé 
par des vitrines. Les marchands, avec de bienveil- 
lants sourires, sortent de là cent bibelots : de la 
faïence commune, de menus ustensiles de ménage, 
des bouliers-compteurs, des baguettes à manger, des 

EN SIBERIE. *^ 



290 EN SIBÉRIE 

tasses à Ihé avec leur couvercle, des soucoupes en 
mêlai, en forme de fleur épanouie, des aiguières en 
Oiétal pour verser le vin bouillant, des godets de 
faïence destinés à recevoir ce vin, en un mot les mille 
petites choses nécessaires à la vie courante. Puis, 
voici que du fond de placards sombres, on sort 
devant nous des paquets enveloppés de papier de soie 
et ficelés avec soin : un à un, avec une adresse et 
une prestesse singulière de leurs longs doigts effilés, 
les commis ouvrent ces paquets, en font voir le con- 
tenu, puis, en un tour de mains, les ficellent de nou- 
veau ; cette fois, ce sont des bibelots rares : des dieux 
en bronze doré, des soieries, des foulards, des pièces 
d'étoffe, des mouchoirs brodés en couleur, des thés, 
des livres de prière et des livres obscènes, des images.. . 
Les maîtres de la maison se montrent très aimables, 
très accessibles à ma curiosité d'Européen. Ils^se 
laissent questionner sur mille détails, et annoncent 
leurs prix tranquillement, sans faire l'article. 

Toutefois, le magasin n'absorbe pas la maison tout 
entière. On aperçoit des pièces dans lesquelles nul ne 
vous invite à pénétrer, des pièces intimes, je pense, 
avec un autel domestique. Ailleurs, voici des ateliers. 
Près d'une fenêtre, un artiste accroupi grave patiem- 
ment des caractères sur une planche. Plus loin, des 
commis, leurs larges manches retroussées, comptent 
de l'argent russe, des billets, qu'ils feuillettent de 
leurs doigts maigres. D'autres causent et rient à tout 
instant, subitement, sans qu'un sourire préalable 
m'ait fait deviner qu'ils plaisantaient. Un grave 
Chinois, étendu sur un banc, lit un livre imprimé de 
haut en bas; près de lui, deux jeunes garçons 
s'exercent à écrire : le regard attentif, la main droit 



- LE ROYAUME DU THÉ â9i 

à demi tendue, et les doigts recourbés en dedans, 
ils tiennent le pinceau fin et s'exercent à des pleins et 
à des déliés savants. Il fait si frais, dans ces maisons 
chinoises, jalousement closes, que ce doit être, par 
cette chaleur, une vraie joie que d'y travailler... 

L'escorte mongole' qui a eu mission d'accompagner 
depuis Ourga jusqu'à' la frontière russe le prince 
Oukhtomski et sa suite, est encore arrêtée aux 
portes de Maïmatchine. C'est une rare occasion pour 
moi d'observer un campement exotique. Mes hôtes 
m'y ont conduit, après dîner, à la fraîcheur. Les 
tentes sont dressées sur un épaulement de terrain 
auquel la ville s'appuie vers le sud-ouest. En ce 
moment, tout ce monde dîne ou cuisine. Les soldats 
mongols n'ont pas des figures bien rassurantes : je 
préférerais, ce me semble, voyager seul plutôt que de 
les avoir à mes trousses. Ils sont vêtus de misérables 
chemises de coton, et chaussés de bottes lâches. L'un 
d'eux, qui passe près de nous complètement nu, me 
fait involontairement reculer, comme un sauvage de 
mes souvenirs d'enfant. Dans des trous creusés en 
terre, les feux sont allumés; les poêles sont posées 
sur le gazon qui leur sert de trépied, et les cuisi- 
niers y font frire, dans une huile abominable, des 
choses sans nom; j'aperçois pourtant des crêpes : le 
Vatel chinois les retourne en les saisissant, à même 
la poêle, de ses longs doigts, et il les remue de cette 
même fourchette naturelle, dont la trace y reste 
imprimée en noir. Assis sur un tabouret, devant un 
petit banc, un officier chinois, gras et jovial, fait la 
dînette avec ses deux baguettes en os. Il absorbe 
prestement le contenu des petits bols qu'on lui pré- 
sente, et, quand il a fini, il eiitre avec nous en con- 



â9-3 EN SIBÉRIe. 

versalion, au moyen de ce sabir russo-chinois qui 
sert ici aux relations de frontière. Il est tout heureux 
de nous faire voir une montre en argent qu'il a reçue 
en cadeau du prince Oukhtomski, tandis qu'un de 
ses collègues mongols, un vieux à bonne figure 
bronzée, cherche à nous vendre un cendrier en 
forme de tête de chien qui lui a été offert à la même 
occasion, et dont il n'a que faire, bien entendu, dans 
la steppe. Un soldat, arrêté près de nous, écoute, la 
bouche entr'ouverte, celte conversation à laquelle il 
n'entend rien, et continue machinalement à gratter, 
comme ferait un singe, son corps nu jusqu'à la cein- 
ture. Ces hommes sont accueillants, familiers sans 
transition, et, dans leur misère et leur saleté, contents 
sans doute de leur vie vagabonde; ils n'ont pas l'air 
trop malheureux. 

Pour revenir à Kiakhta, nous sommes passés près 
des jardins que cultivent les maraîchers de Maïma- 
tchine. Les légumes de toute espèce s'y pressent 
comme chez un jardinier de nos pays : la terre, dans 
ces petits enclos, semble d'une fertilité remarquable; 
on en comprend la raison, lorsque l'odoral vous 
avertit du genre d'engrais que l'on y emploie. Ces 
maraîchers produisent à très bas prix des légumes de 
première qualité, dont se nourrissent presque exclu- 
sivement leurs compatriotes, et que leurs colporteurs 
vont offrir de maison en maison, sur leur longue 
balance, à Kiakhta et à Troïtskosavsk, En vérité, rien 
n'est plus frappant que la différence que l'on observe 
des deux côtés de cette frontière : ici, le Russe dont 
la maison s'étale largement, avec des cours, des han- 
gars, des dépendances, un terrain énorme perdu en 
pure perte, sans profit pour lui-même ni pour son 



^.''^T'^'' 



',-« •*-' 



LE ROYAUME DU THÉ 293 

exploitation; là-bas, au contraire, le Chinois éco- 
nome et industrieux, content de peu, patient et 
tenace, qui, sur un espace de terre grand comme la 
main, entasse du travail et des produits utiles. Il 
semblerait, à première vue, que le grand voisin, qui 
aime ses aises et vit au large, soit bien près de 
devenir tributaire du patient Asiatique : est-ce par 
un singulier caprice que l'histoire a décidé que le 
contraire seul se réaliserait de nos jours? Ou bien 
faut-il voir la raison de cette apparente anomalie 
dans ce fait que, dans la Russie moderne qui prend 
son essor, la volonté ferme et la hardiesse d'entre- 
prise sont surtout ^n haut et dirigent un peuple 
docile et malléable — tandis que, dans cette Chine 
qui se désagrège, le labeur patient, la volonté de 
lutter se retrouvent seulement dans les couches 
moyennes de la population, et qu'un gouvernement 
faible et incertain ne sait pas les utiliser? 

^ août. — J'ai passé une partie de la journée à visi- 
ter le Oastinny dvor; c'est l'hôtel des thés de Kiakhta. 
C'est dans cet énorme bâtiment blanc que passent et 
séjournent tous les ballots de thé qui traversent la 
Mongolie pour venir en Russie. Depuis que la Russie 
possède les grands paquebots de la Flotte volontaire 
qui établissent des communications directes entre 
les ports de l'Extrême-Orient et ceux de la Mer Noire, 
la plus grande partie du thé qu'elle consomme lui 
est apportée directement par mer de Han-K'éou 
à Odessa. Ce mode de transport est naturellement 
beaucoup moins dispendieux que le traînage ou le 
roulage par les routes et par les déserts du conti- 
nent asiatique. Aussi le thé ne prendrait-il plus ce 
dernier chemin, si, d'une part, l'on n'avait établi 



^ - - -- -m - _ ^v^H 



294 EN SIBÉRIE 

une douane différentielle grâce à laquelle les thés 
de Kiakhta ne payent que 325 francs par 100 kilo- 
grammes, tandis que ceux d'Odessa payent 525 francs, 
et si, d'autre part, la Sibérie n'avait elle-même 
besoin de thé. C'est, en réalité, cette dernière raison 
qui prévaut : la Sibérie^ en effet, ne consomme 
guère de ce thé en feuilles que nous connaissons, 
mais beaucoup plutôt du thé en briques, presque 
inconnu en Europe. C'est surtout celui-ci qui pénètre 
à Kiakhta et dont s'occupe le Gastinny Dvor^. Aussi 
bien le thé en feuilles ou bàikhovy ne donne-t-il ici 
que peu de souci. Comme il est de qualité supé- 
rieure, les expéditeurs russes oy chinois se donnent 
la peine de l'empaqueter avec grand soin. On se con- 
tente ici de vérifier le contenu de quelques caisses 
prises au hasard dans chaque envoi : c'est cette 
vérification qui sert de base à la déclaration doua- 
nière. La douane d'Irkoutsk se contente, elle aussi, 
de faire ouvrir trois caisses prises au hasard, et éta- 
blit, sur la moyenne du poids constaté, le bordereau 
de paiement. 

Les briques de thé donnent beaucoup plus de 
travail. Qu'est-ce, d'abord, qu'une brique de thé? 
Elle présente l'aspect d'une tablette en bois noirâtre, 
longue de 0,25 à 0,35 centimètres, large de 0,18 et 
épaisse de 0,2 centimètres. On la fabrique en sou- 
mettant à une forte pression les feuilles de thé pré- 
parées d'une façon spéciale. Pour remployer, on en 
casse un morceau, que Ton met infuser comme du 
thé ordinaire : tous les indigènes de la Sibérie, et 

tous les paysans, se contentent de ce thé en briques, 

• 

1. Le thé en briques paye 525 fr. de douane par 100 kilog. à 
Odessa, et 62 fr, 50 seulement à Irkoutsk. 



19* *' „-. ^ - . 



LE ROYAUME DU THÉ 295 

très bon marché, peu encombrant et facile à trans- 
porter. En raison même de leur relatif bon marché, 
les briqués sont emballées avec peu de soin : elles 
arrivent à Kiakhta dans des corbeilles en nattes tres- 
sées, et formées de deux moitiés égales qui s'em- 
boitent l'une dans Taùtre. Chaque briqué, marquée 
au nom du fabritant, est enveloppée de papier, et la 
corbeille qui les contient est elle-même empaquetée 
dans une espèce de tapis de laine rude; mais ces 
précautions sont loin d'être suffisantes, et les caisses 
parviennent à Kiakhta dans un état lamentable. Trans- 
portées en. barques, à dos de chameau, et sur des 
chariots traînés par des bœufs, manipulées par cent 
^ mains différentes, toutes plus grossières les unes que 
les autres, oubliées dans des coins, abandonnées sans 
abri, à même la terre' et sotis la pluie, jetées bruta- 
lement les unes comtre les autres dans les transbor- 
dements, soumises, en un mot, à toutes les aventures 
et à tous les dangers d'un voyagé de plusieurs mois 
à travers la Chine et le désert mongol, ces caisses 
présentent, à leur arrivée ici, un bien piteux aspect. 
Souvent aussi Tintérieur en est gâté comme l'exté- 
rieur : des bciques sont cassées, effritées, mouillées; 
d'autres manquent à l'appel. Il faut donc constater 
toutes ces différences et remédier à tous ces dégâts 
dont, il faut l'ajouter, les charretiers mongols sont 
responsables. Ce sont eux, en effet, qui volent ou 
laissent voler le contenu des caisses, et qui, sur- 
tout, enlèvent les tapis d'enveloppe et les cordes, 
ces dernières de préférence, car elles sont un des 
objets d'échange le plus courant dans la steppe 
de Mongolie. Quand, par exemple, un charretier 
veut, à Ourga,. se procurer du pain, il donne au 



rs«^ 




396 EN SIBÉRIE 

boulanger quelques-unes des cordes qui se trou- 
vent dans son chargement, et laisse ensuite, sans 
murmurer, le marchand de Kiakhta déduire de son 
salaire la valeur de ce précieux article '. Grâce à 
tous ces désordres, les dégâts causés par le transport 
sont si considérables que j'ai pu voir un envoi de 
150 caisses dont 130 étaient avariées. 

Les briques, une fois parvenues dans le Gastinny 
Dvoi\ sont reprises une à une, brossées avec soin et 
triées. On forme alors, avec les vieux emballages, de 
nouvelles caisses que Ton transporte au cousage. 

Le cousage est une spécialité de Kiakhta 1 il s'ap- 
plique également au thé en briques et en feuilles. Le 
thé, en effet, tant qu'il n'a pas acquitté les droits de 
douane, est une marchandise de valeur moyenne : 
les avaries qu'il peut subir sont des pertes, sans doute, 
mais des pertes peu considérables, en regard de 
celles que constitue l'avarie d'une caisse lorsqu'elle 
a franchi la frontière douanière. Or, les risques du 
transport à travers la Sibérie sont considérables, — 
ou l'étaient, du moins, avant l'établissement du 
chemin de fer. Lentement, sur des chariots décou- 
verts, les transports s'acheminent en .longues files 
vers le port fluvial le plus prochain : ce sont des mil- 
liers de kilomètres qu'il faut franchir au pas, dans la 
boue, dans les fondrières, dans la neige, sous la pluie 
qui fait rage, et à travers une humidité que ne con- 
naît pas la Mongolie. Des mois et des mois s'écoulent, 
avant que le thé parvienne à destination : il faut, de 
toute nécessité, l'assurer contre les dangers de ce 
voyage. Pour y parvenir, on coud les caisses dans 

1. Son salaire lui est payé en grosses briques de thé de qualité 
nférieure. 



LE ROYAUME DU THÉ .297 

des peaux de bœuf préalablement désinfectées au 
moyen d'un bain chimique, d'où elles sortent aussi 
molles que de la peau de chamois. Les couseurs entrent 
alors en scène. Ce sont des ouvriers adroits qui reçoi- 
vent 20 copecs (0 fr. 55) par caisse, et sont capables 
d'en coudre de quinze à vingt par jour. Ils sont armés 
d'une aiguille de quinze centimètres environ, légère- 
ment recourbée, plate, mais munie, près de la pointe, 
d'une palette dont les côtés sont tranchants. Avec 
cet instrument sans apparence, ils sont capables de 
fendre une peau dans toute sa longueur. Voici com- 
ment ils travaillent : la peau une fois étendue par 
terre, poil en dedans, l'ouvrier y mesure la largeur 
de la caisse, et fend rapidement ce qui dépasse à 
droite et à gauche. Il réunit les deux extrémités 
par un surjet fait avec une lanière molle. Il se sert 
ensuite des débris de peau pour couvrir les deux 
côtés restés libres. Ces ouvriers travaillent avec une 
rapidité fébrile : incessamment, les débris volent 
autour d'eux, tranchés par la palette de leur aiguille, 
et la caisse, en un tour de main, se trouve recou- 
verte de la peau qui, en séchant, l'étreindra et lui 
servira d'imperméable bouclier. Désormais, on pourra 
la manier brutalement ou l'oublier sous la pluie, elle 
ne craint plus rien : son emballage la rend à la fois 
élastique, et insensible aux intempéries. Malheureuse- 
ment, la couture des caisses de thé revient assez 
cher : on en estime les frais à 2 rb. 35 en moyenne 
pour le thé en briques, et à 3 rb. 25 pour le thé en 
feuilles (6 fr. 35 et 8 fr. 75), et ces frais ne sont rendus 
nécessaires que par le transport lent usité en Sibérie; 
dès qu'il sera possible d'utiliser le chemin de fer ou 
des paquebots, le cousage deviendra inutile, et la 



différence sera sensible | 
(|ui expédient, bon en ma 
100000 caisses de thé! 

Une fois cousues, les 
entrepreneur qui se cha 
jusqu'à leur beu de desl 
vent Nijni-Novgorod, ou 
mois de février, la grand' 

Toutefois, avant de qui 
caisse de thé est soumise 
pour le thé en briques, 
thé en feuilles, à 3S -4- ; 
akcidensia, est employé, 
entreprises d'utilité publi 
supplémentaires vont ai 
féale, et à l'école munii 
fonds, il serl, par exemp 
et c'est en partie grâce à 
le tract dn marchands. 

En somme on le \oit \ 



I.Au mois (te septembre 18 
Irkoutsk les conditions «le ti 
L'adminislration Tait aim mar 
avantageuses 2 r il partout/ 
Dès lors, il suffira de faire tra 
Irkoutsk (par eau, par terre, < 
saison, coûte de 2 à 4 roubles, 
M. Koukbtérine se chargera se 
pulalion des caisses durant 1 
cuter les chargements et les 

sérieuse diminution des frais 

tempï, une accélération consii 

Qu'arrivera-l-il alors? le Gouvt 

droits de la douane d'irkoutsk, et, une fois de plus, dans celte 

Siliérie colossale qui sert de champ d'expérience à toutes les 

fanUisies de ses ministres, il tuera une industrie qui allait 

renaître en se modifiant. 



■ 

LE ROYAUME DU THÉ 299 

remédier au mode défectueux du transport des thés 
à travers la Chine et la Mongolie; le cousage, lui 
aussi, n'est nécessaire que pour remédier aux dangers 
du transport sibérien. Le cousage sera peut-être aban- 
donné demain; quant à Kiakhta, son avenir ne semble 
pas non plus très brillant. Les transports directs et à 
bonne vitesse rendront inutiles les travaux qu'on 
exécute dans son entrepôt : elle ne sera plus alors 
qu'une station frontière sur la route des caravanes... 

Par le soleil brûlant, je suis retourné à Maïma- 
tchine. J'ai passé quelque temps à bavarder chez 
le brave Syn-taï-loun. Il nous a offert, dans sa bou- 
tique fraîche, du thé et cent petites friandises nou- 
velles pour moi : des fruits secs dont le noyau est 
sucré, des bonbons au poivre, des lamelles de pommes 
séchées, une espèce de flan à base de confitures 
sèches; et enfin même, une pipe et un narghilé. La 
pipe minuscule se fume en deux bouff'ées; quant au 
narghilé tout petit, tout mince et gracieux, sa fumée 
fraîche n'est pas désagréable. 

En continuant ma promenade, j'ai vu la prison, 
un petit bâtiment en terre glaise et en lattes, bas, sor- 
dide, funèbre : l'intérieur, vide en ce moment, en est 
meublé de poêles et de planches de corps de garde. 
Près de là, dans un coin, voici la potence. Un groupe 
de Chinois pauvres et de Mongols, accroupis sur 
leurs talons, causent et rient bruyamment. L'un d'eux 
a prié un Qamarade de lui gratter le dos, et, pour que 
l'opération soit plus efficace, l'obligeant ami a relevé 
la robe pour atteindre la peau nue... et il gratte... je 
me revois au palais des singes!... 

Le temple de Maïmatchine fait, du dehors, une jolie 
impression. Il est logé au fond d'une vaste cour toute 



300 EN SIBÉRIE 

ornée de fleurs et d'arbustes en caisses, et dont la 
partie antérieure est occupée par un théâtre. A Tinté- 
rieur, c'est à peine si Ton peut circuler, tant est 
grand Tencombrement des statues. C'est une salle très 
orivée, très sombre, avec des vases, des sculptures, et 
d'énormes statues de dieux ventrus et hideux, dont 
quelques-uns sont revêtus de robes de soie. 

Hors des portes de la ville, sous le soleil et dans la 
poussière, s'étale un marché grouillant d'Asiatiques : 
Mongols, Chinois et Bouriates, de toutes les formes 
et de toutes les couleurs, depuis le blanc jusqu'au 
noir, en passant par le jaune citron et le bronze 
clair; avec cela, les costumes et les coiffures les plus 
variés, les plus disparates : guerriers en robe jaune et 
en bonnet conique à bords retroussés ; Chinois en robe 
bleue; portefaix en haillons indéfinissables, coiffés d'un 
chapeau champignon tout blanc, avec un gland rouge ; 
désœuvrés de toute espèce; mendiants, acheteurs. 
Ceux-ci errent en flânant d'étalage en étalage; ceux- 
là font la cuisine en plein vent; un troisième, accroupi 
devant un petit banc, déjeune à grands coups de 
baguettes. Un flâneur qui, sous un auvent en toile, 
allongé par terre, cause avec un marchand, a relevé, 
pour avoir plus frais, sa robe bleue jusqu'aux épaules. 
Qui donc, d'ailleurs, s'offenserait de la nudité qu'il 
étale, puisque les femmes n'ont pas le droit de s'appro- 
cher de la frontière? Des marchands, accroupis devant 
des étalages de bric-à-brac ou de produits alimen- 
taires, attendent paisiblement la pratique; des arti- 
sans patients travaillent à leur métier, presque dans la 
rue; des hommes empoussiérés conduisent de longues 
files de chariots attelés de bœufs trapus; de temps à 
autre, un baquet bien propre débouche de la ville au 



ME DU THE 301 

leox Chinois rieurs et bien 
lenus y sont assis; où vont-ilsî A Ourga, la ville 
sainte, ou bien à Oulane Boui^asse, le village où l'on 
s'amuse?...Puis, enfin, des cavaliers mongols, presque 
debout sur leurs petits chevaux vifs et trotle-menu, 
passent à toute vitesse, faisant écarter la foule par de 
gutturales exclamations. C'est un remue-ménage, un' 
grouillement, un brouhaha, une saleté, une infection, 
un imprévu vraiment extraordinaires, sous ce soleil 
aveuglant et brûlant, et parmi cette poussière... 

3 août. — M. Sidorof, qui, l'autre jour, m'a invité à 
la campagne, m'a fait inviter aujourd'hui à un diner 
chinois. Lui et mes hôtes ont déjà expédié chez Ta' 
tchouan-hue, marchand de thé, deux canards, deux 
poulets, un cochon de lait, du sel et du vin. Le reste 
des victuailles nous sera offert par le marchand lui- 
même. J'avoue qu'à l'avance ma curiosité est si 
fort excitée, que je me sens nerveux comme à l'ap- 
proche d'un grave événement. Depuis quelques jours, 
je m'exerce à tenir entre le pouce, l'index et le médium 
les deux baguettes chinoises, et à les manier sans 
contrainte. C'est aujourd'hui qu'aura lieu l'examen : 
serai-je capable de me tirer d'affaire, ou bien aurai- je 
la honte de recourir à une fourchette? 

... Nous sommes enfin au complet dans la belle 
salle de notre amphitryon : nous nous asseyons, une 
dizaine de Russes et moi. Les Chinois ne se mettent 
pas à table avec nous : ils se contentent de surveiller 
le service et de donner des ordres, tout en plaisan- 
tant avec nous, tandis qu'une nuée de commis trans- 
formés en maîtres d'hôtel s'empressent autour de 
nous. 

La table est littéralement couverte de faïences, 



302 EN SIL„ 

soucoupes ou tasses, dont les plus grandes, qui ser- 
vent de soupières, sont des bols, et les plus petites, 
qui sont les verres à liqueur, ont la taille d'une demi- 
noix. Devant chacun de nous est placée une soucoupe 
contenant du vinaigre de soya, très épais et très noir. 
Les Chinois d'ici y trempent infailliblement la moindre 
'de leurs bouchées. Ajoutons deux baguettes en bois 
noir (car nous sommes chez des gens simples, et les 
baguettes d'ivoire sont un luxe qu'ils -ne connaissent 
pas) et, enfin, des cuillères minuscules en faïence. 

Les hors-d'oeuvre encombrent la table : il' m'est 
impossible, tant ils sont nombreux, tant on les change 
vite, et tant je suis occupé de mes baguettes, de les 
noter tous au passage. Cependant, je reliens : des 
espèces de crevettes (ou de vers) très croquantes; — 
des lamelles de chou de mer mélangées à des lamelles 
de concombres; — des oreilles de porc mélangées à 
des lamelles de concombres; — des oreilles de porc 
débitées en lamelles; — des lamelles de viande; — 
des œufs durs tout noirs débités en petits ronds 
comme du saucisson, et servis avec de la gelée; — 
quelques autres végétaux mal définis. 

Nous sommes, je le répète, chez des gens simples, 
représentants de grandes maisons de commerce chi- 
noises. On nous sert donc sans cérémonie : nous 
avons un bol pour doux ou pour trois. Nous y 
péchons à lour de rôle, qui avec sa fourchette, qui 
avec ses baguettes, et nous trempons dans notre 
soucoupe de vinaigre la bouchée ainsi obtenue. Mon 
attention est fortement captivée par le décor nouveau; 
néanmoins, je mange, "sans sourciller, de tous les 
mets. 

Paraissent ensuite des potages. Chacun de nous 



-îr7r-**T; 



LE ROVAUME DU THE 303 

prend un peu de vinaigre dans le creux de sa cuillère 
en faïence, et puise au bol commun. Je distingue : 
une soupe aux herbes vertes émincées ; — une soupe 
végétale faite avec une herbe odoriférante; — une 
soupe au poulet; — une soupe inconnue. 

yoici encore (d'ailleurs je ne garantis pas Tordre 
d'apparition des mets) des haricots verts émincés et 
des choux en lanières dans une espèce de sauce; — 
des cubes de graisse de mouton {sa-râ-na) qui, positi- 
vement, fondent dans la bouche ; — des boulettes de 
hachis, grosses comme des noix, et fortement risso- 
lées; — une espèce de sauce ou de soupe où nagent 
des morceaux d'ail sauvage ; — de petits morceaux 
rissolés d'excellente viande de mouton ; — du Kou-chô 
ou espèce de galette épaisse, large comme la paume 
de la main, et faite à base d'ail sauvage : à la grande 
joie de nos amphitryons, mes compagnons s'en réga- 
lent et en redemandent... 

Puis encore : une soupe au canard ; — une soupe 
d^holothuries ; — un melon farci; — une soupe de 
graisse de porc ; — une soupe de graisse de mouton ; — 
des boulettes de hachis bouillies ; — du hachis enve- 
loppé dans de la pâte fade (analogue aux pêle-mêne 
russes) ; — une soupe au macaroni transparent ; — un 
cochon de lait fendu par le milieu, aplati comme une 
galette, et fortement rissolé dans cette position : c'est 
un des triomphes des cuisiniers de Maïmatchine ; — 
puis encore, un vase en cuivre, analogue à un samo- 
var sans robinet, et dans lequel bouillent, mélangés 
ensemble sans distinction, des restes de tous les plats 
qui ont paru sur la table ; c'est assez fade ; — enfin, 
pour clôturer, un bol de riz sans sel et sans eau, indi- 
(]uant la fin du repas. L'hôte veut marquer par là que. 



304 EN SIBÉRIE 

après avoir épuisé Louies les ressources de son cuisi- 
nier, il n'a plus à offrir à ses invités que le mets le 
plus vulgaire, le riz ; les invités doivent répondre à 
cette politesse en refusant le riz, pour marquer qu'ils 
n'ont plus faim. Malheureusement, tous les Européens 
ne sont pas au courant de ce symbole, et, soit par 
politesse, soit par goût, ils dévorent sou vent le riz final, 
au grand désespoir de l'amphitryon *. En sortant de 
table, on nous offre, enfin, du thé et des fruits secs. 
N'oublions pas que, durant tout le déjeuner, on nous 
servait, dans les minuscules tasses de poupée, une 
espèce d'alcool de riz, appelé mai-go4on : on le verse 
brûlant et il faut le boire immédiatement d'un trait; si 
j'ajoute que, la tassette à peine vide, on vous la rem- 
plit de nouveau, et que cet alcool monte très vite à la 
tête, on comprendra que j'aie dû commettre l'impo- 
litesse de le laisser fréquemment refroidir, pour de- 
meurer en état de noter le menu ! 

On fume beaucoup d'opium à Maïmatchine : cela 
s'explique par la vie anormale que l'on y mène. La 
loi refuse en effet aux femmes chinoises le droit de 
séjourner près de la frontière : les habitants de Maï- 
matchine sont donc célibataires, ou, du moins, ils sont 
momentanément séparés de leur famille. En général, 
les commis s'engagent pour trois ans. Durant ce laps 
de temps, il leur est impossible de mener la vie de 
famille, et les passagères distractions qu'ils peuvent 
trouver à Troïtskosavsk ou à Oulane-Bourgasse ne 
sont pas suffisantes pour adoucir leur exil. De là vient 

1. Pai dîné chez un autre Chinois, Si-fâ-youn; il fît servir, 
avant le riz final sans assaiéortnement, un bol de riz sucré et 
mélangé de raisin de Gorinthe : il avait souvent affaire à des 
Européens et sauvait ainsi la situation. D'ailleurs, son dîner, 
assez court, était sensiblement moins chinois que le premier. 



Vue générale d'une mine d'or (p. 311) 



Un ciuivoi 1.1e (-ûnJrirnjieB dans la sleppe, pris de Tehita (p. 319) 



'.WF^y^fr-''' 



•^-Tf^.- 



LE ROYAUME DU THÉ 305 

sans doiite.que presque tous ceux qui en ont le moyen 
fument de l'opium. A ma: prière, on me donna 
l'adresse d'un fumeur émérite, et j'allai lui rendre 
visité. Très aimable, le Chinois se prête à là démons- 
tration. Il sort d'un placard la longue pipe à fourneau 
énorme, puis, sur une aiguillé, il prend une boulette 
d'opium qu'il présente à une flamme : la boulette se 
gonfle, durcit, cuit : il la manie de ses longs doigts, et 
enfin, il la pose suf le fourneau de sa pipe : « Voulez- 
vous goûter? » me dit-il en souriant. La tentation 
est forte, je l'avoue, mais je suis rétenu au dernier 
moment par la crainte des nausées consécutives à 
rexpérieiice. Le Chinois ne fait aucune difficulté pour 
aspirer les délicieuses vapeurs : il s'étend sur le côté, 
et, à CQups précipités, fume, fumé... « Cela est très 
boni » conclut-il, lorsque je prends congé. 

4 août, — Mes hôtes m'ont mené, en voiture, à 
Oulane Bourgasse ; c'est une sorte de Yochiwarà 
mongol à l'usage des Chinois, un lieu de plaisir où les 
Célestes se rendent en cachette du préfet de Maïma- 
tchine, très sévère gardien de la vertu de ses admi- 
nistrés. Nous filons au grand trot sur la piste inégalé 
qui coupe la steppe mongole : une herbe touffue 
recouvre le sable, et çà et là, des ruminants y paissent. 
'A l'horizon, bleuissent dés montagnes, et dans tout 
l'intervalle, si loin que la vue s'étende, tout est nu et 
.désolé. A mi-cheinini nous nous arrêtons pour photo- 
graphier une yourte de Mongols pauvres, et l'on nous 
invite à y prendre le thé. La yourte est formée de 
feutres tendus sur un bâti de branches : des hommes 
y sont accroupis, et, quand nous y arrivons, à notre 
rencontre s'avance un enfant tout nu, et chaussé de 
grandes bottes. Là maîtresse du logis est fort accueil-: 

EN SIB^^RTE. 30 






306 EN SIBÉRIE 

lanle : assez jeune encore, elle n'est point laide, mais 
sa coiffure est bizarre : ses cheveux, collés comme 
une coque de Japonaise, s'écartent de sa tête en l'en- 
cadrant de deux gigantesques oreilles. Au centre de 
la yourte est un fourneau surmonté d'un chaudron 
où bout un liquide noirâtre; on nous le sert comme 
du thé, dans des tasses en bois, après l'avoir filtré 
tant bien que mal au moyen d'un petit balai de bou- 
leau, et y avoir mélangé du lait aigre. 

Nous arrivons enfin à Oulane Bourgasse. C'est un 
village de yourtes mongoles, aussi mal habité que 
mal fréquenté. En nous y promenant, malgré les 
efforts de quelques indigènes pour nous écarter, nous 
apercevons... la voiture peinte, à carreaux multico- 
lores, dont se sert le Tjur-gou-tchèye, le préfet de 
Maïmatchine! Le vertueux fonctionnaire est plus 
sévère pour ses administrés que pour lui-môme... Des 
femmes en robes de soie de couleurs éclatantes 
apparaissent de temps à autre, sous la conduite d'un 
domestique sordide : en nous voyant, elles se hâtent, 
et détournent leur visage peinturluré, qu'encadrent 
les coques monumentales de leur coiffure. Partout, 
on voit des vieilles femmes ridées, ratatinées, des 
Mongols malpropres, des enfants et des chiens : c'est 
un bien laid village, un village sinistre de yourtes 
basses. 

7 août, — J'ai quitté avant-hier la petite ville, et 
après trente kilomètres de voiture par les lentes ondu- 
lations de la steppe mongole, je suis arrivé chez un des 
grands marchands de thé de Kiakhta, A. M. Louch- 
nikof. Nous sommes à Oust-Kérane, une petite loca- 
lité où, à grands frais, les principaux marchands de 
Kiakhta se sont créé, porte à porte, de belles mai- 






LE ROYAUME DU THÉ 307 

sons de campagne. On éprouve une grande surprise à 
voir surgir de la steppe nue une oasis de verdure.; j'en 
ai éprouvé une plus grande encore à trouver réunie » 
dans une maison aussi confortable une société aussi 
nombreuse et aussi brillante. Alexis Mikhaïlovitch, 
qui souffre de rhumatismes, ne quitte pas son fau- 
teuil roulant; c'est un homme d'une rare intelli- 
gence, et la maladie, qu'il supporte stoïquement, sans 
une plainte, sans une allusion, comme s'il l'ignorait, 
n'a pas éteint la vivacité de son esprit, ni voilé la 
malice de sa conversation de pince-sans-rire. 11 a • 
encore onze enfants vivants, six filles et cinq gar- 
çons, partagés entre des occupations diverses, depuis 
le commerce jusqu'aux arts plastiques, en passant 
par le journalisme et l'armée. 11 aime la vie large, et, 
condamné lui-même à l'immobilité, trouve sa joie 
dans un mouvement incessant d'invités qui se pres- 
sent dans sa maison. Je ne sais pas au juste combien 
nous sommes ici : trente personnes, au bas mot. La 
famille d'abord, non pas complète, certes, mais nom- 
breuse pourtant, puis les invités des parents, les amis 
des enfants, des visiteurs de passage que l'on voit 
seulement à un repas, et qui disparaissent; d'autres, 
au contraire, qui ont leur chambre et qui visiblement 
— comme moi, je l'avoue — se plaisent et s'oublie^ 
raient volontiers dans cette fraîcheur et dans ce 
milieu choisi. 

Notre vie est des plus simples : le matin, un bain 
glacé dans la petite rivière, puis des promenades à 
pied dans la prairie, en voiture ou à cheval dans la 
forêt lointaine, en canot sur la rivière bordée de 
saules; le reste du temps, on cause, on lit, on travaille 
à sa guise, avec la plus entière indépendance. Je me 



308 EN SIBÉRIE 

sens reposé, rafraîchi, par la sympathie rencontrée 
partout dans cette hospitalière maison, par cette 
accueillante sympathie qui vous enveloppe sans gêner 
vos mouvements, et vous caresse sans minauderie. 
C'est là une véritable hospitalité russe, et un véritable 
accueil de braves gens. Toute cette société variée, 
marchands, officiers, ingénieurs, littérateurs, flâneurs, 
touristes, va et vient sans gêne autour du maître de 
la maison cloué sur son fauteuil roulant. Alexis Mi- 
khaïlovitch, qui joue volontiers avec sa chaîne de 
• montre, une longue chaîne de cou, ornée d'un gros 
diamant, fait rouler son fauteuil de groupe en groupe, 
dissimulant sa souffrance, ne troublant pas par une* * 
seule plainte cette jeunesse active, lançant à Tun et à 
l'autre des remarques plaisantes ou caustiques, ani- 
mant cette société qu'à lui seul il soutient par son 
incessant labeur. 

J'ai trouvé ici le directeur de l'excellent journal d'Ir- 
koutsk, la Revue orientale [Vostotchnoyé Obozrèniyé) : 
Ivan Ivanovitch Popof, gendre de M. Louchnikof. 
C'est un homme tout jeune encore, fort intelligent, 
d'un abord captivant; il est très au courant des 
affaires de la Sibérie orientale, sur lesquelles son 
journal est le mieux informé. C'est avec lui surtout 
ou bien avec Véra Alexèevna, sa femnm, que je cause 
longuement de ces questions sibériennes que je suis 
venu étudier. Ils me mettent au courant de la vie 
intime de leup journal, plus âgé, plus compact que le 
Stepnoye Kraye d'Omsk, et de toutes les difficultés 
qu'il leur faut surmonter pour lui conserver son 
caractère de feuille honnête et courageuse. Ces braves 
am'is me captivent, et les heures, en leur compagnie, 
passent vite. Malheureusement, j'ai peu de temps à 



■■ M^^li 



LE ROYAUME DU THÉ 309 

moi : les renseignements, d^ailleurs fort utiles, que 
j'ai recueillis ici sur le commerce du thé ne justifient 
pas un long séjour à Oust-Kèrane, et, d'autre part, 
mon enquête précise est terminée à Kiakhta. J'étais, 
jusqu'à ce soir, incertain encore de la routé que je 
suivrais pour atteindre Tchita : reprendre le grand 
tract en passant par. Verkhné-Oudinsk ne me souriait 
guère; d'autre part, les renseignements directs que 
l'on m'avait donnés ici m'avaient contraint à aban- 
donner mon projet de passage par la vallée du Chilok-, 
et de visite aux eaux de Yamarovka. Sur ces entre- 
faites, sont arrivés^ici deux ingénieurs : l'un, Nicolaï 
Siméonovitch Bogôlioubski , est directeur du district 
minier du gouvernement d'Irkoutsk : il a le titre 
d'Excellence, mais il est, malgré ce titre, parfaitement 
simple et bon;* Une vi&ite rapide que je lui avais faite 
à Irkoutsk in'àvait laissé cette impression qui s'est 
bien vite confirmée ici. Avec lui voyagent : son fils, 
Vikenti, un bavard et charmant bambin de onze ans, 
et un ingénieur de district, Antonë Antoriovitch 
Lévitzki, un homme d'apparence distraite, rêveuse, 
timide. Or, voici qu'en causant, le général (c.-à.-d. 
l'Excellence) m'a proposé d'aller, en sa compagnie, 
visiter une petite mine d'or qu'il doit inspecter avant 
de rentrer à la capitale. C'est pour moi un grand 
détour, car il me faut, si j'accepte, revenir jusqu'au 
sud du làc Baïkal ; mais l'occasion est trop belle pour 
que je la refuse. Nous partons demain. 

8 août. — J'ai grand peine à me séparer de mes 
braves hôtes de Kiakhta et de toute cette société 
accueillante. Cependant, je dois partir. Un dîner chi- 
nois, chez Si-Fâ-youn, est offert à M. Bogôlioubski, 
et la virtuosité que j'ai acquise dans le mamement 



310 EN SIBÉRIE 

des deux baguettes m'amuse assez pour me distraire 
de ces pensées et de cet énervement du départ qui 
sont une des tortures du grand voyage. Une dernière 
tasse de thé exquis, et nous nous séparons. M. Tou- 
flef tient à m'accompagner dans sa voiture jusqu'à 
Troïtskosavsk, et de là, les ingénieurs et moi, nous 
partons, chacun dans notre équipage. Mes pensées ne 
sont pas gaies : je sens si bien que le temps presse! 
Il ne me reste que trois mois de congé, et j'ai à tra- 
verser des étendues immenses en Sibérie, avant d'at- 
teindre le Japon, où je voudrais faire un pèlerinage 
artistique, après tant d'impressions rudes. 

9 août, — Nous roulons depuis trente heures, de 
station en station ; nous avons traversé la Sélenga, la 
nuit, dans des ténèbres profondes, avec du vent et 
des appels incompréhensibles des bateliers sur le 
bac; puis nous avons atteint la vallée de la Djida que 
nous ne devons plus quitter. La plaine cultivée par 
des Bouriates, s'est monotonement déroulée devant 
nous : ce soir, enfin, énervés, lassés, maussades, 
nous avons fait halte au village de Kharatsaïka, tant 
pour laisser reposer Vikenti que pour aller aux infor- 
mations. 

iO août. — La route a atteint les montagnes, et ce 
sont maintenant, de temps à autre, des défilés diffi- 
ciles ou même dangereux, dont nous récompensent 
seulement les échappées de vue sur les hauteurs 
arrondies, sur l'horizon fin et les bleus délicats des 
lointaines vallées. Des pentes effrayantes nous obli- 
gent, sur l'invitation des cochers, à descendre de 
voiture : des montées leur succèdent, qui sont si 
escarpées, que l'on doit caler les tarentass avec une 
barre de fer ad hoc, pour les empêcher de rouler en 



■• " 



LE ROYAUME DU THÉ 311 

arrière et d'entraîner les chevaux. Les villages que 
, nous traversons sont peuplés de Cosaques, et, je dois 
le dire, je les ai abordés avec une prévention de sym- 
pathie, réaction innocente contre tout le mal qu'on 
dit des Cosaques en Sibérie. Mon indulgence a été 
punie. Nulle part, en ce pays où l'homme est si 
volontiers hostile à l'homme, je n'avais encore ren- 
contré autant de grossièreté, d'impudence, de 
paresse, de ruse cauteleuse, non pas envers moi 
seul, puisque je ne suis rien ici, mais envers le per- 
sonnage que j'accompagne. Les Cosaques de la 
Djida méritent hautement la détestable réputation 
qu'ont acquise leurs frères dans le reste de la Sibérie. 
J'en suis au point de leur préférer jusqu'aux Bou- 
riates!... Nous sommes enfin arrivés au village de 
Tsékir, où nous laisserons nos équipages, pour 
monter dans ceux que le propriétaire de la mine 
d'or (un de nos voisins, à Oust-Kérahe) doit envoyer 
à notre rencontre. 

12 août, — La route de montagne qui mène au 
placer est abominable : elle est tournante, capri- 
cieuse, boueuse, creusée de fondrières, vaguement 
réparée au moyen de troncs d'arbres non fixés, sur 
lesquels les chevaux glissent et trébuchent, tandis 
que la voiture bondit follement sur ses ressorts. Nous 
mettons plus de quatre heures à franchir 25 verstes. 
Mais tout a une fin : nous sommes parvenus sains et 
saufs à la mine Glafirovski où l'intendant, en redin- 
gote et cravate blanche, a reçu avec de grands saints 
Son Excellence monsieur l'inspecteur, et, ce qui était 
pour nous quatre infiniment louchant, nous a offert 
un substantiel déjeuner. Après deux jours passés à 
examiner, soit seul, soit en compagnie d'un ingénieur, 



a 12 EN SIBÉRIE 

les installations du placer et de la" mine voisine, 
Nikolski, voici l'essentiel deceqiiej'ai vu de Texploi- 
tation. 

Les placers se trouvent à cinq ou six kilomètres de 
la frontière chinoise, dans le fond de Vallées larges, 
traversées par up mince filet d'eau. Ise sable aurifère 
est ici presque à fleur de terre, et Ton comprend 
combien cette circonstance est avantageuse : il est 
transporté, sur de petits haqùets à un cheval, jusqu'au 
bâtiment central auquel oh accède au naoyen d'un 
plan incliné ; à une hauteur de 7 ou 8 mètres, se 
trouve une plate-forme munie d'un trou béant dans 
lequel on verse le contenu du baquet. Cette ouverture 
communique avec un cylindre creux, percé de trous 
de grandeur décroissante, traversé d'un courant d'eaii, 
et animé d'un mouvement de rotation. La force cen- 
trifuge chasse les. gros cailloux qui s'échappent (par- 
fois en compagnie de grosses pépites) d'un côté, tandis 
que les terres et les sables légers sont entraînés par 
le courant d'eau, en cascade lente, sur un plan incliné 
à échelles, muni de feutres, et se rétrécissant de plus 
en plus. De la sorte, un premier jdépôt d'or impalpable 
se fait sur les feutres ; quant à la boue, généralement 
assez lourde, qui se retrouve tout en bas des échelles, 
on la recueille précieusement, et on l'apporte sur un 
autre tout petit plan incliné où coule un riiince filet 
d'eau, et que surveille un grand Cosaque. Armé 
d'une palette, le Cosaque délaie lentement la boue 
dans l'eau glissante. Son œil exercé ne laisse échapper 
qu'après examen les minces petites pierres et les 
parcelles de terre. Peu à peu, la boue s'éclaircit, se 
lave, diminue. Il ne reste plus qu'un tout petit tas 
qui s'agite au fréinissement de l'eau. L'ouvrier y verse 



1 




LE ROYAUME DU THÉ 313 

alors du mercure, et, après Tavoir agité quelques 
minutes; il laisse échapper au fil de Feau tout ce que 
le mercure n'a pas englobé. Il ne reste plus alors 
qu'à verser, séance tenante, dans un creuset, Tamal- 
game sans apparence que Ton a ainsi obtenu, et à 
soumettre ce creuset à Faction de la chaleur. Le 
mercure, vite évaporé, laisse derrière lui un métal 
jaunâtre, poreux, laid, très lourd : c'est de l'or... 

Mais, patience, cet or n'appartient pas encore au 
propriétaire pour le compte duquel on l'a extrait. Il 
faut que celui-ci vende sa récolte de métal précieux, 
et qu'il la vende à l'État, Non seulement, il fait des 
dépenses très importantes pour organiser son exploi- 
tation, subit des tracasseries sans nombre, des impôts 
directs énormes', et des impôts indirects considé- 
rables; mais encore, il lui faut payer, nourrir tout 
son personnel, et attendre lui-même, pour rentrer 
dans ses fonds, que soient remplies les formalités 
draconiennes qu'exige là loi russe... 

J'ai visité avec intérêt les bâtiments annexes, 
l'infirmerie, devant laquelle, enchaînée à un pieu, se 
démène une louve, Maroussi^, folâtré et caressante, 
malgré l'inconsciente menace de sa formidable mâ- 
choire; les dortoirs enfin, ou casernes des ouvriers. 
Ce sont des hangars noirs, humides, d'une saleté 
indescriptible. Les hommes sont là, sales, déchirés, 
fatigués. Certes, ils constituent, en leur gence, une 
espèce d'écume de la population sibérienne, mais 
comment oublier que ce sont des hommes, quand on. 
sait que ces ouvriers sont esclaves d'un contrat qui 
les.lie durement sans que, sous aucun prétexte, ils le 

1. 5 0/0 sur une quantité de 1 à 3 pouds (16-48 kgr.); — 
iÔ 0/0 de 4 à 5 pouds; — 15 0/0 à partir de 6 pouds (96 kgr.). 



314 EN SIBERIE 

puissent rompre? Certes, la loi russe a fait beaucoup 
pour assurer leur bien-être; mais, quel est Vispravnik 
qui assure dans les placers Texécution de la loi, quand 
il se voit payé à la fois (et officiellement) par l'État et 
parles propriétaires? Se plaindre? à qui les mineurs 
se plaindraient-ils? Tous les intérêts sont ici ligués 
contre eux, et, demain, quand ils seront libres, qui 
donc à la ville, située à 1 000 ou 1 200 kilomètres de la 
mine, qui donc se souciera de leur plainte? Certes, 
ce que je dis ne s'applique pas spécialement aux 
mines de la Djida : je parle en général (et sur la foi 
de renseignements nombreux) des mines répandues 
dans les profondeurs de la Sibérie. Je me dis, d'ail- 
leurs, que ces tristesses sont inévitables. Le proprié- 
taire d'un placer ne peut guère, autour de lui, semer 
la charité ni créer le bien : le travail auquel il se livre 
est hors de proportion avec ce qu'il en retire, gain 
ou perte : c'est un jeu qui le peut ruiner, comme 
aussi l'enrichir tout à coup : l'argent du jeu est rare- 
ment bienfaisant. La besogne des chercheurs d'or a 
quelque chose de fiévreux, d'anormal, qui en fera 
toujours une exception funeste parmi les travaux de 
la grande industrie. 

i3 août, — Comblés de provisions et d'amabilités 
par l'intendant, à qui le départ de l'inspecteur enle- 
vait sans doute un grand poids, nous sommes repartis 
par notre route épouvantable, à la fraîcheur du soleil 
levant. La route, malgré ses invraisemblables cahots, 
est fort jolie : elle traverse des forêts de cèdres et 
de mélèzes de dimensions colossales, des verdures 
étranges, çà et là rehaussées par l'argent des bou- 
leaux, des ruisselets murmurants et limpides, des 
vallées qui s'étalent, innocentes sous la rosée, mais 



LE HOYAUME DL' THE 315 

srbeux est plein d'or. De Tsékir, où 
ris nos équipages, nous avons rel'ait 
irlie de la roule qui, dans l'obscurité, 
[1er, paru si périlleuse. La nuit arrivée, 
nous est venu en aide, et c'est, cette 
lion, que nous avons retraversé les 
de la montagne. Tous les villages où 
îpuis deux jours sont situés au milieu 
montagnes boisées qui me font sou- 
Vosges, et entre lesquelles, parmi des 
et des éboulis de pierres coupantes, 
iment, avec d'infinis méandres, se fau- 
ant. Il y a là des sites admirables, 
it, la vie leur manque, et ce perpétuel 
Peu à peu, la vallée s'élargit et semble 
e le fond d'un lac desséché, où les 
étalés voient, à la moindre pluie, leurs 
ies en marécages. Dans ces villages, 
ar la rareté du verre à vitres : tantôt, 
par du papier huilé ou par de rélolîe, 
est composée d'une infmilé de petits 
babilement soudés les uns aux autres 
mdes en écorce de bouleau, qui, pla- 
et en dehors, et cousues ensemble 
ic, forment comme une rainure pro- 
orceaux de verre, sur lesquels elles 
retenus assez solidement. Ces bandes 
vent les arêtes du verre cassé, arrivent 
îssins capricieux que je recommande 
eurs. 

ous roulons, ce matin, au grand trot, 
creusé en corniche au flanc de hautes 
passe par des prés touffus semés d'une 



., ^f ..'Tî^^ 



316 EN 9IBÉR1C: 

floraison dont la riches^ie et la variété sont incompa- 
rables. Je remarque d'étranges marguerites violet 
pâle, au cœur jaune, les fleurs lilas de Tail sauvage, 
les grosses boule* bleues des innombrables chardons, 
des fleurettes blanches, jaunes, roses, et enfln, des 
fleurs en étcri/es d'un bleu si foncé qu'on les croirait 
teintes : qtfelle joie pour Tœil que ce sourire de la 
Sibérie fude, au seuil même de l'automne qui la 
guette 1 

Nolfs repassons par les mêmes villages qu'à l'aller : 
noUéf y trouvons les mêmes hôtesses, les mêmes œufs 
dtifs, les mêmes concombres! Puis, au lieu de conti- 
nuer notre route vers l'est, nous obliquons au nord- 
est pour gagner Verkhné-Oudinsk. Cette fois, les 
oulousses bouriales, où nous prenons des chevaux, 
me font meilleure impression qu'il y a quinze jours : 
le grade de M. Bogolioubski fait merveille parmi ces 
Jaunes cauteleux. Il me reste même, au milieu de ma 
fatigue, une délicate impression. Ce soir, nous nous 
étions arrêtés, Antone Antonovilch et moi, pour 
prendre le thé dans une yourte, tandis qu'on prépa- 
rait nos chevaux. Une femme était là, accroupie sur 
ses talons, devant le fourneau qui occupait lé centre 
de la pièce : elle nous servit du thé bouriate dans des 
tasses de bois, puis, consciente de l'admiration dis- 
crète que nous inspiraient son délicieux visage 
bronzé et ses formes pleines, elle resta près de nous, 
à demi souriante, s'attifant ingénument d'un châle, 
avec une coquetterie de sauvage cent fois plus 
visible, mais plus charmante aussi, que celle d'une 
civilisée. 

15-16 août, — Me voici de nouveau sur le bord du 
lac des Oies : de nouveau, je traverse les marécages 



^1 




LE ROYAUME DU THÉ . 317 

OÙ s'ébftttent sans défiance grues, hérons, cigognes, 
vanqeaux, canards; de nouveau, je gravis l'intermî- 
nable montagne désolée qui mène à Sélenguisk, et rne 
fait penser à la montagne des pierres parlantes dans 
les Mille et une Nuits, Cet après-midi, enfin, j'ai pris 
congé de M. Bogolioubski et de son charmant petit 
garçon Vikenti. Mais, auparavant, nous avons visité 
ensemble, au nord du lac des Oîes, les travaux de 
prospection de la couche carbonifère. La houille est 
ici partout, mais elle est de mauvaise qualité, circons- 
tance fâcheuse, car elle eût été fort utile au chemin 
de fer, dans ces parages où le bois fait défaut. 

Je n'ai pas parlé encore d'Antone Antonovitch 
Lévitzki; je n'ai pas dit combien il est bon et intelli- 
gent. C'est un de ces hommes qu'on n'apprécie bien 
qu'à la longue, à l'user. On pourrait passer à ses côtés 
sans le remarquer, tant il s'efface, ou sans désirer le 
connaître, tant il se renferme. Mais, quand on l'ap- 
proche vraiment, quand il sent qu'il peut s'ouvrir, 
être prévenant sans éveiller de défiance, et affectueux 
sans provoquer d'indiscrétions, quel délicieux com- 
pagnon de voyage, quel ami on trouve en lui! Hier 
soir, à peine seuls, il m'a forcé à monter dans son 
tarentass, tandis que le mien, avec mes bagages, filait 
devant nous. J'ai passé à ses côtés, sur le matelas qui 
tapisse son équipage, une nuit délicieuse. 11 faut dire 
que je suis sensible à ce détail, car, depuis Kiakhta, 
je n'ai jamais cessé de passer la nui^ dans ma voiture^ 
même quand nous avons fait station durant la huit. 
Ce matin même, qu'aurais-je fait sans Antone Anto- 
novitch? Lorsque nous sommes arrivés en face de 
Verkhné-Oudinsk, sur la rive gauche de la Sélenga, 
nous avons trouvé la grosse rivière débordée, comme 






VU 



* 

Le bassin de l'Amour. 

TCHITA. — EN RADEAr. — LE FLEUVE AMOUR. — KHABAROVSi: 

VLADIVOSTOK 



On peut croire que, succédant à cette grande 
fatigue, Tchita qui m'apparaissait comme la déli- 
vrance du tarentass, m'a fait dès Tabord une déli- 
cieuse impression. 11 faut dire aussi que c'est une des 
rares villes de Sibérie, je dirai même la seule, qui pos- 
sède un hôtel digne de l'Europe par son élégance et 
sa propreté, l'hôtel Badmayef. Il a été .construit par 
un étrange aventurier bouriate dont l'histoire mérite 
d'être contée, fût-ce brièvement. Badmayef avait 
appris la médecine thibétaine : il eut l'idée géniale de 
venir à Pétersbourg pour l'exercer ! Il avait un exté- 
rieur agréable et infiniment d'aplomb: il réussit admi- 
rablement dans le monde. De protectrice eti protec- 
teur, il parvint jusqu'à Alexandre III, auquel il sut 
faire valoir les services réels que rendrait à la Russie 
l'action adroite que pourrait exercer sur sesr compa- 
triotes un Bouriate dévouée la maison des Romanof. 
Il représenta surtout au tsar les services qu'il pouvait 
rendre, soit en aidant à la conversion des Bouriates, 
soit en assurant, en cas de mobilisation, leur aide 



^ 



I 

LE BASSIN DE L'AMOUR 321 

personnelle et leur concours en qualité de fournis- 
seurs des troupes en campagne. L'empereur finit par 
lui donner une somme considérable, pour cette œuvre 
si utile, et aussi Tautorisation de fonder un journal 
libre de toute censure : la Vie sur les confim orientaux^ 
et de correspondre directement avec lui, c'est-à-dire 
en lui donnant une complète indépendance vis-à-vis 
des autorités locales, Gouverneur et Gouverneur 
général. Badmayef, sûr de sa force, dépensa sans 
compter; il fonda un bel hôtel, une imprimerie, une 
ferme modèle, que sais-je encore? et vécut largement 
sur les'subsides impériaux. Mais, au lieu de ménager 
les autorités locales, il les brava, ne les craignant pas : 
elles minèrent sourdement son influence. Aujour- 
d'hui, à la suite de différentes affaires très obscures 
et très compliquées, auxquelles il a essayé de mêler la 
Chine, son influence est ruinée. Son hôtel, par bon- 
heur pour moi, subsiste encore! 

Tchita, vue de loin, est fort jolie. Cette ville, âgée 
à peine de cinquante ans, est logée au fond d'un 
cirque de montagnes boisées : elle y rappelle un peu, 
à distance, Stuttgart en plus sauvage, ou bien encore 
un peu Zlatooust, en moins abrupt. De près, elle est 
moins attrayante. Bâtie en échiquier, sur du sable, 
elle est si large et si vide qu'on s'y sent mal à l'aise. 
C'est en ce moment une ville morte, écrasée sous la 
chaleur; ses innombrables chiens, assis sur le pas des 
portes, s'ennuient et bâillent de n'avoir pas môme une 
occasion d'aboyer aux passants : ils n'ont même plus 
le passe-temps de mordre leurs puces, car il semble 
bien qu'ils les aient toutes passées aux hommes. 

En ce moment, une récente calamité publique, 
l'inondation, ajoute encore à l'aspect désolé de 

EN siaÉniE. 21 



322 EX SIBERIE 

Tchita. Toute la Transbaïkalie ei 
d'une pluie inccssanle de plusi 
taires supérieurs du fleuve Amoi 
cl l'Argoun, se sont gonflés, et 
a roulé, détruisant tout sur soi 
qu'elle eût atteint le vaste fleuvt 
Non seulement la route de T( 
rendue impraticable en plusieu 
ment l'inondation a causé d'ént 
de la voie du cliemin de fer en 
les ponts, engloutissant des mt 
et à Strétensk, tordant les rail 
ébouler ailleurs des remblais, 
laines places les godets des fils té 
encore, ici même, elle a enlevé 
pour le flottage, et pour le chi 
ainsi que toutes les meules de 
les prairies. De mémoire d'hom 
semblable inondation en ce pa 
connaît en pareille matière. Le: 
la province et pour la Russie en 
va falloir, entre autres mesures i 
la substructure du chemin de fi 
laines de kilomètres, pour metti 
pareils accidents. Plus spéciale! 
de cette calamité est sensible poi 
plus de foin, on est contraint de 
beaucoup de chevaux, et où, i 
préparé, on aura à peine le tei 
mesure d'affronter l'hiver. 

SO aoûl. — Avant de recucill 
menls sur la province, j'ai teni 
façon dont je continuerais mon 



N DE L'AMOL'R 323 

e de terre et la voie fluviale, 
une el Tautre. La route de 
)ar l'inondalion, et le service 
uré qu'à grand peine : je suis 
)'autre part, ringoda.arfluent 
ui-méme de l'Amour, n'est pas 
a : les paquebots ne dépassent 
rares occasions où, par les 
;nturent jusqu'à Mitrophane. 
ire, on n'a donc que le choix 
(1 radeau. Or, une barque est 
;î, car les habitants de Tchila 
ur leur usage. Le radeau est, 
B locomotion le plus fréquem- 
u"il oITce le double avantagîf 
chandises, et de se vendre un 
ik, où les belles poutres sont 
t, l'inondation a enlevé tout ce 
bords du fleuve : les poutres 
prix à Tchita, et ont perdu 
car, à Slrétensk,on"a repêché 
i la dérive avait amenées. Ma 
d'enviable, et je ne sais quel 
uvé à l'hôtel deux ou trois 
isse qui ont fait prix avec un 
ir 130 roubles [400 fr.) leur a 
ouvert de marchandises, une 
e ils ont fait poser un parquet 
il de l'eau, et une tente pour 
tent demain matin, et je suis 
ir installation. 

it splendide qui se préparait, 
lines, UD spectacle inattendu. 



% 



I 



••!.• 



324 EN SIBÉRIE 

Sur la berge escarpée, tout humide encore de l'inon- 
dation qui la couvrait hier, grouille une foule paisible. 
Partout apparaissent des ballots, des femmes, des 
enfants : des feux sont allumés, on soupe et Ton boit 
du thé. Tous ces gens campent ici depuis deux jours, 
attendant patiemment le départ du radeau sur lequel 
ils passeront, les pieds presque dans Teau, quatre ou 
cinq jours encore. Certes, la perspective de les imiter 
et d'observer de près, lentement, les rives qu'on dit si 
pittoresques de l'Ingoda et de la Chilka, me séduit 
vivement; mais, d'autre part, les rhumatismes que je 
risque à cette aventure me sourient moins. Nous des- 
cendons, un de mes compagnons d'hôtel et moi, pour 
visiter-ce radeau composé de trois trains de poutres. 
Par malheur, trompé par l'obscurité, je mets le pied, 
non pas sur les poutres qui font saillie, mais dans 
l'intervalle qui sépare deux de ces trains : je m'en- 
fonce dans l'eau glacée; cependant, je parviens à 
saisir une poutre, à laquelle je reste suspendu, inca- 
pable, à cause du poids de mes habits, de faire un 
rétablissenient pour me sortir de l'eau. Une dizaine 
de personnes sont témoins du fait : ah ! les bons Sibé- 
riens, que ma situation leur paraît donc comique! de 
quel cœur ils rient à voir mes efforts vains! Quelle 
joie, sans doute, pour eux, de voir sans bourse délier 
un homme qui pourra se noyer s'il faiblit et disparaît 
sous le train, qui sera broyé entre les deux radeaux, 
si le courant les déplace, ou bien qui, pour le moins, 
souffrira longtemps de ce bain glacé! Oh! les bonnes 
âmes! Nul ne bouge pour me tendre la main, et je 
reste là jusqu'à ce que mon compagnon, un homme 
excellent et gai, M. Elgasse, vienne me tirer d'affaire. 
Vite en voiture, et, trois quarts d'heure après, j'étais 



SIN l)E l'amour 325 

Hel : une fois déshabillé, je me 
l de vodka, avec l'aide de mon 
m, et, la circulation rétablie, 
je l'avoue, a un peu refroidi 
ur les radeaux... 
ips s'est passé en visites auprès 
Ductionnaires. Les ingénieurs 
t probable de la ligne de Mand- 
eigné sur ce qu'ils savaient des 
inondation. Il se trouve par 
1 conformant pas exactement à 
Saint-Pétersbourg, l'un d'entre 
s élevée qu'on n'exigeait : il a 
) de matériel. Il est impossible 
ec tristesse pour la Russie à 
fonctionnaires qui, depuis la 
i questions de détail pour des 
ss milliers de lieues. C'est un 
qui a, sur le canal de l'Obi à 
r une écluse plus étroite de 0,70 
nze autres écluses du système, 
les, sans doute, qui avait décidé 
voie du chemin de fer qu'à un 
'eau atteint par la grande inou- 
ïe heureuse désobéissance, on a 
1 bien des endroits, il a été trop 

m'ont entretenu des travaux 
Uation d'émigrants, que l'on a 
)vince, II a fallu pour cela élû- 
mes des paysans russes et des 
personnes ont, cet été, colla- 
îlheureusement, les renseigne- 



I 

F 
i 

r 



i 



••m 



♦ 



I 



326 EN SIBÉRIE 

ments qu'ils onl recueillis se trouvent, dit-on, çàet 
là entachés d'erreur, surtout en ce qui concerne les 
Bouriates, les plus retors des habitants de la Sibérie. 
J'ai même entendu dire que ces rusés indigènes ont 
tenu des assemblées dans lesquelles ils Ont arrêté les 
termes des fausses déclarations qu'ils feraient. Ce 
n'est pas, sans doute, en (]uelques mois et sans une 
parfaite connaissance préalable du pays que des 
enquêtes impeccables peuvent être poursuivies parmi 
les indigènes; toutefois, je suis loin de partager la 
défiance de T[uelques-uns àl'égfkrd du travail monu- 
mental des enquêteurs. J'y vois, pour le moins, une 
magistrale compréhension de la besogne. Les chiffres 
pourront y être inexacts, peut-être, en bien des cas; 
du moins, la vive intelligence et le zèle de tels de ces 
fonctionnaires que je connais personnellement me 
sont garants d'une œuvre fortement intéressante, 
pénétrante, juste dans ses lignes générales et, aussi, 
dans une grande partie de ses conclusions... Oh! je 
sens bien qu'en écrivant cette dernière ligne, je plaide 
\kn peu pro domo mea *. 

Tchita possède un musée ethnographique, cela va 
sans dire, puisqu'il y en a partout en Sibérie * ; mais, 
et cela est plus rare, ce musée, fort riche, est remar- 
quablement classé. 11 est aux mains de A. K. Kouz- 
netsof, un ancien exilé politique et un homme fort 

1. Je viens de recevoir ce magnifique quvrage en 16 volumes, 
et j'ai pu voir, en les feuilletant, que je ne m'étais pas trompé. 
11 s'y trouve, entre autres, sur la vie et le mode d'exploitation 
des paysans bouriates, des pages singulièrement captivantes. 
J'y reviendrai, d'ailleurs, dans un autre ouvrage. 

2. A Kiakhta, j'aurais pu parler d'un établissement ana- 
logue, où j'ai surtout remarqué une belle collection, absolument 
complète, de dessins coloriés représentant les mille et quelques 
dieux (bourkhâny) de l'Olympe bouriate. 



SSIN DE L'aMOL'R 3Î7 

le sa méthode de classement qui 
re rapidement le développemenl 
rd, les produits naturels (miné- 
naux) el la paléontologie; puis 
liie locale, histoire des cultes, 
industrie provinciale et l'indus- 
itarni/). Ce petit musée me plaît 

la flore locales y sont richement 
bjels du culte bouriate y forment 
rieuse. J'y ai remarqué aussi une 

produits de l'industrie de l'or ; il 
is de machines qui sont si riche- 
fénisséisk, mais il s'y trouve un 
î aux « trucs » du vol et de la fal- 
3xemple, une magni(i<[uc pépite, 
mg d'enfant, et fort lourde : elle 

l'a fabriquée a volé un voleur : 
pour 430 roubles (liOO fr.) à un 
loi ' ; elle ne vaut que le travail 
e, d'ailleurs, une adresse consi- 
les d'or qui ont servi à la dorer! 
)é de mon départ, j'ai encore 
rquement des radeaux. Près de 
t occupés à ajuster un palais de 
lù la ville a fait construire pour 
'erneur général des provinces 
rai, qui revient de l'ouest. Tou- 
ition sur la rive : on charge des 
ses sur un grand radeau , et peut- 
ndre place, moi aussi, si je ne 
ici deux ou trois jours. J'ai beau 

arliculicrs d'acheter de l'or, sinon à 



338 EN SIBÉRIE 

chercher des poutres : il n'y en 
Cependant, aux abords de la ' 
des ouvriers réparent la rout 
défoncée; on attend ce soir le G 
ces ouvriers sont des prisonnier 
lionnes pour cette haute circon! 
paresseux les gardent, le regai 
fumant, ou grignotant des noiî 
plat ventre dans l'herbe, près de 
ceaux'. En voyant tout ce mou' 
rappelle une circulaire que j'ai li 
une maison de poste, et dans 
faisaient savoir que le Gouverni 
faudra recevoir Son Excellence 
cris, sans zèle indiscret. On aui 
prêts du lait frais, des œufs, du 
un samovar, de la crème », etc. 
au Chat Botté : « Manants, si 
serez tous hachés menu comme 
23 août. — Ce matin, le Goi 
donné audience et m'a fait un 
général Serge Mikhaïlovitch 1 
vieillard à moustaches blanchet 
manières délicates, à la parole 
causons longuement de l'avenir 
dit ses efforts pour établir des re 
suivies entre l'Europe, et spécii 
Vladivostok. Puis, au moment 
il me dit à l'improviste : « J'ai a| 
continuer votre roule : si vous p 
d'une banquette dans la salle 

i. Ce jour même, trois (le ces prisonn 



LE BASSIN DE L'AMOL'II 329 

S ordonner de l'adapter. » Celle offre, 
; une reconnaissance inexprimable, est 
des joies que j'aie reçues depuis long- 
néral y met le comble en m'invitant à 
il il célèbre, par un toast vraiment lou- 
ée de M. Félix Faure à Saint-Péters- 
sst pas tout encore : par-dessus toutes 
eu celle si profonde el si douce d'em- 
'ieil ami Gavril Pétrovilch, arrivé ce soir 
rès un voyage très tourmenté. Je mar- 
- d'une croix rouge. 

Nous sommes partis après midi. Si j'en 
ips, je n'aurais certes pas abandonné ici 
itch; j'ai gros cœur de le quitter, cette 
3;lemps, et il me semble qu'en m'éloi- 
je quitte le bon génie de ce voyage, et 
rais être moralement seul, pour accom- 
;rands fleuves et les grands paquebots 
ion pèlerinage de retour. Jamais je n'ai 
irofondément qu'aujourd'hui combien 
lier des aventures communes, des aspi- 
èlcs, et un même amour du vrai, dans 
e mensonge a ses autels èl ses grands 

au vraiment princier du Gouverneur 
luble. Sur la moitié antérieure, se trouve 
lion comprenant quatre pièces séparées 
or central. L'autre moitié comprend la 
e toit sert de poste de vigie au timonier, et 
l'un pour l'équipage, l'autre pour nous — 
blié ! Le personnel se compose du général 
, du Gouverneur de Tchita et de la pro- 
ïkalienne, le Général E, 0. Matsievski, 



330 es SIBÉRIE 

et de trois foDclionnaires de Serge Mikhaïlovitch ; 
M. P. Cherbina, son chef de cabinet; le lieutenant- 
colonel P. A. Donaourof, son aide de camp; enfin, son 
secrétaire. Nous avons huit Cosaques pour manœu- 
vrer les énormes rames d'avant et d'arrière, et un 
sous-officier pour les commander; puis encore un 
vieux pilote, ivrogne et bavard, toujours perché sur 
le toit de la cuisine; enfin, le cuisinier et le valet de 
chambre de Serge Mikha'flovitch. 

Adieu vat! nous partons emportés. par un courant 
qui fait de huit à dix kilomètres à l'heure. Les rives 
filent avec une étonnante rapidité : elles sont rongées, 
ravagées par l'épouvantable inondation d'il y a .dix, 
jours. Quant à la rivière, l'ingoda, elle est fort pitto- 
resque. Avec d'infinis méandres, elle s'allonge entre 
des rives boisées, le plus souvent montagneuses, sur 
lesquelles on voit perpétuellement, au-dessus de la 
berge ou à flanc de montagne, tantôt la route de 
Slrétensk, tantôt la voie future du chemin de fer, à 
laquelle ou travaille sans relâche. A tout instant, on 
aperçoit des feux, dfcs fumées, ici une nuée de mou- 
ches rouges qui sont des moujiks, là des Chinois que 
l'on distingue à la jumelle, plus loin, des Italiens, et 
aussi,.m'assure-t-on, des Japonais et des Coréens. 

Au crépuscule tombant, nous faisons halte au 
village cosaque de Kroulchina fort éprouvé par l'inon- 
dation. Huit maisons sur dix s'en sont allées au fil 
de l'eau, et, en outre, les jardins potagers, qui étaient 
placés en bordure de la rivière, ont été recouverts 
d'un mètre de sable, durant les quelques heures où 
ringoda s'est créé un lit temporaire. Enlîn, le pont 
en bois de la grande route a été enlevé par les eaux, 
transporté à plus d'un kilomètre en aval et déposé 



LE BASSIN DE L'AMOL'R 33t 

lamps. C'est une effrayante image de 
taie et instantanée. J'ai honle pour- 
3 ces Cosaques, écumeurs légaux du 
[ payer des prix exorbitants aux voya- 
ochers de passage, ne m'intéressent 
ent, malgré leur misère. Ils ont un 
qui me déplatt. En somme, leurs hbax 
construiront d'autres, et ce sera tout 
i se placeront juste à côté du chemin 
rtera ici quelque peu de la route. 
DUS nous sommes éveillés ce malin en 
, et l'on n'a -pas'osé lancer le radeau 
ure. Longtemps nous avons épié une 
sommes tous si impatients d'arriver! 
s'est levée et nous avons largué nos 
rlissons toujours, dans la paix du cou- 
ntralue, dans le silence que troublent à 
à autre, le clapotis d'un tourbillon et 
i du pilote. La rivièi-e, toujours aussi 
line de kilomètres à l'heure), continue 
léme aspect : des collines boisées, des 
qui la contiennent, et toujours encore, 
er, la voie du chemin de fer à laquelle 
>nt occupés. En vérité, sur cette voie, 
nsk on côtoie perpétuellement, cette 
travail et d'effort est belle et impo- 
îcostons quelques villages éprouvés 
I, puis nous repartons après avoir noté 
maisons enlevées, cl avoir promis des 
six heures du soir, l'un d'entre nous 
ip remarquer une fumée dans le loin- 
arbres : on la jurerait semblable au 
aquebol, si l'on ne savait que les pa- 



332 EN SIBKRIE 

quebots ne peuvent remonter jusqu'ici. Après quelques 
détours, une perspective droite s'ouvre à nous, et, 
tout là-bas, nous apercevons en effet la coque d'un 
bateau à vapeur : les commentaires vont leur train. 
Ce paquebot qui nous atteint enfin, s'appelle la Zéia. 
Il appartient à un riche marchand de Blagoviéschensk 
dont la femme et le fils se rendent à Irkoutsk. Désirant 
leur épargner quelques centaines de kilomètres en 
tarentass, ce père et cet époux modèle a choisi son 
plus vieux paquebot, celui dont la perte lui serait le 
moins sensible, et a permis au capitaine de le risquer 
sur les eaux de Tlngoda. La dame connaît justement 
le Gouverneur général : c'est pour elle une belle 
occasion de demander une feuille de recommandation 
qui lui facilitera l'obtention des chevaux de postej 
elle offre, en échange, le passage sur son paquebot 
aux généraux et à leur suite. Certes, le radeau nous 
plaisait fort, par sa nouveauté, par sa relative com- 
modité, par la douceur paisible de sa marche, et 
nous avons tous grand peine à nous en séparer; mais 
la raison l'emporte enfin : nous sommes pressés, et 
la Zéia^ à la descente, fait 25 kilomètres à l'heure. 
Demain matin, un peu plus bas en rivière, nous pas- 
serons à bord du paquebot. 

# 

26 août, — Vers dix heures, à un tournant où le 
courant nous entraînait avec une belle rapidité, nous 
avons aperçu des hommes qui, d'un îlot, nous ont 
fait des signes d'appel. Le général Doukhovskoï a 
exigé que l'on stoppât pour s'informer : malgré la 
résistance dû capitaine, peu soucieux de perdre son 
temps pour des particuliers, nous sommes revenus en 
arrière, nous avons jeté l'ancre, et nous avons opéré 
le transbordement d*une vingtaine de naufragés. Ils 



[>E L'AMOUR 

grand radeau de m 
isard, je serais par 
ïn Excellence : apl^ 
la force d\i courar 
de ce long radeau, 
indis que les march 
diomëtres plus bas 
IX n'avaieni pas de 
is une seule aman 
ant, quelqu'un d'en 
lage sur la rive vois 
s un lieu désert, à 1 
les avait dépassés 
leur porter secours 
s là bien longlemf 
ouïe, du premier pj 
18, ait osé se risqu 
1 sûreté à notre b' 
Is se trouvaient p. 
ude nouvelle : la je 
naïve, que, à table, 
;iens en vacances. 
7! Le capitaine, en 
des billets de passa^ 
lotoire. Partout, ne 
5 par les eaux : de 
e fer fonctionnait 1 
tes! l'inondation l'a 
ns,le8 bâtiments de 
is sont déplacées, u 
ée dans l'eau. Cepei 
imane attend le Gou 
partient aux Cosaqut^: 



F 



334 EK SIE 

l'Amour que commande S 

mettent à la disposition de 

déplacements. Ce petit vap 

blanc, tout pimpant, un pei 

les grilles qui protègent le 

invité à y prendre passage, 

volontiers que, tous ici pa 

de la caisse des Cosaques, il 

quitter d'une partie de mes i 

par des pourboires. D'aille 

l'exquise amabilité du gén< 

si bien le monde, et devine 

peut profondément blesser 

fort bien le sens de mon ti 

sente pour ces pays perdus la visite du plus bumble 

des voyageurs qui les décrira. 

'27 août. — Ce matin, nous avons atteint Slrétensk, 
le point extrême oii s'arrête, à la remonte, la naviga- 
tion de TAmour et de la Chilka. La ville a beaucoup 
souffert de l'inondation qui a détruit le môle et plu- 
sieurs entrepôts de marchandises. L'hôtel Voxal , 
situé sur la berge, repose lamentablement sur des 
étais, une partie du sol qui le portait ayant été minée 
par les eaux furieuses. Après quelques visites d'af- 
faires, je rentre à bord où déjeune avec nous un 
céli^brc pianiste polonais, Konski. Il a jadis reçu, 
en qualité d'enfant prodige, quelques indications de 
Beethoven — on le dit du moins : en tout cas, la 
Russie l'estime beaucoup, et il a quatre-vingt-un ans 
sonnés. C'est un petit homme à impériale blanche, 
avec des mousUches cirées, et l'apparence générale 
d'un vieux grognard du second Empire ; il a de petits 
yeux, un front déprimé, une rosette multicolore 



3IN DE L'AMOUR 335 

ix; au doigt, une énorme amé- 
avec celù, une bonne humeur 
vraiment surprenante chez un 
'uis aussi, quelle énergie! En 
ne, il vient d'entreprendre une 
Asie, et ii la termine par la 
r de 2000 kilomètres de laren- 

)ir, par grande pluie, et dans 
afonde, nous avons, abordé à 

sans grand intérêt, il est vrai, 

versles des célèbres mines de 
ats politiques ont été internés, 
riosité que j"ai, ce matin, inter- 
upes boisées derrière lesquelles 

bagne) illustre; mais la pluie 
t rendait la berge presque im- 
, de l'ancien bagne, ne reste-t-il 
[•s : ici, un bâtiment de prison 
s bâtiments vides, une fabrique 
ue gardent deux geôliers et un 
irisonniers est fou, el les autres 
gricullure. La raison qui a fait 
îrise de l'argent. L'adminislra- 
a plus trouvé ici son compte 
Lai blanc, et elle s'en est peu k 
iir les condamnés, on a trouvé 
lus sûrs, à deux ou trois mille 
1 

lalion a fait de terribles ravages : 
jusque sur l'autel d'une église 
iux, a été inondée; desisbas oot 

l'eau, el, à quelques kilomètres 



33(1 

plus bas, les habita: 
paries eaux, loin de 
sont au contraire él 
le contenu des isbas 
Ce n'est pas là un 
car le fait m'est rap 
grand, gras, brun, a 
moustache qui sem 
la petite bouche ror 
lune. 

Nous repartons pi 
soir, se succèdent 
surprenants de bea 
ondulée et boisée dt 
de collines, otTrant 
rent l'horizon, et qu 
gements de décor, 
de rivière aussi s 
resque : certes, je p 
le Kasse, mais, à la ( 
et les châteaux du 
grand tourisme int< 
solitude perpétuelle 
Nous nous trouvons 
kalie qui n'offre de i 
et qui se trouve co 
moment des preraiè 
Qui donc croirait à 
ici ces fréquents pa 
par une roue à leur 
tueuses? 

29 août. — Arrivé! 
ofila Chilka,ens'uQ 



BASSIN DE L'AMOUR 337 

jui porte le nom de fleuve Amour, 
rois heures à la station d'Ignachina 
e, sur la rive chinoise, esl situé 
nommé Mokho, contre de survei!- 
stration d'importantes mines d'or 
iistance. Ce poste compte environ 
fénéral Djao-Mian qui commande 
déjeuner le général Doukhovskoï, 
ité. Nous traversons le fleuve, et, 
Qchons de la rive chinoise, nous 

des troupes : soldats mandchous 
s chinois enturbanés de noir, velus 
îue bordée d'une raie rouge, et 
et par derrière, d'une lune blanche 
ons. Ils portent des fusils très longs 
i feux de salve, tandis que sur les 
ne, des mortiers saluent le débar- 
éral russe. - Certains soldats sont 
rdes comme on en voit à l'Opéra- 
;s ont des tridents... sont-ce des 
ou bien des harpons à esturgeons? 
forment en haie et nous précèdent 

du village. Nous traversons une 
lis une chapelle où se trouve un 
, et nous pénétrons enlin dans les 
général, qui était venu attendre son 
idère. Djao-Mian esl un homme de 
rantc ans, aux traits extrêmement 
;rands yeux noirs très doux, volon- 
;'est un magnifique type d'homme, 
air chinois. On le dit extrêmement 
lie, en tout cas, qu'il est remarqua' 
it.- Quelle déception de ne pouvoir 



338 

causer dans sa langi 
mun, el de passer pe 
ligence sans la pouv 
l'éclair des yeux ! 

Tandis qu'on prép: 
autour de tables où s 
cigares, des cigaret 
moyen d'un interprèt 
russe s'impatiente; o 
et de réduire le no 
enfin dans la salle à 
voir un mélange de 
Evidemment, c'est pi 
tryon a fait couvrir li 
comme je regrette h 
même, mange avec û 
servant de m'apporti 
mot cliinois que j'aie 
le comprend-on pas î 
répètent interrogativ 
tique qui entre enten 
explication : les bagi 
rent de là-bas ; j'oubi 
prennent pas de prov 
à l'étranger, deux d' 
trer. en sont réduits 
anglais! On m'appor 
d'ivoire, et, sûr de moi 

à la grande joie des v^iuuuib pii^ncuLs. nussuuL, t;ciii 
devient un jeu : tous les Européens veulent avoir des 
baguettes el s'essayer à les tenir entre le pouce, l'index 
et le médium. On s'amuse beaucoup. Le dîner est 
évidemment très riche, très recherché, mais j'avoue, 



BASSIN DE L AMOUR S39 

je le trouve sinon moins chinois, 
nourrissant que ceux de Maïma- 
ir, l'interprète ne sait pas lui-même 
es mets qu'on nous offre : je suis 
nmer au hasard, et de souvenir, ce 

rs-d'œuvre sans fin, très étranges 
souvent indéfinissables : des pâtes 
oissons séchés débités en lamelles 
papier; — du poisson doré; — des 
s du vinaigre; — des noix aèclies; 
- du chou de mer; — que sais-je 
s œufs noirâtres; — des soupes 
;aroni transparent; — de ces mau- 

que l'on capture sur les rizières et 
grands frais; — du mouton rissolé; 
; — des ouïes de requin, croquantes 
(S champignons noirs; — des vers; 
apparence dont on me dit qu'il est 
s d'hirondelles; — des cartilages 
goût et croquants ; — des pousses 
en guise d'asperges; — puis, des 
is variées; — puis, subitement, 

entre autres, une soupe aux petits 
ol de riz traditionnel. J'oublie cent 
oyen de tout retenir ' I 
luriant mange, cause, et écoute à 
IraducLions de l'interprète : il est 
! ornée d'une crinière raide qui 

pu âtre servi tout entier, vul'impatience 
nous a cependant remiH un beau menu 
pier rouge. Un savant l'a traduit k Khaba- 
janl que chaque plat inscrit est lui-même 
ne série de plats itont le (létnil n'est pas 



340 EN SIBÉHIE 

saillit en arrière, et d"un bouton 
vêtement, tout neuf, est des plu 
dont sodI faites ses tuniques, sont 
modestes, de très bon goût. A 
colonel à lunettes s'empiffre sai 
lever la tête : cest plaisir de i 
mâchoires... 

Le dtner fini, on nous recondui 
monial que pour l'arrivée, et, pai 
tillcsse que mes compagnons ru: 
tous comprendre ainsi, un oilic 
notre bord un plat de je ne sf 
nous avions tous mangé avec pis 

3i août. — Tous les soirs, Ion 
retiré dans sa cabine, le capitain 
mence à raconter des anecdotes 
tations. Il est tout jeune encore 
gnon, bien né et bien doué, toi 
artistiques' légers : il chante des 
des aquarelles et esquisse des m 
ces Busses extrêmement bien p 
tion, et qui pourtant sèment lei 



Ouifs Je requin 

llololhurie> 
Canilagos do poiss* 

Pont ses de banibi 



DE L'AMOUR 34-1 

ignation de Tau-jour-le-jour, 
posenl les horizons sans fin; 
nombreux ponr qui demain 
t parfois d'escalader la mys- 
ont jamais vou/u sérieuse- 
|u'il en soit, Dmilri Afana- 
: avec qui les heures coulent 
ane mémoire singuHère, et 
ilté d'imitation, il est égale- 
les cris d'animaux, des drô- 
igues vivantes; il prononce 
1 parle fort bien, ainsi que 
enfin, il est irrésistible lors- 
un Chinois, un Juif, ou un 

împs font couler les heures 
on travail ou- les entretiens 
effet, de me mettre à même 
gnements que je recueillerai 
iverneur général me prend 
m'exposer quelque nouveau 
insiste aussi avec prédilec- 
|ui sont offerts à ceux- de 
abliraicnt à Vladivostok ou 
des comptoirs d'importation 

)sea et vides, les rochers 
sombres se succèdent sur les bords du grand fleuve 
où nous glissons. L'un de nos compagnons de 
voyage, le colonel V. F, Pélrof, qui escorte le géné- 
ral, m'explique comment on chasse le tigre dans les 
forêts qui bordent la rive chinoise. Le tigre est e.n 
effet très commun dans ces parages, et il étend ses 



342 EN SIB 

déprédations presque jusqi 
moins jusqu'au-delà de l'C 
énorme, le plus grand, dil-i 
et, en hiver, sa fourrure, qui < 
est particulièrement appré' 
qu'il a dans son service deu 
dont l'un a déjà tué 6 lig 
abattu 13. Voici, dit-il, com 
s'enfoncent dans la forêt vi 
carabine et leur chien. Si c 
a chance de tirer sans être 
le fauve prévient le chien 
qu'il choisit toujours pour 
l'homme. Dans les deux cai 
tigre, si l'on a le sang-froid 
rière l'oreille, i'endroil qui, 
par excellence. 

i" septembre. — Nous a 
chensk. Tout à l'heure, ! 
nous a accostés et a déposa 
K. N. Gribski, le sympathiq 
vince, et quelques officierf 
quable par sa modeslie, son 
énorme carrure, se trouve 1( 
célèbre explorateur du Pan 
vient précisément de dirigt 
rivière Soungari, le grand af 
et d'y déterminer, au prix c 
véritables dangers, des pt 
futures expéditions en Mam 

Blagoveschensk est une 
l'américaine, au cordeau, si 
Amour, près de son conflue 



! BASSIN DE L'AMOUR 343 

onal, la Zéia, Les rues s'étendent 
it si larges qu'elles paraissent vides, 
d'un officier de police chargé de me 
, qui ne me quitte pas d'une semelle, 
a connaissance d'un savant local, 
ivitch Kirillof, professeur de latin au 

et statisticien passionné. C'est un 
maisseurs du pays, et en outre, ce 
c'est un homme profondément ser- 

II me comble de prévenances, me 
, des brochures sur cent questions 
offre aussi le précieux dictionnaire 
ns lequel il a versé la somme de ses 
r la province. Ah! l'aimable savant, 
cette raideur que communique par- 
.e bon el s'ouriant latiniste ! II trouve 
î multiple vie intellectuelle, le temps 
îrger : il m'offre de succulentes mira- 

pour moi les premiers fruits de cette 
Bs sous ses fenêtres, et me fait appré- 
infitures faites avec des framboises 
lies tout auprès. Comme on aime, 
îssée, marquer au passage le profil 
omme! 

s relatives à l'émigration el au ser- 
i'or, j'en dois noter une curieuse, 
B à un jeune Français, M. Gay, établi 

à Blagoveschensk. M. Gay, auquel 
mais, tous ceux de nos compatriotes 

descendent le fleuve Amour, a fait 
!C la Sibérie à la suite d'une expédi- 
Uaquelleil s'était trouvé adjoint. Fort 
prenanl, sérieux de bonne heure, ce 



344 EN SIBÉRIE 

Lyonnais reconnut vile que, dans ce pays neuf, on 
pouvait trouver des occupations plus intéressantes 
que celles qui avaient retenu ses compagnons de 
route à Irkoutsk durant l'hiver 1893. Avec un de ses 
amis, il s'établit à Blagoveschensk; là: tout en étu- 
diant quelques entreprises de grande envergure qui 
ne sont pas mûres encore, ils s'occupent ensemble de 
constructions et d'importation. Sûrs de voir présider 
à la disposition des immeubles quelque chose du 
goût français, et, à l'emploi des fonds, une honnêteté 
occidentale, les particuliers. et la municipalité acca- 
blent nos jeunes gens de commandes. MM. Gay et 
Mangini viennent, à l'admiration généralç, de con- * 
struire en soixante-douze jours un coquet Palais de 
justice où s'installeront les nouveaux juges, et déjà 
plusieurs maisons particulières qu'ils vont élever leur 
sont louées sur plan. Ils profitent, et c'est justice, de 
cette fièvre du bâtiment à laquelle sont en proie quel- 
ques villes de l'Extrême Orient sibérien, depuis que 
le monde est rempli du bruit répandu sur la richesse 
fabuleuse de leurs districts miniers. 

En outre^ M. Gay et ses associés s'occupent d'im- 
porter des articles français qu'ils revendent au demi- 
gros, à des bénéfices tellement rémunérateurs qu'ils 
peuvent supporter les dépenses et les risques du fret, 
placé tout entier aux mains des Allemands. Vladi- 
vostok, Nicolaevsk et toute la Transbaïkalie sont 
encore à cette heure exempts de douane. Seuls, les 
alcools, vins, liqueurs, sucres et tabacs, acquittent à 
l'entrée des droits d'accise égaux à ceux que payent 
les fabricants russes. Dans ces conditions, le prélève- 
ment d'un bénéfice net considérable permet encore 
aux importateurs de fournir des produits à des prix 



lE L'AMOUR 345 

1 -comme très peu élevés. 
)r les magasins de la ville; 
ain naturalisé, M. Émeri, 
igYicoles, cenx d'un Russe, 
de très médiocres articles 
uccursale de la puissante 
Hambourg, où l'on trouve, 
esque tous les produits de 
'industrie allemaudc. Il y a 
-„..„^ ™ „^-«^„,,j, „ .,...^ pour nos compatriotes. 

En somme, Blagoveschensk laisse l'impression 
d'une ville qui se développe : à causer avec ses com- 
merçants, ses administrateurs, ses rentiers, on reçoit 
l'impression d'un mouvement rapide d'ascension et 
d'entreprise. 11 semble même qu'à voir dans cette 
ville russe le grouillement inaccoutumé d'une foule 
chincîise et de tout un peuple de jonques mêlées aux 
barges et aux paquebots, on saisisse sur le vif ce 
mouvement confus, et que l'on devine l'endroit où la 
fourmilière va se creuser. 

3 septembre. — Reparti sur l'^ïamane, je me suis levé 
au point du jour pour voir, sous les reflets verdâtres 
et laiteux d« l'aurore, se dérouler l'énorme embou- 
chure de la Zéia dans le fleuve Amour : c'est une mer 
calme, un lac sans rives. Au loin, des feux marins qui 
brillent encore; au ciel, des étoiles très hautes qui 
pâlissent... Et bientôt, l'énorme fleuve est pris d'un 
roulis qui complète l'illusion marine. Tout le jour, lo 
vent nous a secoués sur ses eaux immenses élargies 
encore par l'inondation, et nous avons marché vers 
Test dans un paysage "plat et attristant. Sur le soir, 
dans un village cosaque, des hommes se sont plaints 
le ce que, depuis quelques années, les Chinois de 



346 EN SIBÉRIE 

Taulre rive ne leur afferment plus leurs meilleures 
terres : « Mais patience, ont-ils ajouté, la bête de fonte 
(la locomotive) viendra, et nous les prendrons, ces ! 
terres... » i 

4 septembre. — Le défilé des monts Petit Khine- 
Ghâne que nous avons traversé ce matin, est une des 
curiosités de FAmour moyen : deux énormes éperons 
rocheux, subitement rapprochés, tiennent prisonnier 
le fleuve colossal étalé hier sur deux kilomètres de 
largeur. Ces montagnes boisées, devenues brusque- 
ment si proches que Ton y recotinaît sur la pente les 
essences d'arbres, sont vraiment imposantes. Il règne, 
dans ces défilés longs de vingt-cinq lieues, une paix 
sombre et comme religieuse : on dirait que le fleuve 
paresseux, mais remuant, s'est recueilli pour passer 
par cette longue épreuve. 

En ce moment, il est onze heures du soir ou minuit; 
la nuit est très sombre, et nous sommes à Tancre au 
milieu d'un bras inconnu du fleuve débordé. L'eau, 
qui monte toujours, bruit et clapote sous notre quille, 
avec une violence inquiétante. Après nous avoir laissé 
marcher longtemps sous un rayon de lune projeté en 
travers des flots, notre pilote s'est égaré, ^t nous avons 
failli échouer. Au loin, à perte de vue, dans l'obscurité 
que les regards finissent par percer, le fleuve, plutôt 
deviné qu'aperçu, s'étale dans un paysage plat, froid, 
un vrai paysage de mort. Et je sens remonter en moi 
des souvenirs du printemps passé, de l'Obi boueux, 
de la Kiète ferrugineuse, dé la taïga sombre où les 
premières caresses de juin faisaient éclater les bour- 
geons des bouleaux. Est-ce la seule différence entre 
le printemps et l'automne qui me fait éprouver aujour- 
d'hui des sensations si différentes de celles d'alors^ 



DE l'amour 3i7 

!, l'énervement d'un voyage 
tout cas, sur ce versant du 
ahi d'appréhensions, de froid 
re, et je comprends les émi- 
les efforts du Gouvernement, 
ter ces terres, fertiles, il est 

et lugubres... 

ï de passer trois jours à Kha- 
cette immense province pri- 
3 quelques impressions vives. 
il de la ville, admirablement 
;nts ondulés qui forment la 
; de rOussouri, son puissant 

magistrale, en face de l'im- 
élent les eaux gonflées des 
«maisons sont en bois, pour 
luquets de verdure qui les 
ne apparence riante, malgré 
a cité ce caractère de grand 

tant de villes sibériennes. 
Ile toute récente, et, comme 
reux établissements d'utilité 

russe a depuis longtemps 
dans cette contrée un centre 
en face de la Chine, que l'on 
it on redoute les forces nais- 
e. Peut-être l'idée primitive 
e due en partie à des consi- 

en tout cas, elles sont clai- 

Ic rapport du Gouverneur 
)ur l'année 1896, rapport qui 
le lecture de la bibliothèque 

une influence russe dans ces 



348 EN SIBÉRIT 

parages, il faut d'abord y amener de§ hommes : de 
là le développement de l'émigration officielle sur 
l'Amour et l'Oussouri, et les avantages accordés aux 
colons volontaires. Il faut, ensuite, développer dans 
la province le grand cïimmcrce : on y a tâché par la 
suppression des droits de douane, et, comme on crai- 
gnait de voir la contrée prise d'assaut par les étran- 
gers forts de leurs capitaux, on a d'abord, par une 
loi, d'ailleurs récemment rapportée, inlerdil à toute 
personne qui n'était pas sujet russe, d'acquérir des 
biens-fonds danslaPriamourie. On a enfin tenté d'oc- 
troyer aux villes quelques-unes des commodités occi- 
dentales. C'est évidemment pour cette raison que 
Khabarovsk, médiocre village il y a quelques années, 
a été élevée *u rang de capitale de gouvernement, 
et 'pourvue d'une foule d'institutions civiles et mili- 
taires. Je n'en ai pas fait, certes, une étude appro- 
fondie, et j'avoue môme n'avoir porté sérieusement 
mon attention que, d'une part, sur la bibliothèque, 
riche de 40 000 volumes, et le musée ethnographique, 
et d'autre part sur le champ d'essai. 

Le musée est fort joli. Outre les collections obli- 
gées de la faune et de la flore locales, il possède une 
magnifique collection d'idoles {bourkkany) du culte 
bouriate, la plus riche et la plus élégante de celles 
que j'ai vues en ce genre en Sibérie. 

Le champ d'essai, dont l'inslilulion rappelle celuf 
qui fonctionne à Barnaoul, dans l'Altaï, est destiné, 
d'une part à faire des essais d'acclimatation -de 
plantes nouvelles avantageuses pour les cultivateurs, 
et, d'autre part, à fournir à ces derniers des semences 
irréprochables et des plants d'arbres fruitiers. Il y est 
adjoint un rucher dont les paniers sont distribués 



IN DE L'AMOUR 349 

ans ou aux colons qui en font 
condition de transmeltre eux- 
3urs voisins, au moment de la 

i sont intéressantes, et la con- 

IX qu'un arrêt de trois jours; 
icuUés que présentent les com- 

X ou trois mois qu'il m'y fau- 
lier dans le détail : cela m'est 
dlu prendre congé de l'homme 

l'hôte durant près de quinze 
thovakoï'. Une station encore 
ol russe, et mon travail prépa- 

is une petite station du chemin 
Tdue dans la forêt, la station 
; laquelle, dans trois jours, doit 
Icielle des rails qui établiront 
re Khabarovsk et Vladivostok. 
1 d'un très aimable ingénieur, 
'sianof. La nuit est splendide, 
-Dans le bureau, une pendule 
ït le télégraphe ticote sans se 
'oisine de la mienne; le jeune 
Vasili Vasiliévilch va et vient 
t, comme. un chat, et met le 
jr le lit, derrière un paravent, 
paisibles intervalles, mon guide 
ernof. M. Tchernof m'a piloté 
i reçu avec insistance dans sa 
compte, m'a accompagné jus- 



350 EN SIBÉR 

quici pour me faire voir des villages démigranls. 
Arrivés ici il y a deux heures, nous avons dîné de 
provisions qu'il avait apportées, entre autres, d'une 
succulente boite de conserves militaires contenant de 
la soupe aux ctioux avec du sarrasin (chtchickâchoye)... 
Mais il est temps de noter le détail de celte journée. 
Nous avons quitté Khabarovsk en drézina. J'ignore 
le nom français de cet instrument que je ne saurais 
mieux désigner que par le surnom de cycle sur 
rails. La drézina se compose d'un siège posé sur 
quatre roues de wagon. En arrière de ce siège se 
trouve une manivelle double actionnant, au moyen 
d'une chaîne de bicyclette, deux pignons à multipli- 
cation. Deux ouvriers, debout sur un marchepied, 
tournent cette manivelle, et la machine s'élance sur 
les rails... On éprouve d'abord on sentiment très 
étrange. Je ne suis pas habitué à circuler si près des 
rails, et à en remarquer ainsi les inégalités. Ces 
petits rails sibériens, tout minces, tout chélifs, sont 
déjà bossues et tordus; en outre, tous les dix ou 
quinze mètres, des bâtons, destinés à marquer le 
futur niveau du ballast, font saillie entre les tra- 
verses. Faute d'habitude, il semble à chaque instant " 
que ces bâtons, sur lesquels on arrive rapidement, 
vont arrêter la drézina et la culbuter. Puis, ce sont 
les courbes, puis les descentes, puis les côtes qui 
vous inquiètent; j'éprouve, durant le premier quart 
d'heure, une appréhension délicieuse qui me fait 
courir dans le dos de petits frissons de joie enfantine. 
Puis, je m'habitue à ces inégahtés de la voie comme 
on s'habitue, sur une bicyclette, aux accidents de la 
route : la jouissance du voyage est alors complète. 
La vitesse moyenne que les hommes, fréquemment 



"'?»W 



E L AMOUR 3ril 

licule, est d'environ 13 à 
□ irait aisément beaucoup 
;e le défend sur une voie 
i passons ainsi entre des 
laute que nous effleurons, 
les remblais qui peu à peu 
lérie de hauteurs qui sem- 
>ut le longde la ligne, des 
ns élargissent la voie en 
es achèvent des remblais, 
qui seront des réservoirs 

toute espèce : soldats 
îakhaline, hâlés, vêtus de 
unes, Chinois en bleu, 
!, Presque tous ces Jaunes 
torse de bronze aux bras 
s hâte, mais sans arrêt. 
de peuples, ces Blancs de 
les, ces Jaunes à cheveux 
eur chignon, et leur insé- 
it cela se croise, se mêle, 
les-chiourme maintiennent 
dirigent le travail; et, de 
s, de ces forces vulgaires, 
(f le ruban de fer porteur 

civilisation : il s'allonge 
impénétrable taiga et la 

tigre, de temps à autre, 
>nge, fluet, bossue, il en- 
emain, seront des rivières, 

qui, demain, seront des 
ujours, infatigable, admi- 



352 EN SIBÉRIE 

rable de ténacité, il va ainsi sans hâ 
tera plus qu'à l'Océan... 

Cependant, nous roulons toujour 
zina, et noua arrivons enfin au bout des rails posés, 
ayant fait ainsi 60 kilomètres en quatre heures^ Nous 
nous arrêtons chez un surveillant de forçats, un grand 
gaillard brun et doux. Sa femme, une forte personne 
bien en chair, accueillante et souriante, se plaint, 
tandis que nous prenons le thé, d'être obligée de 
retourner bientôt dans l'Ile de Sakhaline, bien que, 
B après tout, on y puisse vivre gentiment, entre soi, 
dans cette Ile des forçats, où l'on' a pour cuisinière 
une empoisonneuse, pour cocher un assassin, et pour 
portier un vagabond de Sibérie o. On nous procure 
enfin une voiture défoncée et un mauvais cheval, et 
nous partons. La route e^t abominable, surtout 
lorsque nous nous dirigeons du village vers la sta- 
tion souâ le clair de lune enchanteur qui semble 
narguer notre misère... Lorsque nous sommes arrivés 
ici, tout à l'heure, j'avais bien gagné la soupe aux 
choux au sarrasin!... 

9 septembre. — Depuis deux jours, nous glissons 
en -train spécial sur la voie encombrée d'ouvriers. 
Mais, le moyen de s'ennuyer avec des hôtes si pré-, 
venants et si cultivés? D'abord, Nicolaï Serguiévitch 
Krouguelikof , constructeur de la ligne Oussouri-Nord ; 
puis Dmitri Léonidovitch Khorvat, directeur de la 
ligne Ou9souri-Sud; enfin, Féodor Ivanovilch Knor- 
ring, directeur de la traction. Nous- causons beau- 
coup des questions techniques relatives au chemin 
de fer qui nous emporte. J'apprends, par exemple 
que l'immense plaine marécageuse, -que nous traver 
sons en ce moment, et où les inondations d'automn 



33:1 
glaise 
lento 
tîvales 
irfois, 
terre, 
erses, 
allées, 
e que 
liés le 
ipéné- 
Kt des 
uverte 
eindre 
es qui 



îue je 
est de 
5pèces 

oyales 

■ers le 
lissent 
iur les 
i émî- 
. dans 
y vois 
urellc- 
. loués 
ns. La 
ôté de 
e de la 
ma rai- 



35V EN SIBI^RIE 

cher et potager dans un florissa 
sûr que le Russe n'y a pas mis 1 
y cueillir des fruits cl des légu 
dinjers jaunes y ont tout fait. L 
lent en disant : <• Bahl un beau j 
les Mansis {sobriquet des Chin 
sera pas si aisé, pèut-fitre„. 

Nous avançons toujours. De ] 
lèvent, au passage du train, des f 
sauvages, et leurs vols sont les 
l'horizon désert. Nous entrons 
dés fruits : raisins, melons, me! 
aux stations oii notre Irain l 
approche rapidement : voici Ni 
raccord du transmandchourie 
heures, sans doute, nous atlein 
serons à Vladivostok, au bout d^ 

iO septembre. — Nous somme 
et nous avons achevé notre son 
réveil, Je me trouve sur le port 
Unes se dressent avec des étagi 
blanches, et, devant moi, se ■ 
splendidc, où de gros cuirassés 
l'ancre; de toutes parts, j'aperç 
embarcations qui circulent, de 
qui lèvent leur voilure quadrilla 
cernent, portées par la brise, ve 
des collines vert sombre. Je ne \ 
ce spectacle, contemplé à la vi 
La mer, celle gratide baie, celle 
on l'appelle, est pour moi la 
d'union, et, en même temps, le 
gare, je lis une plaque innocent 



BASSIN DE L AMOUR 33S 

jMis Saint-Pétersboui^, 9877 verstes 
11, elje songe que, ces milliers de 
li parcourus lentement,_sans presque 

La ville est pleine de monde : les hôtels sont pris 
d'assaut; ils sont d'ailleurs tous plus exécrables les 
uns que les autres, et c'est après de longues négocia- 
tions que j'obtiens à l'auberge allemande La Corne 
d'or, un mauvais coin de chambre oii m'abriter. 

Vladivostok, il faut le répéter, est une ville char- 
mante d'aspect, laplusjolie, certes, de toute la Sibérie, 
avec ses collines oii les maisons blanches s'abritent 
dans la verdure, et avec sa belle rade qui s'allonge 
toute bleue entre des montagnes. En outre, c'est un 
port de mer très animé, dans lequel se remarque par- 
dessus tout l'indolente cohue des Jaunes. Les Chinois 
et les Coréens se voient partout, couvrent tous les 
chantiers de construction, encombrent les carrefours 
et l'embrasure des portes cochères; ils sont presque 
toujours mal vêtus, les Coréens de vêtements amples 
en toile blanche, les Chinois, de coton bleu; souvent, 
ils sont déguenillés, ou circulent le torse nu. Rien ne 
donne plus vivement l'image de la pauvreté tenace à 
vivre : à les voir, on comprend l'invasion dont ils 
nous menacent. Tout ce mouvement de la rue est 
nouveau pour celui qui vient de passer six mois dans la 
Sibérie sommeillante. J'y prends plaisir, et j'en détaille 
les éléments. Je m'amuse à voir ici des Chinois em- 
ployés à tout faire, et aussi, des Japonais aux cheveux 
rudes, au visage bien lavé, aux petits yeux noirs très 
mobiles, et avec cela, dans leurs vêtements européens, 
l'air de valets de chambre qui auraient hier ciré vos 
bottes.'et viendraient, ce malin, d'hériter d'un gros lot. 



3aG EN SIBÉRIE 

Nous avons des compalrioles 
d'abord, un ingénieur, M. Lebrun, qui a servi la 
Russie durant trente-neuf ans, et qui, par une fierté 
admirable, n'a jamais voulu, au prix d'une pension, 
se faire naturaliser Russe. Notre pays, qu'il sert indi- 
rectement par sa noble attitude, saura-t-il, au bon 
moment, faire quelque chose pour lui, et le brave 
marchand de bois qui va devenirnotre agent commer- 
cial saura-t-il attirer sur ce vieillard l'attention de 
notre ambassadeur? 

Après M. Lebrun, il faut citer M. Monset qui fait, à 
une lieue de la ville, le commerce du bois; puis 
M. Ménard, qui, naturalisé Russe, fait de l'élevage 
dans une tle, et s'occupe très intelligemment, en ville, 
d'en écouler les produits. 

/ / septembre. — C'est jour de fête pour les. Jaunes, 
et on ne voit plus qu'eux dans la rue. Chinois nattés et 
rasés de frais, Coréens à l'air brute, Japonais, Japo- 
naises menues trottinant sur leurs socques de bois. 
Un peu en dehors de la ville, voici un champ de fête 
chinois. J'y aperçois un temple près duquel brûle un 
four dans lequel on jette des feuilles de papier oii 
sont imprimées des prières. Des pétards crépitent 
non loin de là, je ne sais pourquoi. Un théâtre en 
plein vent amuse vivement ses spectateurs, qui 
restent debout ou bien accroupis sur leurs talons. 
Enfin, une multitude de marchands forains étalent 
des chatteries que la foule énorme et désœuvrée achète 
sans relâche, 

i2-i 3 septembre. — Tous mes repas sont retenus par 
l'un ou par l'autre : jusqu'au bout, l'hospitalité russe 
semble m'étreindre. Ce sont d'abord mes compagnons 
de chemin de fer, puis M. de Traubenberg, l'homme 



BASSIN DE L'AMOUR 357 

adivostok.puis l'un, l'autre, jusqu'à 
ïicier de marine qui me fait visiter 
! : Pàmiale Azova. Bref, on e'ingénie 
me fournir des renseignements, à 
impressions, à me laisser de ces 
ibériennes un souvenir doux, Cepen- 
rmi les habitants de cette jolie ville, 
1 climat funeste, des vents terribles 
er, de son humidité, et, par-dessus 
ficuUé matérielle qu'on éprouve à y 
des appointements coloniaux? Via- 
ri franc de douane, mais tout y est 
i que tout y vient de l'étranger, et 
irs, trop peu nombreux, sont sans 
)uteille de bière coûte 1 fr. 50 à 
I bière japonaise. La maison Kunst 
bourg, qui réunit dans ses redou- 
ous les commerces imaginables, y 
;, la banque et le fret maritime, 
>uleux de la camelote allemande — 
éclare presque satisfait. Une bou- 
)gne allemande, qu'ils ont apportée 
illerhands, et pour laquelle ils n'ont 
droits d'entrée minimes, vaut au 
ilcmagne : ils la vendent ici 2 fr. 'lo, 
•este. Nos compatriotes compren- 
. intérêt à travailler dans ce pays, 
longtemps lier les mains par l'en- 
iageries maritimes, qui ne veulent 
ne annexe du Japon à Vladivostok? 
ousautres Français que l'on appelle 
tomber aux mains des Allemands 
laponais plus rusés et des Améri- 



398 E\ SIBÉRIE 

cains plus hardis, qui, non contei 
des traverses à la ligne dé Mande 
chines agricoles aux colons, vont 
de paquebots entre un port califon 
riénne du Pacifique, faisant ainsi 
compagnie japonaise Nippon- Yaui 
Vladivostok, en somme, laisse 
de ces villes qui sont charmantei 
d'oeil , mais dans lesquelles on 
intérêt. Lu moitié de sa popula 
de fonctionnaires, et si l'on veut a 
de ce qu'il y a d'incertain dans i 
suffit de considérer que les femn 
dans la proportion de 18 pour^ 1' 
domînance de la population masci 
ment qu'on ne vient paS ici pour 
un long établissement. Malgré t 
Gouvernement russe pour y attire 
ville ne sera longtemps encore, 
camp volant. On peut même a_ 
poul-suivant jusqu'au bout cette ( 
douanière qui consiste à frapper 
les nouvelles voies de pénélrâlio: 
contraire encourager, le minist 
enlever aux ports sibériens du Pa 
de douane, Vladivostok tombera i 
BOUS de ce qu'elle est aujourd'hui ' 

l. J'ai lant insisté sur. cette idée dans 
ques, que j'ai peur d'y revenir Ici iro 
dire cependant que, I^iver dernier, dei 
so m .partis pour Vladi<ostok, et que \t 
bols, Nord marilme, s'organise pour 
directes entre Tétershourg, les - porls 
d'Exlrême-OrienU la Chine et VUdivosto 
- 2. Si mes renseignemenls de 1898 son 



: DE l'amour 350 
ûleuse : que sera-ce, lorsque 
par toutes les exigences des 
„„„, rés désormais d'une concur- 
rence étrangère sinon bien dangereuse, du moins un 
peu gênante? Cependant, c'est -dans deux ou trois ans 
que cette mesure sera prise, mesure orgueilleuse, qui 
Veut à tout prix développer l'exportation lointaine d'un 
pays qui, pourtant, déjà se suftit à peine à lui-même 
dans l'intérieur de ses colossales -frontières euro- 
péennes. A Saint-Pétersbourg, on sait exactement le 
nombre des soldats écbelonnés ici depuis Nicôlskoyé 
jusqu'aux forts.' qiii dominent la rade et le goulet, 
mais, en revanche, on ignore le prix d'une livre de 
Viande,, d'un btré de pétrole, et d'une charge dp bois, 
à Vladivostok. On' favorisera sans y prendre garde 
deux, bu trois fabricants russes, au détriment de 
quinze ou vingt mille pauvres hèreà pour qui la vie 
deviendra ici presque impossible... 

Ces réflexions viennent d'être interrompues par un 
brouhaha sous ma fenêtre : information prise, ce sont 
des prisonniers chinois que l'on mène dans la rue : ils 
passent en efl'et, déguenillés, sales, leur tressé roulée 
autour dii crâne, l'air sinistre et gouailleur,' finti'e 
un piquet de soldats et la foule qui les regarde. ;0n 
vient de les capturer d'étrange façoïi. Un avocat de 
là ville, étant allé avec des amis chasser dans une lie 
voisiné une espèce de cerf dont les bois se vjendent 
fort cher en Chine, fut, durant la journée, assassiné 
dans là forfit. Ses ^mis retrouvèrent son corps, et 



^lOQ de rranchiaé est. décidée. La TraDsKalkalie sera bientût 
égalemeilt soumise à des droits de douane. Cela parait tellement 
surprenant qu'il faul supposer que les Russes y trouvent un 
Avanlage.qus nous ignorons. ' - ' . . 



360 EN &ID 

le Gouverneur informé em 
trois cents soldats battre l'tl 
les assassins, tandis qu'une 
tour pour empêcher, de leu 
fuite. Ces Iraqueurs dhomir 
jours, et leur chasse vient 
capture de cinq brigands cl 
est plein de surprises. 

i5 septembre. — En mer. 
fais route vers le Japon, à bi 
de la Flotte volontaire, le l'éle 
compagnons de voyage ne i 
ou à Chang-Hai. Ceux qui c 
l'Europe passeront à bord 
risque d'un double transbon 
la mer est verte; elle est un 
ridé de brise. Nous avons 

vertes collines qui protègent la rade de Vladivostok, 
et voici déjà qu'après vingt-quatre heures nous vec 
d'apercevoir l'Ile de Matsu-Sima: le Japon est procl 

Ainsi donc, j'ai quille la Sibérie, le pays mystéri 
dont jadis j'ai tant rêvé! J'ai quitté cette énorme t 
qui pour moi s'est désormais diversifiée, séparée 
provinces, en villes, en villages, en sites hostiles 
sympathiques, en coins aimés. J'ai quitté la Sib 
féconde, la Sibérie souriante, la Sibérie triste. Je v 
de lui donner de longs mois, d'essayer de la péné 
inlellectuellement et moralement. Je l'aimais d'avai 
d'instinct, comme j'aime les horizons tristes dt 
Russie : j'y ai maintenant trop travaillé, j'y ai ress 
trop d'émotions diverses, pour que cette sympa 
n'ait pas jeté en moi des racines profondes, et ne 



IN DE L'AMOUR 361 

! et raisoonée. Sans doute, j'ai, 
:>Ique chose de mes premiers 
)our bien connaître les défauts 
^diables de la terre aux hivers 
pas moins dans mon affection 
I retournerai, je Tespère, pour 
les questions que j'ai seulement 
pas tombé par hasard, comme 
blierai pas demain, comme on 
e de voyage. Est-ce à dire que 
r? Non certes! depuis Verkhné 
pressé pour ressentir de ces 
se tisse le regret sentimental, 
ysique, en même temps que de 
nsommeillé; j'ai besoin de sen- 
5 impressions de nature bru- 
î, enfin, après la traversée du 
our : la visite que je vais faire 
, d'ai 



'^ÎRff 



VIII 



Flânerie dé retour. 



IMPRESSIONS JAPONAISES 



Le mois fort court que j'ai passé au Japon m'a 
déridé, a détendu mon esprit en amusant mes yeux. '\ 
Ne connaissant pas un mot de la langue du pays, et .j 
ne possédant malheureusement ni le pinceau d'un î 
écrivain descriptif, ni la belle confiance d'un enquê- 
teur pressé,* je n'ai pas- la prétention d'avoir rien ^ 
découvert dans les îles Jaunes. J'y ^i certes Jenù ■ 
beaucoup de^ conversations, mais toujours en anglais, 
à moins que ce ne fût par signes : ces moyens d'in- 
vestigation sont trop insuffisants à mes yeux pour 
que j'y attache quelque importance. J'ai suivi, le 
Murraïf en main, et un guide à mes côtés, la route 
classique des touristes, et j'ai vu les temples qu'il faut 
v.oir. Mais, à quoi bon les décrire' en prose pâle-, 
lorsque Murray nous en transcrit fidèlement l'histoire 
et les dimensions, et que Pierre Loti, qui les a vus 
comme au travers d'une lunette grossissante, nous ei 
donne une description lyrique, Sentimentale, dél 
cieuse? C'est tout juste si quelques-uiîes de mes scn 
sations et de mes réflexions n'auront pas le caractèr 
du « déjà dit » : en tout cas, elles seront brèves. 



j 



: DR RETOUR 



i-midi spléndide en rade de 
re s'allonge à l'intérieur des 
resqué une déceplion à voir 
ïs de Ia_ colline où cTiàntent 
ait Madame Chrysanthème. 
I fond de la rade, cette jolie 
modestement tapie dans la 
1 des cèdres capricieux, que 
èine. 

la sirène, des sampans sont 
Dateaux plais, allongés, sur* 
e petite cabine, comme une 
gondole vénitienne; un homme les manoeuvre' au 
moyen d'une"très longue godille; il est le plus souvent 
' vêtu d'un pagne blanc, si tant estqu'on piiisse donner 
le nom ambitieux de pagne à cette mince bande de 
toile qui serpente autour de ses reins bronzés. D'qu- 
tres bateliers, plus coquets, ont revêtu leur chemise : 
elle descend à peu près jusqu'à la ceinture. Ils sont 
très' vifs et très adroits, ces bateliers, et ils sont laids, 
grand Dieu ! Voici déjà des Japonais à bord. Un mon- 
sieur à limettes, vêtu d'un kimono, et l'air fort respec- 
table, "m'accoste; je prête l'oreille poliment : horreur 1 
il me dit en russe dé très vilaines choses ! 11 est cocher, 
•^éclare-t-il avec un engageant sourire, ses jambes sont 
iccellentes, et il connaît à fond la ville. Et moi qui 
avais pris pour un fonctionnaire! 
Mè voici descendu eii ville, La traversée dans un 
impàh, secoué par le balancement de la godille, a été 
larmànte. Et quelle adresse a le batelier! Comme il 



304 EX SIB 

sait se glisser parmi les cent 
encombrent la rade et les q 
djin-rik-cha, un pousse-jjouâs 
entre tous ces drôles à der 
el m'assiègent, tirant tous, i 
gante petite brouette? En ^ 
d'anglais t je le prends et i 
ta ville. Tout m'amuse ic 
coiffure aux grandes coquf 
des femmes, puis, le kimont 
long, à manches pagode; 
poitrine, laissant libre un 
le fixe par une ceinture. Ct 
simple, est fort élégant; mi 
ne pas couvrir les jambes; s 
marche devant vous, voit-or 

ses mollets nus. Aux pieds, on porte des chaus- 
settes de coton blanc, avec le pouce détaché, cpmme 
dans une mitaine; cela permet de saisir la corde au 
moyen de laquelle on retient et manœuvre les san- 
dales plates ou les socques de bois sur lesquels on 
marche au Japon. Les hommes du peuple vont tous 
la tête nue : leurs cheveux noirs et rudes, coupés 
court, semblent s'accommoder malaisément d'une 
raie ou d'une indication quelconque donnée par le 
peigne. Les personnes bien mises semblent tenir & 
honneur de porter une coiffure; je crois, cependant, 
remarquer que le genre de chapeau ou de casquetre 
leur est indifférent : chapeau de paille, chapeau raeloi 
casquette de jockey ou de touriste, tout leur e 
bon. C'est qu'ils ne s'inquiètent pas, sans doute, o 
se protéger la tête, mais seulement de se distingu* 
de la foule : le chapeau semble, dans leur vie, ten 



e lo 
ne j 
toutes les boutiques dont elles sont bordée: 
sins sont minuscules. Ils s'ouvrent direcli 
rue, sans devanture. Le plancher en i 
deOm, 80 environ, et, comme il est couve 
on s'y assied ou bien on s'y accroupit 
soin, en entrant, de laisser ses sandale» 
l'estrade : c'est Tait en un petit inouvem 
Comme cela est commode! pas besoin de 
frotter, de cirer I tout reste propre, mal 
fréquente. Tous ces magasins sont occi 
personnages gravement assis par terre, c 
sur leurs talons. De temps à autre, un dit 
se déchausse, monte sur l'estrade : ce se 
révérences, des sourires, des bavardag 
Outre les magasins, on voit également s' 
rue des ateliers, dans lesquels, assi 
accroupis ou à genoux, des bommes 
complètement nus travaillent à mille 
patience : sculpture sur écaille ou sur ivo 
fine, laquage, etc. Des lampes à pétrole ' 
et, sans distraction, bien que l'beure soi 
travaillent. Combien gagnenl-ils, ces p 
si aisément contents de peu? A les voir 
jués, à circuler dans cette ville fourmillé 
es étrangers, nul n'a l'air de flâner, j 
véritable sentiment de plaisir ; après 1'. 
paresse du Sibérien, l'activité japonaise 
^nte. Sans doute, je m'amuse aux déta 
mais je ne puis m'empêcher de songer k 



•7^-.^ 



366 EN SIBÉRIE 

que tient en réserve un peuple où le travail -est si 
intense. Dès la première journée, je suis moins 
frappé du Japon joujou et du Japon rieur, que du 
Japon concurrept futur de l'Europe. - 

KOBÉ 

Kobé, lîne bien jolie ville aussi, entre la mer et la 
montagne, et si propre ! Après une journée de courses, 
me voici au milieu de la gare, vers six heures du 
çoir. Avec la* funeste habitude cofltraçlée en Russie, 
je suis encombré de bagage à mains, et personne ne 
s*offre à me le porter; par cette lourde chaleur de 
septembre, j'étouffe sous un gros pardessus : je suis 
perdu au milieu d'une foule japonaise qui attend le 
train de Kioto. Elle donne l'impression d'une foule 
revenant jles courses, à Auteuil. Je suis seul, avec des 
bagages, et j'ignore la langue! Un Anglais, fort à 
propos, m'empêche de monter dans le train du sud, 
d'où il descendait : instinctivement on se fait bonne 
mine entre Européens. Enfin, me voilà casé daps un 
wragon de seconde, et, faute de place, je m'assieds 
sur ma valise. 

Le wagon ressemble à l'intérieur d'un tramw^ay : il 
a des bancs latéraux qui se font face : il est d^ailleurs 
assez petit. A mon grand étonnement, le train file fort 
vite, il fait bien 65 ou 70 kilomètres à l'heure. Je 
regarde mes compagnons de voyage avec une cer- 
taine admiration. A part quelques petites femniés 
drôlettes avec leurs yeux rieurs, avec les coques noire; 
de leur coiffure, et leur grosse ceinture bouffante, j^ 
vois surtout des hommes très graves, serrés dans leu 
kimono y qui prend des airs de draperie antique, d 



jue. 

tiac 
vériië, ce sont bien des Romains au teint i 
le inasque de Cicéron; voici un vieux Cato: 
lunettes, des lunettes énormes, évidenim 
' mées d'une fouille antique. Seulement, Cici 
là tête, un panama, et Caton une casquette < 
Ils sont très beaux. 

. Après une heure de route, nous voici à 
ville énorme, de 300000 habitants, comm 
manufacturière. Dans mon wagon, tout le 
lève, et beaucoup s'en vont. Voici donc enl 
de place : pas beaucoup certes, mais d 
chacun de nous peut maintenant s'asseoir. 
longuement le va-et-vient de la gare. Bient( 
part et je me retourne... Dieul qu'aperçois 
la longue banquette d'en face, au lieu d< 
nues de mes Romains qui y pendaient tout 
je ne vois plus que des paires de sanda 
_ socques à hauts talons! Qu'est-il donc a 
sont les tibias?... Hélas! mes Romains, éti 
gués de tant de dignité: lorsqu'ils ont eu i 
place, la nature a repris ses droits : crac ! leu 
nues sont remontées sur la banquette, et v( 
tenant tout ce monde accroupi en taillei 
.ccroupis, tous, enfants, mousmés, mama 
lapas bronzés, Caton et Cicéron I Au b( 
econde, je trouve cela irrésistiblement di 
lignite perdue brusquement, cette fausse a 
Romains, et j'en ris intérieurement de tout n: 
En face de moi, une petite lîlle et un pel 



.îT^wsi 



368 EN SIBÉRIE 

se sont endormis à genoux sur la banquette, la tête 
appuyée au rebord de la fenêtre ; la petite fille a 
une grande ceinture de dame et les cheveux collés 
en coques monumentales ; son petit frère est en sol- 
dat! Au bout d'un quart d'heure, leur maman a imité 
leur exemple : elle a tourné le dos au public et s*est 
endormie appuyée contre la fenêtre; puis une autre 
femme a été gagnée par la contagion, puis une autre 
encore, puis toutes s'assoupissent dans la même posi- 
tion enfantine... Un peu plus loin, deux jeunes gens, 
leurs jambes nues ramenées sous eux, causent, et, 
c'est sans doute très drôle, leur conversation, car ils 
rient sans cesse, et gesticulent, et se trémoussent... 
Au bout de quelque temps, un voyageur s'est levé, a 
chaussé ses socques, et, bruyamment, a: gagné le 
petit réduit mystérieux ménagé au fond du wagon; 
l'idée a été tout de suite trouvée excellente ; et main- 
tenant, on y va à tour de rôle, là-bas, au bout du 
wagon-tramway. Une petite mousmé, qtii est sans 
doute embarrassée, revient pour demander l'aide de 
sa maman. Un peu après, l'un des deux jeunes gens 
demande quelque chose à son ami, et celui-ci tire de 
cette manche qui sert de poche au kimono ^ le rouleau 
de papier dont les Japonais ne savent point se priver... 
Tout se passe en famille, positivement, sans gêne 
aucune, et tout cela paraît fort drôle à tout ce petit 
monde. 

Voici enfin Kioto, une petite gare et beaucoup (^3 
monde : un rik-cha enlève mes bagages, et je le si 3 
dans une autre voiture. Nous voilà partis au pci t 
trot allongé des coureurs, et cette course en pleh 5 
nuit à travers la ville sainte est délicieuse. Certes, 5 
tramway électrique gâte un peu la couleur loca? ; 



RETOUR 369 

: de rues élroites pour 

des ruelles pour mieux 
laisonneltes frCles, inter- 
. en papier huilé y sont 
î de choses sont tracées 
e grimoire japonais, que 
ndre, m'inquièle un peu ; 
ant, comment l'écriture 
passe peu à peu, chez les 
ive, avec des lettres liées 
la rapidité. Je n'ai jamais 
tant, cesser de dessiner, 
aïs pressé griffonne. 
la foule. C'est une foule 
ine foule en chaussettes, 
s ou ses socques, et qui 
n découvrant des mollets 
Qces nous croisent, trot- 
ujours, de voir passer on 

plus sombres, les gens 
ntemes, et, par derrière, 
:, sinon leurs mollets nus 
est très bouffon, en vérité, 
I, et ce langage des tibias 
s ou pressés!... Toujours 

des recoins sombres, où 
lou! haouî qui font ranger 
i longtemps, puis tout à 
;triques : nous sommes à 
le une grande chambre 

d'une natte moelleuse : 
bérîenne, je m'y étendrais 

Si 



Un marché se trouve 

m'y arrête. Il est consti 

d'une claire-voic en ban 

cuits, vivants, morts, sal 

plus divers et les moini 

légumes, des dizaines d 

cela bien soigneusemeni 

vois que le bambou, ici, 

pèle pour en tresser V6c 

faire des nattes; on en I 

des chevaux de frise, de 

des manches à balai... 
Voici la pluie : dans 
I grands et petits, sont ju 

! de dix centimètres; on entend incessamment ce bruit 

, do sabots trotte-menu, et l'on voit les corps penchés 

I" en avant se déhancher à chaque pas pour traîner l'in- 

t commode chaussure. Puis, les parapluies s'ouvrent, 

I des parapluies en papier, grands, rigides, clairs, 

i multicolores, semblables, de loin, à de gigantesques 

^. immortelles. 

^ Le guide m'a proposé hier de commander des dan- 

^ seuses; j'ai consenti. Nous entrons, ce soir, dans une 

f maison de thé : on me fait enlever mes bottines, et, 

par des escaliers très propres, très secs, très frêles, 
qui craquent sous mon poids, on me conduit à uni 
^ grande salle, où il me faut m'accroupir en lailleui 

t ou m'allonger en odalisque. Autour de la salh 

iç brûlent clans de grands flambeaux posés à même h 

f_ sol, des bougies de cire. On nous sert du' thé dan' 



d72 EN SIBÉRIE 

est debout; en face d'elle, la maîtresse est accroupie 
sur le plancher : les camarades font cercle. La maî- 
tresse détaille* les gestes de la scène qu'elle veut 
mimer, et, de son mieux, la petite élève reproduit ces 
gestes compliqués. La maîtresse a trente ans, peut- 
être, c'est-à-dire qu'en ce pays, elle est vieille et déjà 
fanée; mais son talent est admirable; je n'ai jamais 
vu mimer avec tant d'art, avec des gestes si sobres 
et si justej5, et des mouvements d'yeux si discrets, la 
jouissance d'aimer. 

Toutes ces petites Japonaises, parmi lesquelles je 
reconnais mes danseuses d'hier (c'étaient donc, excu- 
sez du peu! des élèves du Conservatoire!) qui me 
font des signes, toutes ces enfatits s'amusent de voir 
l'étranger, et Sourient. Quelques-unes sont char- 
niantes, mais vraiment charmantes. Elles le savent, 
m alheureusement. 

Parles rues, on voit, dans l'après-midi surtout dans 
certains quartiers, pulluler les petits enfants. Les 
tout petits sont horribles, avec leur crâne rasé sur le 
front et sur la nuque. Mais, ceux qui marchent déjà 
seuls sont impayables, avec leur mine sérieuse^ et la 
tranquillité avec laquelle ils portent, attaché sur leur 
dos, leur petit frère ou leur petite sœur, à peine plus 
mignons qu'eux-mêmes.*Un gamin, ainsi affublé d'un 
précieux petit frère endormi sur son dos, s'est accroupi 
sur SQs talons, en pleine rue, et joue aux billes, sans 
plus penser au bébé gênant dont la tête ballotte.... 

Pour gagner Yokohama, j'ai, pris un billet de prc 
mière classe : je m'y attendais, cette classe est inGni 
ment moias intéressante que la. deuxième. Longtemp 



374 EN SIBÉRIE 

végétales, sucrées ou salées, frar 
à mon goût. 

Le paysage est fort joli. App 
Sibérie, je ne sais rien de plus 
réjouissant pour l'œil que l'aspect des champs cul- 
tivés entre lesquels notre train circule maintenant. 
Où que l'on passe, soit par la plaine oii s'étale le lit 
d'un large fleuve à sec en ce moment; soit au bord de 
la mer qui ntonte au loin, à l'horizon, toute bleue et 
poinlillée de barques noires; soit entre les' défilés des 
montagnes que, de temps à autre, perce un tunnel; 
soit enfin au pied des falaises sablonneuses, — par- 
tout, dans tous les coins, la terre est cultivée avec le 
soin qu'on donne chez nous à un jardin potager. Beau- 
coup de rizières, avec leurs bords surélevés pour con- 
tenir l'eau; pas un pouce de terrain n'est perdu : sur 
les pentes les plus ingrates, on a rapporté de la terre, 
et on la soutient par des terrasses. Comment ne pas 
admirer la continuité de travail, l'oi-dre et la volonté 
fixe de ce peuple qu'on nomme le Japon rieurî Quelle 
différence, à quelques centaines de milles, avec la 
Sibérie apathique, endormie dans ses vastes plaines! 
Et, si réellement l'Empire russe doit longtemps pro- 
téger l'Europe contre l'invasion jaune, comment i 
pas ressentir un frisson, en constatant la supériori 
de ce peuple de singes sur les populations de l'énorn 
Russie d'Asie? 

ÏOKOH.VMA ET TOKIO 

Yokohama est une grande et belle ville, qui po 
sède une magnifique concession européenne : elle se 
de port à Tokio, la capitale adminisirative du Japoi 



WEHIE DE nETODR 375 

ringt minutes par chemin de fer. 
); elle contient des coins merveil- 
emplis de meubles et de bibelots 
rcs aux arbres gigantesques, des 

mais tout cela, depuis les sanc- 
squ'au monstrueux Yochiwara, a 
; Loti. avec celte précision fleurie, 
iavante qui lui permetlcnt de tout 
éter personne. Cependant, à côté 
;;rés et des marchés liumains, il 
urieux encore. 

le, le musée de la guerre : il est 
ingé : il s'y étale, avec une naïveté 
sil de la jeune victoire. Près de là, 

: des étoffes et quelques vases de 
livent mon attention, et, tout à 
lies d'un pinceau noir représentant 
ravent de soie, me font éprouver 
;quevous cause l'art souverain... 

usa contient une sorte de vaste 
parc clairsemé, oii s'étale une grande foire perma- 
nente installée parmi les temples. C'est un des coins 
les plus curieux de Tokio. Les dévots japonais circu- 
t dans les temples, faisant leurs prières, leurs gestes 
ux, frottant l'épaule ou le nez d'une statue de dieu 
bois, et se frottant ensuite la partie correspondante 
corps. Ils ne s'inquiètent pas de la fête qui bour- 
me autour d'eux, et les gens qui s'amusent ne sont 
:re, eux non plus, troublés par la vue des temples, 
a là des marchands forains de toute espèce qui 
dent mille bibelots dont je renonce à comprendre 
lature ou l'emploi. Une gallé tranquille, un calme 



376 EN ! 

parfait de désœuvrement 
où je vois des milliers d'e 
merveilles étalées. 

Je suis entré dans une 
les premières places coûte 

entre autres, un enfant qui promet : il est équilibristç 
sur fil de fer, et je le trouve de première force, tl y a 
quelques bancs à l'usage du public, mais surtout des 
nattes où l'on peut s'accroupir. Devant moi, précisé? 
ment,un monsieur en casquette de §oîe grise et en 
sandales est assis eti tailleur. Il est très grave, très 
laid, et porte des lunettes. Tout à coup, il tire de, sa 
manche gauche l'inévitable rouleau de papier de soie, 
en détache une feuille, s'y mouche soigneusement, la 
plie en huit, et la remet paisiblement dans sa manche.' 
Puis, du même réduit, il extrait un thermomètre, il 
le secoue, l'examine, le place avec soin sous soa 
aisselle, et, tranquillement, tandis que s'inscrit sa 
température, il se remet à considérer le spectacle..,.. 



Tous les jours s'écoulent ainsi, en groménades 
lentes et' curieuses par les rués et dans les boutiques^ 
maintenant que j'ai achevé le tour de ce qu'il faut! 
voir dans la ville. 11 y a trop d'étrangers à TokÎQ pour 
que nous y attirions beaucoup l'attention, et i\ rie me 
semble pas que, même «Jans lés quartiers populeux^ 
on m'injurie autant qu'on le faisait récemnlent dans 
les vjllages de la côte. Chose curieuse, yenu 
pour mé détendre l'esprit, avec la ferme in( 
ne'm'y appliquer à rienj sinon à regarder 
choses et des choses curieuses, je ipe sens 



I ,■ 

I 



384 TABLE DES M 

VII 
Ls faaasin do ] 

Tchila. — En radeau. — Le lit 
rovsk. — Vladiïostoh 



Fllnerle da 

Impressions japonaises 

Im)EX ALFHABÉtIQUE., 



' COblcIiiIlaierd. - 



i 



Sé.inipii1 



Armand COLIN et C'^, Éditeurs, 5, rue de Mézières, Paris. 

Au Pays rUSSeï par m. Jules Legras. 1 vol. in-18 
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Ouri'fitfc couronné par V Académie frantai.se 
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L Islam, impressions et éludes, par M. le comte IIenuy 
DR Castriks. 1 vol. in-18 Jésus, broché .^ 4 » 

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Sur les routes d'Asie, par m. Gaston Deschamps. 
1 vol. in-18 Jésus, broché 3 50 

Choses d'Amérique, par m. max leclerc. i vol.- 

in-18 Jésus, broché ' 3 50 

Oiiirar/e couronné par r Académie françai.sc (Pri.r Mnntfjon) 
Pari«. — In, p. Ileiiimerlé et C''", t, 4, c! -4 Ijis. rue de DaiiiicUe. 



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